Chapitres pour les Oblats 1873-1899

      

La doctrine de la bonne Mère

Chapitre du 13 mai 1896

Chaque Ordre religieux a un point de départ; chaque Ordre religieux a un pivot autour duquel tourne tout: et la doctrine, et les principes, et les règles, et les actions de la Congrégation. Nous avons saint François de Sales et son enseignement, sa doctrine bien comprise et dans son véritable sens. Bien plus, nous avons saint François de Sales expliqué et commenté par la bonne Mère Marie de Sales, qui a assurément donné de la doctrine de son saint fondateur le commentaire le meilleur et le plus exact qu'on puisse trouver. Et tout cela, je le répète, encore une fois, mes amis, c'est notre propriété. Voyez les Pères Jésuites : qu'est‑ce qui a fait leur force? C'est leur dévotion envers le livre des Exercices Spirituels de saint Ignace. Prenez ce livre: ce n'est pas autre chose qu'une sorte de catéchisme de la vie spirituelle: catéchisme très sobre, et qui, à première vue, ne parait pas s'élever beaucoup au‑dessus des autres catéchismes de la vie spirituelle. Ce sont les grandes vérités de la foi, les fins dernières, les principes de la vie spirituelle, très succinctement traités. Ce sont des chapitres de théologie qui peuvent s'appliquer à tous les ordres religieux, à toutes les congrégations. En les étudiant, en se les assimilant, en les commentant, les Jésuites en ont fait une force, une machine de guerre puissante pour conquérir les âmes.

Je n'ai pas la prétention de nous comparer à qui que ce soit; mais enfin la doctrine de la bonne Mère Marie de Sales est bien aussi complète que les autres; elle est bien aussi appropriée aux besoins actuels de la société. Elle est tellement complète qu'on peut l'utiliser chez tous, partout, et dans toutes les conditions: religieux, clergé, fidèles, enfants  petits ou grands, à tout âge et dans toute situation, tous y trouvent leur aliment. Et c'est bien l'aliment dont les âmes ont besoin à l'heure présente. Il est certain qu'aujourd'hui les conditions extérieures de la vie ne ressemblent plus en rien à celles de la situation des chrétiens d'il y a deux siècles, ou d'il y a seulement 50 ans. Dans les conditions actuelles du commerce et du trafic, de l'industrie, de la banque, et aussi des santés et des tempéraments, la théologie elle-même a bien été obligée d'admettre plus d'une exception aux règles, qu'elle n'aurait pas tolérée jadis. Que d'exceptions forcément admises pour le travail du dimanche, pour le jeûne et l'abstinence, pour le prêt à intérêt, pour ne citer que ces points-là, où l'ancienne loi ecclésiastique ne peut plus être rigoureusement observée et où l'Eglise est obligée de dispenser ou de fermer les yeux.

Il faut une doctrine pour les âmes, à l'heure actuelle, qui garde ces âmes et les maintienne chrétiennes au milieu de toutes ces difficultés, une doctrine qui puisse fournir d'autres moyens praticables en lieu et place de ceux qu'on ne peut plus employer. Et la doctrine de saint François de Sales et celle de la bonne Mère Marie de Sales fournissent ces moyens d'aller à Dieu, de rester unis à Notre-Seigneur malgré la faiblesse de notre tempérament et de nos organes, avec toutes les circonstances de vie où nous pouvons nous trouver.

En place des mortifications corporelles, des rudes travaux que nous ne pourrions supporter, elle nous offre une mortification plus intérieure et plus constante, une union à Dieu de l'esprit, mais surtout de la volonté et du cœur incessante. Ce sont des moyens plus intimes et moins apparents et qui nous feront arriver tout de même à la sainteté. Et, ces moyens, nous les emploierons pour nous, et nous les enseignerons aux âmes. C'est beau, mes amis, d'être Oblats de saint François de Sales.

Un de nos Pères a publié les Pensées de la bonne Mère. Ce sont des extraits de ses lettres et papiers intimes. Cela a été publié dans les Annales et dans des fascicules que vous connaissez. C'est une bonne idée et une manière de faire connaître la bonne Mère qui est excellente. Aimons à nous servir de ce petit livre, à chercher, à comprendre ce que dit la bonne Mère. Tout d'abord c'est difficile. Son langage n'apparaît pas bien clair. Mais il y a une clé pour ouvrir, la clé du cœur, la clé de l'amour de Dieu, la clé de la fidélité au Directoire. Vivez de cette vie, et vous la comprendrez. Avec cette clé vous ouvrirez la porte, vous pénétrerez dans le sanctuaire, où vous serez inondé de lumière. C'est à ce point de vue qu'il faut nous placer. Celui qui est dans l'amour de Dieu est dans la compagnie de Dieu, et dans la compagnie de Dieu on le [Dieu] comprend mieux. On ne comprend pas son essence sans doute: elle est inaccessible à nos pauvres facultés. Mais on le comprendra dans son amour pour nous, on le comprendra dans les voies par où il nous conduit jusqu'à lui.

