Chapitres pour les Oblats 1873-1899

      

L’esprit et la pratique de la pauvreté

Chapitre du 18 novembre 1896

"Les Pères porteront l'habit ecclésiastique complet, la soutane et la ceinture; les Frères, l’habit ecclésiastique de voyage, la redingote avec autres vêtements de couleur noire qui les distingueront des laïques sans permettre de les confondre avec les Pères, ou d’autres ecclésiastiques” (Const., Art. 1; p. 2-3).

En ce qui concerne le rabat que nous avons porté jusqu'à maintenant, je laisse bien libre. Si nous avons conservé l'usage du rabat, c'était pour ne pas nous séparer trop ostensiblement du clergé au milieu duquel nous vivons. On peut donc continuer de porter encore le rabat là où c'est plus agréable aux ecclésiastiques de nous voir en rabat. Là où c'est indifférent qu'on ne le porte pas, puisque la Constitution mentionne le col romain. Je ne regarde pas du tout le rabat comme essentiel à notre costume. Comprenez bien ce que je veux dire. Il ne faut pas que nous ayons l'air de nous poser comme des étrangers au milieu des ecclésiastiques du diocèse où nous vivons, et de nous séparer d'eux par le costume. À Mâcon, le port du rabat est indifférent, à Paris aussi, je crois. Ici, je ne sais pas. Il est certain que tôt ou tard l'habitude du rabat tombera, et nous nous rapprocherons ainsi davantage des coutumes de Rome. C'est dans notre esprit de ne pas nous singulariser, d'être comme ceux avec qui nous vivons.

À propos de soutane, il faut que nous nous montrions bien religieux. Que notre vêtement soit propre, c'est l'essentiel. Si quelquefois notre habit nous va un peu moins bien que nous ne le désirerions, il faut savoir se mettre au‑dessus de cela. Faisons de bonnes petites pratiques, quand l'occasion se présente; elles nous seront tout à fait profitables. Je sais bien que pour certaines natures, une pratique de ce genre serait même plus dure et insupportable que de jeûner le vendredi au pain et à l'eau. Mes amis, il faut prendre nos pratiques là où elles se trouvent et où le bon Dieu nous les a mises en réserve. Voyez: on habille des soldats. Leurs habits ne sont pas faits sur mesure! Nous sommes, nous aussi soldats de Notre-Seigneur. Nous sommes tous égaux dans la Règle. Aucune marque de distinction extérieure n'est attachée à qui que ce soit d'entre nous. Servons‑nous de cette petite mortification-là quand elle se rencontre, comme pratique religieuse. Si vous saviez ce que cela vous vaudra de Dieu. Comme le bon Dieu vous paiera cela par après. Acceptons cela, je vous le répète, comme une vraie mortification. Je ne sais pas si vous êtes comme moi. Mais il n'y a rien qui me mette de mauvaise humeur comme quelque chose qui ne va pas. Lisez la vie des saints religieux. Ils prennent toujours ce qu'il y a de moins beau et de moins bon. Cela ennoblit le religieux, le met à sa place. La personnalité s'efface. C'est bien beau, la personnalité! Oui, mais il faut l'utiliser à s'effacer elle-même dans ces questions‑là.

Je vois les PP. Jésuites, les PP. Lazaristes: leur soutane ne leur va pas toujours parfaitement bien. Faisons comme eux. Les  mortifications venant de ce côté-là ne nous manqueront pas, bien certainement, et nous aurons des trésors à gagner. Ne les méconnaissons pas.

Pour la propreté, il faut bien soigner ses vêtements. Brossons-les, ou plutôt, c'est plus commode et cela vaut mieux, quand il y a de la boue, prenons un vieux bas de laine, un vieux morceau d'étoffe de drap ou de laine. Soyons vigilants à ne pas avoir de taches à nos vêtements. C'est une recommandation expresse dans tous les ordres religieux, même pour les religieux qui ne sortent pas et n'ont pas à quitter la maison. Les Chartreux, les Trappistes sont toujours extrêmement propres, par respect pour leur état et pour le saint habit dont ils sont revêtus. Toutes ces pratiques faites par esprit religieux nous valent souvent mieux qu'un jeûne ou même une oraison, et nous sont plus méritoires.

