Chapitres pour les Oblats 1873-1899

      

Comment vivre le voeu de la pauvreté

Chapitre du 20 janvier 1897

Il y a une excellente manière de pratiquer le vœu de pauvreté, c'est d'agréer les maladies, les privations, les souffrances qui nous viennent de la vie de communauté. La vie commune est pénible par elle‑même; et c'est la pratique la plus réelle de la pauvreté religieuse. Il faut bien en profiter. On serait chez soi, dans son presbytère, on aurait la liberté, sans doute. Mais il faut reconnaître qu'on manquerait cependant de beaucoup de choses encore. A l'heure qu'il est, dans les pays qui ne sont plus chrétiens, le curé, s'il n'a pas de patrimoine, n'a guère de ressources. Il ne mange pas toujours ce qu'il veut, mais ce qu'il peut. Avec sa très modeste allocation, il lui faut payer la servante, les frais de la nourriture, du vêtement, de tout le ménage. Un curé me disait dernièrement: “Il ne m'est pas possible de manger de la viande à tous les repas. Le vin, il faut en user sobrement, très sobrement, car il coûte cher, et on n'a pas d'argent”.

Il est certain que la vie des curés de campagne est une des plus pauvres qui existe. C'est un genre de pauvreté particulière, bien méritoire sans doute, qu'ils peuvent offrir au bon Dieu et dont ils seront amplement récompensés. Et cependant les pauvres curés n'ont pas le mérite du vœu de pauvreté des religieux, qui élève chacun des actes de cette vertu, on peut le dire, à l'efficacité d'un sacramental. C'est comme une prière, une pratique indulgenciée qui porte sa grâce avec elle.

Il va sans dire que l'âme qui a compris la pauvreté est une âme aimée de Dieu, privilégiée, gratifiée d'un grand don de Dieu. Voyez les bons, les saints prêtres qui pratiquent ainsi la pauvreté, quelles merveilles ils font dans leur paroisse! Eh bien, il en est de même pour les religieux qui s'affectionnent à la pauvreté. Ils font des merveilles autour d'eux. Le grand modèle de l'amour de Dieu, c'est saint François d'Assise. A quoi dut-il son éminente charité? A son amour pour la pauvreté. Aimons donc aussi la pauvreté dans tout ce qui nous entoure, dans notre mobilier, notre vêtement, notre nourriture. Dans nos collèges, on est obligé d'avoir quelque chose d'extérieurement moins pauvre à cause des élèves et des parents avec qui nous sommes en rapport, et qui ne comprendraient point la raison d'une trop grande pauvreté. Mais dans notre vie personnelle, acceptons généreusement tout ce qui sent la pauvreté et tout ce qui en est le résultat, les malaises, les peines qui nous viennent de la vie commune. Cela coûte, mais c'est méritoire.

“L'Oblat de saint François de Sales n'aura à son usage quoi que ce soit à l'insu du Supérieur et sans sa permission, et il devra être prêt à l’abandonner et à le donner à un autre, sur un simple signe du Supérieur” (Const., Art. V:3; p. 14).

Ce chapitre de la pauvreté est très explicite; il entre dans de grands détails, parce qu'à Rome on tient beaucoup à la pratique exacte du vœu de pauvreté. C'est la pauvreté qui est la gardienne de la vie religieuse.

“L'Oblat de saint François de Sales n'usera pas des choses comme lui appartenant, mais il s’en servira comme de choses appartenant à Dieu. Il ne pourra rien donner, ni recevoir, ni prêter, ni échanger, ni demander sans la permission du Supérieur” (Const., Art. V:3; p. 14).

Il faut bien observer cela: c'est la pratique même du vœu de pauvreté. Les actes mentionnés là: donner, recevoir, prêter, etc.  sont précisément les actes de propriétaires, et nous ne devons en faire aucun de nous-mêmes puisque nous sommes pauvres et ne sommes propriétaires de rien. Tout cela est un grand assujettissement: demander des permissions à tout propos. Rappelons‑nous que tout ce que nous faisons à l'encontre de notre nature, à l'encontre de nos goûts, nous rapproche de Dieu. Le renoncement, le sacrifice, c'est la base de toute sanctification et de toute perfection, et aussi de toute réussite.