Il faut donc que chacun ait un grand respect, une grande dévotion pour ces choses. Il faut que chacun s'appuie sur cette doctrine avec une confiance toute particulière. J'ai vécu de longues années avec la bonne Mère Marie de Sales. Je voyais et j'admirais ce qui se passait en son âme, mais je n'avais pas assez la confiance. Cela déroutait tellement mes plans de vie que je ne voulais pas soumettre mon jugement. Elle me disait souvent: “Vous verrez plus tard ce que ces choses opéreront. Elles auront de grands effets dans les âmes, dans la sainte Eglise. Ce seront les Oblats de saint François de Sales qui seront chargés de propager cette doctrine, de l'approprier aux âmes, de faire entrer les âmes dans cette Voie, de les éclairer, de les soutenir. Il y a aura alors, par le moyen de la Voie, une vraie transformation des âmes par leur similitude, leur ressemblance avec le Sauveur et avec Dieu. Et ceux qui ressembleront à Dieu ne porteront point de traits étrangers à la divine humanité. Ils auront une grande ressemblance avec Notre-Seigneur”.

Il faut donc que nous ayons tous ce petit livre des Pensées, il faut que nous le lisions et le comprenions. Demandons‑en au bon Dieu l'intelligence. Il n'est pas difficile à comprendre, je le répète, quand on veut s'en donner la peine, quand on étudie cela humblement, dans l'esprit de la charité divine. Etudions et prions la bonne Mère Marie de Sales. Demandons‑lui de continuer en chacun de nous l'œuvre que Dieu a commencée en elle, qu'il fasse en nous ce qu'il a fait en elle, en chacun de nous suivant nos devoirs, nos emplois, nos aptitudes. Le don de Dieu est en chacun de nous, mais il n'est pas appliqué à tous de la même façon. Cette application diffère suivant la situation, le caractère, la fidélité de chacun, suivant la correspondance et l'amour de chacun. Demandons à la bonne Mère de nous rendre participants de ses grâces de choix. Elle le fera bien certainement, parce qu'elle a à cœur la formation de ses prêtres, de prêtres qui vivent à la façon de saint François de Sales et selon ses indications et ses enseignements. Il faut que nous soyons tout à fait les enfants de la bonne Mère et que nous ayons une grande dévotion à obtenir la grâce que je vous dis. Avec cela, nous serons quelqu'un et nous ferons quelque chose. Sans cela nous ne sommes rien.

Je le répète: j'affirme que je connais peu de Congrégations religieuses qui aient commencé avec des grâces plus importantes, avec un fonds plus solide que nous, avec des indications et des instructions plus précises. Je dis que si nous sommes de bons Oblats, jamais la vie religieuse, jamais l'esprit religieux n'aura été employé dans une étendue aussi complète, avec des limites aussi vastes, dans une théologie plus saine, plus sûre, et, je dis le mot, plus efficace. Pénétrez‑vous de cela, et que dans chaque maison de l'Institut on s'applique à faire tout converger de ce côté‑là. Demandons à saint François de Sales, demandons à la bonne Mère de bien faire selon ce qu'ils ont enseigné. Ayons cela dans le fond de notre âme; marchons toujours dans ce sens‑là; animons‑nous de ce souffle, et notre travail sera toujours bien vu de Dieu et béni par lui.

Nos Pères d'Afrique, qui, affligés de la sécheresse et de la famine, meurent de faim et de soif, m'écrivent une lettre. C'est admirable et bien digne de saint François de Sales et des Oblats. Ils déclarent qu'ils ne savent comment la terrible situation où les a mis la famine se terminera, mais qu'ils sont décidés, malgré les instances qu'on leur a faites, à ne pas quitter le pays. Sans eux en effet, que deviendraient tous les pauvres gens qu'ils ne peuvent emmener? Et ils mourront avec eux plutôt que de les abandonner. C'est la volonté du bon Dieu qu'ils gardent leur troupeau et demeurent avec lui. La grâce de Dieu, disent‑ils, les aidera. C'est beau cela, mes amis, et c'est bien l'esprit de saint François de Sales. C'est bien là faire l'œuvre de Dieu, ne pas se regarder, pour ne regarder que la besogne divine, tout donner à Dieu, ne pas garder dans notre cœur le plus petit filet qui ne soit pour lui.