"Les Pères pourront avoir part à toutes les charges de la Congrégation. Ceux qui seront dans les ordres inférieurs, ne pourront exercer que les charges secondaires, c’est-à-dire qu’ils ne pourront être ni Supérieur ni Assistant, ni Maître des novices; mais ils pourront remplir toutes les autres charges. Ceux qui ne seront pas dans les ordres sacrés, réciteront l’office de la Sainte Vierge” (Const., Art. II:3; p. 3).

Il me semble qu'on ne pourrait pas admettre comme Econome Général un simple lévite. Les charges importantes, d'après la Constitution, doivent être données aux prêtres.

En ce qui concerne les vêtements des Frères: les dimanches, les jours de cérémonie, ils porteront l'habit qu'indique la Règle. Les autres jours et dans l'intérieur, ils porteront pour le travail les vêtements ordinaires.

"On ne recevra dans la Congrégation que ceux qui ont au moins atteint l’âge de seize ans, et qui témoignent un grand désir de la perfection chrétienne” (Const., Art. III:1; p. 4) 

La condition essentielle pour être religieux, c'est de désirer d'être parfait, être meilleur chrétien qu'on ne peut l'être dans le monde. Il faut qu'il y ait le désir de se sanctifier par la pratique des vertus religieuses. Il faut qu'on ait quelque chose de plus que ceux qui restent dans le monde, et même que ceux qui ont embrassé l'état ecclésiastique. L'état ecclésiastique est quelque chose de très saint. Mais la piété d'un prêtre de paroisse généralement ne suffirait pas pour un religieux. Il faut qu'il y ait chez le religieux une tendance plus affirmée encore vers les choses surnaturelles, vers la fidélité au bon plaisir de Dieu dans les plus petites choses, vers la vie mortifiée et obéissante, vers la piété; autrement la vie religieuse n'a plus de sens.

“Ce que le postulant devra fournir pour son entretien, sera fixé selon selon les besoins de la maison et l’aide que le postulant peut lui apporter” (Const., Art. III:2; p. 5).

Dans les communautés de femmes, on est très sévère là‑dessus. Rome ne veut pas qu'on admette de sœur sans dot. Celles qui ne peuvent pas absolument apporter de dot, on les emploie aux offices de la maison. On estime alors la valeur de leur travail et de leur industrie. Les ressources qu'elles peuvent par là apporter à la communauté leur tiennent lieu de dot. Pour les hommes, ce n'est pas tout à fait la même chose. Ils ont l'espoir de devenir prêtres. Néanmoins, vous le voyez, Rome exige au moins des postulants et des novices une pension, ou au moins l'équivalent de cette pension, si on ne peut la donner tout entière, jusqu'à ce qu'ils soient définitivement religieux et membres de la Congrégation.

“Selon les besoins de la maison” — Nous pouvons dire, je crois, que nous sommes les religieux les plus pauvres de France. Nous avons toutes les conditions de la pauvreté. La communauté ne possède rien en effet qui puisse la faire subsister. Le noviciat n'est pas fondé et n'a pas de ressources fixes. Est‑ce à dire que je regrette cela? Non. Si la Règle est bien pratiquée, nous serons assez riches. Dieu nous aidera et viendra à notre secours. Que chacun de nous se garde d'oublier cela, et qu'il porte le fardeau de la pauvreté, en supportant, toutes les privations qui se rencontrent, en s'affectionnant aux pratiques de mortification de la pauvreté, en dépensant le moins possible. Il faut nous bien convaincre qu'on n'observe réellement son vœu de pauvreté que quand on pratique réellement la pauvreté, que quand, de temps à autre au moins, on a quelque chose de réel et de pénible à souffrir de sa pauvreté.