“[L’Oblat] prendra bien soin que rien ne se perde ni ne se gâte de ce qui lui est confié” (Const., Art. V:5; p. 15)

Il faut avoir grand soin de ses vêtements, de son petit mobilier. Il faut tenir tout en ordre et très propre dans sa cellule. Il faut traiter chaque chose à notre usage comme appartenant à Dieu, et pour cela il faut que dans nos communions, à la sainte messe, nous demandions au bon Dieu la grâce de l'esprit de pauvreté. Ces choses‑là ne sont pas des choses de simple résolution; on y pense un jour, très peu le lendemain, et le troisième jour pas du tout. C'est par la prière, et la prière répétée, que nous apprendrons à comprendre et à pratiquer la pauvreté

Ce qui m'avait le plus touché à la Visitation de Troyes quand j'y arrivai, c'était la pauvreté du monastère, des cellules, de la nourriture et des vêtements des Sœurs. La pauvreté exigeait qu'on ne se chauffât pas. Il n'y avait pas de feu dans les cellules, il n'y avait qu'un peu de feu dans la salle commune pour tout le monde. Le résultat de cet esprit de pauvreté, c'est une vie intérieure intense et qui met en communication incessante avec Dieu, qui fait qu'on reçoit beaucoup de Dieu. Dans un collège, au milieu des élèves et des parents, on ne peut pas sans doute mener une vie extérieure de pauvreté, comme on la mène à la Visitation, mais il faut au moins que dans les choses qui nous sont signalées par les Constitutions nous trouvions moyen de profiter de la pratique de la pauvreté. Notre‑Seigneur a dit: “Heureux ceux qui ont une âme de pauvre car le Royaume des Cieux est à eux” (Mt 5:3). Par ces mots “le Royaume des Cieux”  Notre‑Seigneur ne veut pas désigner seulement le ciel, mais le royaume de Dieu dès ce monde.

Saint François de Sales, tout en étant évêque, pratiquait très sérieusement la pauvreté. Sainte Jeanne de Chantal lui avait fait elle-même une soutane. L'année suivante, elle lui en envoie une autre. Mais saint François de Sales ne voulut pas l'accepter: “Ma fille”, lui dit‑il, “je n'ai pas l'habitude d'user une soutane par an.  Et la pauvreté que je dois prêcher?...”.  C'est une belle chose, mes amis, que l'amour des choses pauvres, simples, modestes. Cela donne tout de suite la note intime d'une âme; cela montre qu'on n'est pas du monde, que l'on n'a pas attaché son cœur aux choses d'ici‑bas.

Ayons une grande sollicitude pour tous les biens de la communauté, mais surtout pour ce qui nous a été spécialement confié. Faisons‑le en esprit de pauvreté et par amour pour Dieu et pour les choses de Dieu. Il faut que le propre des Oblats soit de pratiquer, avec le plus grand soin, ces petites vertus cachées qui sont si agréables à Dieu et aussi à ceux qui nous entourent.

" [L’Oblat] aimera à ressentir les effets de la pauvreté dans tout ce qu’on lui assigne pour son usage, son petit mobilier, ses vêtements, son lit, sa cellule, surtout lorsqu’on lui donne ce qu’il a de moins beau et de moins bon” (Const., Art. V:6; p. 15))

Je crois que cette dernière pratique de la pauvreté religieuse n'est pas encore tout à fait entrée dans nos mœurs. Elle répugne un peu à notre tempérament, semble‑t‑il. Un de nos Pères me disait: “Oui, cela est excellent à la Visitation, mais pour nous?” Eh bien pour nous, si nous pouvions nous mettre à pratiquer très bien tous ces petits points, ce ne serait pas mal du tout! Accepter une privation pour le bon Dieu, cela donne le bon Dieu à l'âme, cela dégourdit, cela donne du nerf. On a ce qu'il faut pour répondre vaillamment à la volonté de Dieu. Que chacun prenne donc une petite résolution à ce sujet. Il ne faut pas laisser perdre ces milliers de petites occasions de faire des pratiques tout le long du jour. C'est de la bonne monnaie, qui a sa valeur, qu'il ne faut pas laisser tomber à terre; mais il faut la ramasser avec soin. Il est besoin à cet effet d'un certain petit courage. Mais en agissant ainsi, on devient vite capable de quelque chose.