Saint François de Sales ne faisait pas de grands discours sur la mortification ou sur le zèle. Il n'exposait pas aux regards éblouis de ses auditeurs des plans magnifiques et des programmes superbes. Tout cela ne le touchait pas. Ce qui le touchait, la chose unique qu'il aimait et voulait, c'était de faire la volonté de Dieu et d'accomplir les desseins de Dieu sur lui. C'était de suivre pas à pas le bon plaisir divin, c'était d'agir dans l'action de Dieu. Voilà son secret, et ce secret‑là, c'est tout. Attachons-nous à Dieu et quittons tout pour lui. Vous voyez que cela va bien loin, cela va jusqu'au bout de la grâce. Cette grâce, quand nous y correspondons fidèlement, fait de nous quelque chose. C'est cette grâce qui a fait saint François de Sales et sainte de Chantal, c'est elle qui a fait la bonne Mère, c'est cette grâce qui a fait tous les saints: Saint Vincent de Paul, Saint Alphonse de Liguori. Tous les saints ont été au but, les uns par un chemin, les autres par un autre, mais tous, en étant fidèles à la grâce, en se dépouillant d'eux‑mêmes et de tout pour faire la volonté de Dieu.

Les saints ont eu des chemins bien divers. Saint François de Sales a pris le plus court, et c'est lui-même qui a voulu aussi nous tracer ce chemin. Voilà une montagne, un rocher à escalader. Il n'ira pas droit se heurter, se briser; il cherche s'il n'y a pas par côté, dans un petit coin, un sentier par où on peut atteindre le sommet. Il prend ce sentier et il monte tout simplement et sans grande fatigue, et il emmène tous ses compagnons avec lui. Remercions le bon Dieu de la grande grâce qu'il nous a faite en nous mettant dans cette voie. Plus vous avancerez, mes amis, et plus vous verrez la vérité de ce que je vous dis là. Vous ferez des comparaisons et vous constaterez. Estimez à son prix la grâce qui vous a été faite d'être nourris de l'esprit de saint François de Sales, estimez la doctrine de la bonne Mère. Oui, c'est ce qu'il y a de plus complet, de plus actif, de plus précieux à l'heure qu'il est. Mettez cet esprit, cette doctrine, ces moyens dans tout ce que vous faites: dans vos études, dans votre travail, dans toute votre vie intérieure et extérieure, en attendant que vous puissiez la mettre dans vos prédications, vos confessions, vos œuvres de zèle pour le salut des âmes.

J'insiste beaucoup là‑dessus: nous avons tout entre les mains. Nous sommes dans la voie pour arriver à la vertu, à la perfection. J'insiste spécialement parce qu'il y a en ce moment‑ci des oppositions et des attaques contre la doctrine de la bonne Mère Marie de Sales. Ces attaques partent de prêtres, de religieux. Assurément tous les esprits ne sont pas les mêmes et tout le monde n'a pas à marcher dans le même chemin. Il faut pardonner à ceux qui ne comprennent pas, à ceux qui ne voient pas. L'opposition de leur part semble d'autant plus vive qu'ils sentent qu'il y a de la vigueur, une force, un esprit vivace et qui ne se laissera pas étouffer. Même dans la Visitation actuellement il est certains esprits en opposition avec ces manières de voir et de faire, qui sont pourtant absolument celles de saint François de Sales. Certaines Visitandines ne comprennent pas cela; elles cherchent à nous trouver des défauts, à nous et à notre doctrine, c’est-à-dire à la doctrine de la bonne Mère. A nous, on peut trouver des défauts, à la doctrine de la bonne Mère, ce sera plus difficile.

On a examiné à Rome ses écrits, ses lettres et on a déclaré que rien ne s'opposait à la poursuite du procès de béatification. Je suis content que le P. Pernin publie des extraits des lettres de la bonne Mère. Il a adopté une bonne manière. Il n'a pas arrangé cela par chapitres ou en bloc. Il fait un choix des pensées les plus saillantes et les plus pratiques, et aussi les plus compréhensibles pour la généralité des lecteurs. Il les a classées selon l'ordre des temps. Il y a joint en notes, des pensées de saint François de Sales et de sainte de Chantal, qui nous font voir comme la bonne Mère était bien dans leur esprit et leur manière de penser. Une remarque que je fais, c'est qu'un certain nombre d'esprits, intelligents et capables, ont tenu à témoigner leur satisfaction de la publication de ces Pensées. Des hommes remarquables, des orateurs, des hommes d’œuvres disent qu'ils font volontiers leur oraison le matin avec une, deux pensées tirées de ce petit livre.

