Chapitres pour les Oblats 1873-1899

      

Les petites mortifications au lieu des grandes

Chapitre du 24 février 1897

“Afin que la santé de notre corps lui‑même puisse profiter du bienfait de l’obéissance, personne ne pourra prendre aucune nourriture ni aucun breuvage en dehors des repas, sans permission” (Const., Art. VI:10; p. 20).

C'est un assujettissement qui porte avec lui sa mortification. La vie religieuse est une vie de mortification. Elle est mortifiée, ou par de grands actes de pénitence, ou par une succession de petits actes. C'est ce qu'on peut appeler la pénitence émiettée, partagée par tout petits morceaux. Il est certain que les ordres religieux pénitents ont un moyen de sanctification que nous n'avons pas. Le jeûne des Chartreux, des Trappistes, des Capucins est pour beaucoup dans la sanctification personnelle de chacun d'eux. Il y a là un grand et puissant moyen de devenir saint. La vie des saints nous montre assez combien c'est une ressource puissante. Nous n'avons pas ce genre de mortification; il serait du reste incompatible avec nos occupations: la prédication, le professorat, le travail pénible.

Ces grandes mortifications sont remplacées chez nous par une multitude de petits actes qui nous coûtent à accomplir, et que nous devons accomplir. Ces actes, c'est l'acceptation continuelle de la volonté de Dieu, c'est la perfection à faire chacun de nos actes, c'est de recevoir avec paix et douceur d'esprit toute peine et mortification qui se rencontre, c'est de bénir chaque petite ou même chaque grande peine, chaque grande gêne qui nous survient. Il faut dire que l'on retire de grands avantages de cette mortification continuelle. L'âme qui s'habitue à cette pratique en devient plus solide et résistante. Elle est à l'abri des écarts de l'imagination et des sens, des séductions de la chair et du monde. Ordinairement après ces grandes et retentissantes mortifications, le diable revient avec sept autres esprits plus méchants que lui, et le nouvel état de l'âme devient pire que le premier. Il faut donc encore bien plus prendre garde, après ces mortifications, qu'on ne le faisait avant. Je vous dis cela, mes amis, pour les âmes qui vous seront confiées plus tard.

Il est beaucoup plus facile et plus sûr de conduire les âmes dans la bonne voie, par cette suite de mortifications, petites et continuelles, que par de grandes austérités. Nous en avons un exemple frappant dans l'histoire de la Visitation. Pendant la grande Révolution, c'est à la Visitation qu'il y eut le moins de défections et d'apostasies. Tout le monde, ou à peu près, eut la force et l'héroïsme de rester fidèle à ses vœux. D'où leur venait cette force que n'avaient point les membres d'ordres bien plus austères? Prenez un aimant, chargez‑le de petits morceaux de fer, ajoutez-en doucement un ou deux chaque jour, vous arriverez à faire supporter à l'aimant un poids considérable, qu'il n'aurait jamais pu supporter si vous l'aviez chargé tout d'un coup. Il faut bien entrer dans cette voie; c'est une voie sérieuse, mes amis. Tâchez de mettre à profit tout ce qui se rencontre. Saint François de Sales ne dit‑il pas qu'en chacune de nos actions, il faut accepter la peine et mortification qui s'y rencontreront. Sans doute au commencement de sa vie religieuse, on ne peut pas faire attention à tout, mais peu à peu on s'y habitue, on recueille tout, on profite de tout. Entrons dans cette voie. Avec cela on devient fort. Les autres moyens peuvent être dangereux, surtout actuellement, avec la faiblesse de la volonté et la faiblesse de la foi aussi.

Conclusion: quand nous sentons que nous avons réellement besoin de quelque chose, demandons la permission au supérieur. Nous sommes bien enrhumés. Un peu de lait, de café, nous serait utile, demandons-le simplement;  cet assujettissement de le demander nous vaudra mieux que la mortification de nous en priver de nous-mêmes avec l'exercice de notre volonté propre.

“On n'entrera pas dans la cellule d'un autre sans permission. On n’ouvrira jamais sans avoir frappé et entendu la réponse. La porte de la cellule restera ouverte tout le temps qu’on y restera deux ensemble” (Const., Art. VI:11; p. 20).

Quand on a besoin de communiquer ensemble, il faut toujours demander la permission. C'est assujettissant, mais tant mieux!

“Personne n'introduira qui que ce soit du dehors dans sa cellule sans permission expresse du Supérieur” (Const., Art. VI:12; p. 20).

Vous avez quelqu'un à recevoir, faites entrer au parloir. Si vous êtes obligé de recevoir dans votre chambre, demandez la permission.

“Avant de publier toute espèce de livres ou d'écrits, les membres sont tenus de demander non seulement la permission du Supérieur Général, mais aussi l’approbation de l’ordinaire du lieu où se fait l’impression” (Const., Art. VI:13; p. 21)

Il s'agit, d'après l'interprétation canonique, de l'Ordinaire du lieu où le livre est imprimé ou publié. Un religieux, habitant Troyes, mais qui fait imprimer et publie ailleurs son travail, n'a pas à recourir canoniquement à l'évêque de Troyes.