Les Capucins ne possèdent rien. Leur habitation n'est pas à eux. Nous, nous avons des collèges, oui, mais nous avons aussi des impositions à payer! Autrefois, dans les familles chrétiennes, on disait aux enfants qu'ils étaient pauvres, et on leur apprenait à se priver vaillamment de mille petits caprices. Vous allez me dire: “Mais, mon Père, vous nous dites toujours la même chose”. Je dis ce qui est pour nous, mes amis, la plus stricte vérité. Il faut que chacun de nous se persuade bien qu'il est pauvre, qu'il habite une maison de pauvres, et qu'il doit se comporter comme un pauvre.

En donnant cet avis, avec instance, je crois ne blesser personne. Je crois qu'en général on observe les grandes lignes de la pauvreté. Observons‑la dans les détails. Sachons nous priver et ne prendre que ce qui est l'absolu nécessaire. C'est bien d'observer la pauvreté extérieurement, mais il faut aussi nous y attacher intérieurement. Il faut aimer cet état de pauvreté, il faut aimer la gêne et la peine qui en résultent pour nous, parce que cela nous rend plus semblables à Notre-Seigneur Jésus-Christ. Je n'ai jamais vu de marque plus certaine de prédestination que cet amour pieux de la pauvreté. Je pourrais citer bien des exemples de personnes du monde, de religieux et de religieuses. Une fois que ce sentiment de la pauvreté est entré dans un cœur, le bon Dieu abaisse visiblement des regards de complaisance. Il semble, que ces âmes privilégiées soient de la famille de Nazareth.

Demandez à la bonne Mère de comprendre cela. Elle le comprenait si admirablement elle‑même! J'ai vu cela à la Visitation de Troyes pendant 40 ans. Entrez à la Visitation, vous serez frappé de la pauvreté qui règne partout. À la dépense, à la lingerie, il n'y a que de vieilles armoires. C'est ce qui m'a édifié le plus. Cela agrandit l'âme et la rapproche de Dieu. Le détachement de la créature rapproche du Créateur. Pourquoi saint François d'Assise a‑t‑il été stigmatisé? Pourquoi est‑il devenu le patriarche d'une famille aussi nombreuse que les étoiles du ciel? C'était la récompense de son amour pour la pauvreté. Tâchons de faire ces choses‑là.

“Et l'aide que le postulant peut lui apporter” — Vous pouvez aider la communauté par votre travail personnel, par votre charge aussi et votre emploi. Vous êtes professeur, surveillant, vous faites une besogne manuelle quelconque, faites tout cela en esprit de pauvreté et de générosité. C'est une dette que vous payez à la communauté, et c'est Dieu aussi qui contracte à votre égard une dette qu'il paiera largement. Dieu paie largement. Que voulez‑vous que Dieu donne de plus sur la terre? Le bon religieux reçoit plus de Dieu et est plus gratifié ici‑bas que s'il était l'empereur de Russie lui‑même. Il aura une plus grande place au ciel. Dès maintenant, sur la terre, il est l'objet des attentions divines plus que tout autre. Notre-Seigneur le prend pour l'instruire et lui révéler les secrets de son cœur. Il est certain que quand Notre-Seigneur dit à une âme: “Viens à ma suite”, il ne peut pas faire davantage pour elle, tout Dieu qu'il est. Quand on juge superficiellement et sans réflexion, cela ne paraît pas. Mais regardez bien jusqu'au fond: cette prévenance de Dieu, c'est tout, tout ce que vous pouvez imaginer de bon, de grand, d'heureux, et au-delà, bien au-delà! Dieu ne peut donner à aucun de nous rien de meilleur, rien qui aille plus au fond de nos besoins surnaturels. Cela vaut bien la peine que l'on essaie de faire quelque chose pour lui.