Les Pensées de la bonne Mère sont donc bien appréciées. On les estime comme quelque chose d'excellent, quelque chose qui parle à l'esprit et au cœur, qui donne la lumière et réchauffe la piété. Voilà un bon jugement, voilà une appréciation sérieuse et juste. Il faut l'accepter entièrement. Il y a dans tout ce que dit la bonne Mère Marie de Sales un fond d'amour de Dieu, un fonds de fidélité personnelle très remarquable et dont l'expression tranche avec ce qu'on trouve d'ordinaire dans les livres. La bonne Mère Marie de Sales, c'est la fidélité à Dieu. Ce qui apparaît tout d'abord, et ce qui frappe surtout en elle, ce n'est pas tant la prophétesse inspirée qui lit dans l'avenir, la thaumaturge qui fait des miracles, l'âme gratifiée de dons éblouissants et extraordinaires. Non, c'est sa fidélité. Et il faut bien comprendre cela, mes amis. Tous ces dons que nous disons, elle les a reçus sans doute, mais ils étaient le prix de sa fidélité. Elle était l'âme fidèle, entièrement fidèle. Je ne la voyais s'écarter en quoi que ce soit de la volonté de Dieu, du bon plaisir de Dieu. Et tout ce qu'elle a écrit, tout ce qu'elle a dit, tout ce qu'elle a fait vient de là. Et tout ce qu'il y a eu de grand, de beau, de saint en elle, c'est, en dernière analyse, l'expression, la manifestation de la grâce que Dieu lui accordait en suite de sa fidélité. Que ce soit là notre leçon, notre lumière et notre nourriture.

Il faut bien prier pour la Congrégation, pour que nous arrivent de bons novices, pour que nous puissions fonder quelque chose de sérieux et de solide. Vous voyez comme nous avons tout ce qu'il faut pour cela. Nous avons, comme dit la sainte Ecriture, notre pain de famille: un pain qui est pour nous, pain qui est caché à tant d'autres et qui nous est abondamment distribué. C’est notre pain de chaque jour, c'est la nourriture des enfants de saint François de Sales, des enfants de la bonne Mère. Rendez‑vous‑en compte. Que ce soit en chacun de nous un fonds sérieux et fécond que nous cultiverons intelligemment. Avec ce fonds nous ferons quelque chose, nous nous appuierons sur du solide.

Nos Pères du Cap, je vous le disais tout à l'heure, n'ont toujours pas d'eau. Nos Pères de l'Equateur sont en chemin pour la Colombie. Le pays est en révolution depuis plusieurs années: il y a eu des fusillades et du sang versé. Le gouvernement nouveau ne veut plus tolérer de religieux étrangers. Quelques‑uns de nos Pères vont aller à Montévideo où la Visitation les réclame. Un évêque de là‑bas m'écrivait pour me demander des Oblats “à cause de l'estime et de l'affection avec lesquelles parlent des Oblats les sœurs de la Visitation”. C'était son grand motif pour nous réclamer.

J'espère que cela marchera bien l'année prochaine à Saint-Ouen. Les mesures que nous avons prises assurent le recrutement du collège. C'est une grosse question que cette question des collèges. A l'heure qu'il est, les établissements d'éducation sont très nombreux à Paris et dans toute la banlieue, dans le Paris mondain et la banlieue mondaine. Or ce n'est pas chose facile de bien élever les jeunes gens mondains avec les habitudes qu'ils ont prises, avec ce qu'ils voient et entendent dans leurs familles. Ils regardent volontiers du haut de leur grandeur et ils méprisent leurs maîtres, leurs professeurs qui ne sont point de leur monde, d'une famille aussi relevée que la leur. On ne peut pas faire de grandes merveilles avec ces jeunes gens, tandis que dans une classe plus modeste on trouve beaucoup plus de ressources dans les enfants et les jeunes gens. A Morangis par exemple, le P. Perrot réussit parfaitement. Le nombre de ses élèves grandit chaque jour, et il arrivera à nous faire là un bon petit collège. Le collège marche parce que ce sont des enfants simples, droits et bons. Ils voient le P. Perrot qui met la main à tout, à la fourche et au râteau aussi bien qu'aux livres et aux cahiers. Ils voient son dévouement, ils comprennent son affection, et cela lui donne sur les enfants, et plus tard sur les jeunes gens, un ascendant, une influence très particulière et très précieuse. En Angleterre on demande des missionnaires plutôt que des professeurs, et on a bien raison. Pour faire de l'enseignement en Angleterre, il faut d'abord une belle maison, une installation très confortable, un service parfaitement organisé, des meubles parfaitement cirés et un personnel un peu lustré lui aussi. Une maison de missionnaires réclame beaucoup moins de frais. Elle est plus facile à conduire et elle peut faire aux âmes au moins autant de bien qu'un collège.