A propos d'impression, je recommande à tous nos Pères les Annales. Dans toutes les Congrégations, chacun soutient ce qui s'y fait, ce que l'on écrit ou publie. Nous, nous devons faire de même; et cela avec d'autant plus de confiance que tout ce qui a été publié jusqu'à présent par la Congrégation, mérite grandement d'être estimé et propagé. Il faut que nous ne fassions qu'un corps et qu'une âme. Ne faire qu'un cœur, c'est plus difficile, chacun voyant les choses à sa manière. Aussi ne faut‑il pas regarder les choses de la communauté avec ses yeux, mais avec sa conscience. Cela demande quelquefois le sacrifice de son appréciation personnelle. Mais alors on fait un acte d'obéissance, de soumission à Dieu à qui nous avons fait la promesse d'obéir.

Hier, je parlais avec M. le chanoine Tissut de beaucoup de choses. Dans ce qu'il dit et ce qu'il fait, il a ses manières de voir, qu'il cherche même volontiers à faire prévaloir quand il peut. Mais j'ai bien remarqué, quand il s'agit de questions d'intérêt général, il n'est plus question de son intérêt ou de sa préférence personnelle. Il se tiendra bien à sa place; il présentera bien simplement les choses dans l'intérêt de tout le monde et non plus dans le sien. Et c'est une remarque que j'ai faite chez tous les hommes de valeur que j'ai rencontrés. Le petit moi se cache et disparaît toujours devant l'intérêt général. Agir ainsi, c'est faire preuve de capacité. Il ne faut pas que nous soyons petits, mesquins, ne voyant que nous‑mêmes. Que nous aimions ce que nous faisons, c'est naturel. Autrement que serait notre vie? Mais si en face de l'intérêt général, nous mettons notre petit moi de côté, nous faisons acte de capacité. Il faut faire la part de chaque chose. Or la communauté vaut mieux que nous; l'intérêt , l'honneur de la Congrégation passe avant le nôtre. Ne soyons pas de petits hommes; soyons des hommes complets.

Je vous recommande donc les Annales. Elles sont bien faites; la preuve, c'est qu'on les lit. Ordinairement, ces sortes de publications ne se lisent pas trop. Elles arrivent avec la poste et on les laisse dans quelque coin. Or le P. de Mayerhoffen reçoit des félicitations, des encouragements de tous côtés. Puis, à l'occasion, quand nous le pouvons, tâchons de procurer des abonnements. Il faut que les Annales puissent couvrir leurs frais. Nous ferons ainsi quelque bien. Journellement, dans les visites que je reçois, je vois bien que les Annales sont appréciées. Soutenons‑les donc. Si nous avons quelque valeur intellectuelle, si nous avons de la volonté, nous ferons cela.

“Les Frères Coadjuteurs se précautionneront contre la tentation de passer à un autre rang, sachant que la part que le Seigneur leur a faite dans sa dilection, est souvent préférable à celle qu’il a faite aux autres religieux” (Const., Art.6:14; p. 21).

La question des Frères n'est malheureusement pas une question bien encombrante pour nous. Autrefois c'était facile de recruter des Frères; maintenant cela devient très difficile. Les Frères laïcs n'ont pas toujours existé dans les couvents et monastères. Au XIe ou au XIIe siècles on fut obligé d'établir une ligne de démarcation entre les Frères de chœur et les Frères laïcs, parce que tous les grands personnages, tous les hommes de haute naissance qui entraient en religion voulaient être employés exclusivement aux offices les plus rabaissés, pour avoir le mérite de l'humilité. Et comme ces demandes se répétaient sans cesse, on fut obligé d'organiser les deux rangs. Maintenant ce qui fait la grande difficulté d'avoir des Frères, et de bons Frères, c'est le défaut de foi. On a de bons garçons sans doute, chez qui la pensée dominante n'est pas toujours assez surnaturelle. Or cela ne suffit pas.

Il est à remarquer que tout ce qu'une Congrégation a de très bon ou de très mauvais, ce sont les Frères de cette Congrégation. Dans les contrées qui sont encore catholiques, on pourrait peut‑être en trouver. L'organisation nous manque sous ce rapport. Il y aurait peut- être de gros sacrifices d'argent à faire pour des établissements spéciaux, et nous n'avons pas beaucoup d'argent à sacrifier. Nous sommes obligés d'ajourner à plus tard tout projet de ce genre. Le jour où nous aurons des Frères en quantité suffisante pour en mettre dans nos collèges, dans toutes nos maisons, on y gagnerait beaucoup certainement, et sous tous les rapports. Les Pères de Picpus ont cela. Ils ont des Frères jardiniers, maçons, forgerons. La maison des Dames des Sacrés‑Coeurs de Troyes a été tout entière construite par des Frères. Que chacun de nous vive bien dans ces pensées: prendre toujours les intérêts de la communauté, être tous bien solidaires les uns des autres. Avec cela on est fort pour faire du bien aux autres et à soi‑même.