"Et afin que rien chez nous ne blesse tant soit peu l'esprit de pauvreté, les cellules des maisons conventuelles ne seront point fermées à clé, on n’aura pas de meubles fermés sans permission” (Const., Art. V:7; p.15-16) 

Chaque religieux ne peut avoir dans sa cellule de meuble fermé à clé dans les maisons conventuelles. Dans les maisons qui ne sont point organisées conventuellement, au moins dans les parties de ces maisons où les domestiques, les élèves, ceux qui vont et viennent dans la maison, peuvent pénétrer facilement, on peut être plus facile à donner la permission, ou bien à tolérer les meubles fermant à clé. Autrefois, on connaissait la délicatesse et la probité. Aujourd'hui, cela devient moins commun. Je me rappelle un vieil adage du Droit Canon: “Qu’on ne tienne aucun pour mauvais à moins d’en fournir la preuve” - [“Nemo praesumitur malus, nisi probetur”]. Cet adage trouve maintenant de moins en moins son application. Sans doute il ne faut point juger témérairement des gens. Mais il faut en général être extrêmement prudent, avec les gens que l'on ne connaît pas.

A ce propos, j'ai une recommandation expresse à vous faire, recommandation de simple convenance et de politesse à l'égard de ceux qui nous entourent, ou qui sont en rapport avec nous. Nous avons actuellement des difficultés pénibles à ce propos. Je ne veux pas citer de noms propres de personnes, ni d'endroit. Mais nous avons de bon religieux qui vraiment manquent un peu d'égards, de convenance, de politesse même envers les étrangers, les femmes, les religieuses. Il ne faut en particulier jamais s'amuser à faire des plaisanteries ni avec les femmes, ni avec les Sœurs. Ayons toujours un grand respect pour tout le monde. A l'heure qu'il est, la foi n'est pas grande dans le monde. On n'a plus pour le prêtre le respect d'autrefois. Il faut alors que le religieux paie de sa personne pour arriver à inspirer ce respect si nécessaire. Il faut que par sa tenue, ses paroles, ses manières d'agir, il s'impose et s'attire l'estime de tous. Donc, dans nos rapports avec les gens du monde, les ouvriers, les domestiques, il faut éviter tout ce qui peut blesser, parce que, si on n'a pas d'égards pour eux, si on ne prend aucune précaution, ils ont bientôt fait de devenir haineux et méchants. Voyez l'histoire arrivée à Morangis au pauvre P. Perrot, qui pourtant a toujours été bien bon et bien paternel avec tous les domestiques qui ont eu affaire à lui.  Ayons donc beaucoup de prudence, mais aussi d'égards et de respect pour les gens avec qui nous sommes en rapport, et on nous respectera nous‑mêmes.

Soyons polis et bons, mais non flatteurs et obséquieux. Je n'aime pas à citer des noms. Mais voilà le P. Rollin qui, à Rome, a attiré beaucoup de considération, des ressources aussi, à la Congrégation. Pourquoi cela? Parce que d'abord il est bon religieux, et ensuite parce qu'il est toujours extrêmement poli et convenable. Toutes les personnes mises en rapport avec lui sont disposées favorablement dès le premier abord. Dans tous ses rapports avec les personnes du monde, les ecclésiastiques, les prélats de la cour de Rome, quelles qu’elles soient, il ne fera pas de bassesse, de compliments exagérés. Il n'est pas obséquieux, mais digne. Il respecte chaque personne et il apprécie le bien qu'il voit en elle. Qu'on ne dise pas que les Oblats sont malhonnêtes et mal élevés. Prenons‑y garde.

Encore un petit mot sur la fête de saint François de Sales, que nous allons célébrer. Il ne faut pas nous étonner si autour de sa fête, nous avons un peu, les uns ou les autres, la tête à l'envers. C'est une remarque de vieille expérience. À l'époque de sa fête, les tentations de découragement, les luttes, les épreuves de toute espèce sont plus nombreuses qu'à l'ordinaire. Je m'en suis souvent plaint à lui; mais cela n'y change rien. Mais je me suis un peu réconcilié avec lui, depuis que j'ai vu le curé de Notre-Dame de Brébières. Il me disait: “Voulez‑vous des peines, des épreuves de toute espèce, pour gagner le paradis? Mettez‑vous à entreprendre quelque chose pour la sainte Vierge. Vous êtes sûr de vous attirer des ennuis et des misères de toutes sortes”. Je crois que saint François de Sales est un peu comme la sainte Vierge . Je ne serais pas trop étonné si trois ou quatre d'entre vous avaient ces jours‑ci la tête ou le cœur à l'envers. Gare aux maîtres d'études, aux préfets de discipline qui en auront par‑dessus les épaules! C'est vrai, et cela se réalise sur toute la ligne, chez les élèves, comme chez les religieux. Il ne faudra pas nous fâcher trop si saint François de Sales nous envoie cela. C'est qu'il nous le croira utile. Et il nous le revaudra.