Chapitres pour les Oblats 1873-1899

      

Une vilaine faiblesse

Chapitre du 18 mars 1896

La vie religieuse est un joug qui doit être supporté. C'est un poids qui doit peser continuellement sur les épaules de tous les Oblats de saint François de Sales. Non seulement nos actes extérieurs, mais nos pensées elles‑mêmes sont prises dans un engrenage, sont enchaînées et soumises. Ce joug de notre vie religieuse, nous serons heureux si nous le portons bien. La sainte Ecriture dit: “Il est bon pour l'homme de porter le joug dès sa jeunesse” (Lm 3:27). Quand on porte ce joug courageusement, sans se lasser, sans vouloir le mettre de côté, il devient doux et léger: “Oui, mon joug est aisé et mon fardeau léger” (Mt 11:30). Si on le porte à contrecœur, la vie religieuse, l'état de dépendance deviennent difficiles; le joug est dur et intolérable. La bonne Mère me disait: “Donnez bien tout à Dieu; quand vous aurez donné tout à Dieu, vous verrez que vous aurez tout. C'est difficile à mettre en pratique, sans doute. Cela demande une surveillance continuelle sur soi-même, puisque tout notre être doit être à Dieu. Entrons dans cet esprit‑là, mes amis. C'est ce qui fait le religieux. C'est aussi ce qui fait son bonheur et sa force. Pour cela, il faut nous attacher à ce qui est l'observance, et il ne faut pas que nous soyons les serviteurs de nos licences et caprices. Il ne faut donner licence ni à la volonté, ni aux mauvaises inclinations, ni à la fausse liberté. Il ne faut pas donner carrière à nos passions, mais il faut ramener soigneusement sous le joug de 1'observance religieuse tous nos actes et toutes nos volontés, tout notre extérieur et tout notre intérieur.

Commençons par l'extérieur. Je vous rappelle — et je m'adresse surtout à nos jeunes qui ne sont pas exercés à ces choses — que, pour être un vrai religieux de saint François de Sales, il faut faire l'observance, c’est-à-dire obéir à la Règle et aux recommandations des supérieurs en toutes choses. Il faut garder le silence, il faut observer la régularité et l'exactitude en tous vos exercices, sans vous suivre dans vos pensées et inclinations. J'ai appris que quelques‑uns de nos jeunes Pères ne sont pas circonspects dans les rapports avec les enfants. Il y a des caresses, des petites tapes sur la joue. Je ne sais pas même s'il n'y a pas eu d'embrassements. Tout cela, mes amis, est absolument défendu. Je ne dis pas ces choses‑là pour vous vexer ou pour vous humilier; je les dis parce que c'est la vérité. C'est tout ce qu'il y a de plus dangereux que cette manière d'agir avec les enfants. La nature humaine a des inclinations qu'il ne faut pas suivre. Vous recherchez en cela une petite satisfaction: c'est une faiblesse, et une vilaine faiblesse. Cette faiblesse vous entraînera dans une autre. C'est extrêmement fâcheux, et cela peut facilement et vite devenir très grave. Croyez‑moi, quand on est vieux, on a l'expérience et l'on juge bien. Vous avez une tendance pour cet enfant. Ce n'est rien, sans doute, mais ce petit je ne sais quoi, cette petite flamme sent mauvais, elle sent le souffre et l'enfer. Prenez‑y garde.

Je dis que cela sent mauvais. Je ne veux pas dire sans doute que vous, vous soyez mauvais. Mais cela veut dire que vous avez en vous un germe qui, en se développant, vous rendra mauvais et vous corrompra et vous perdra pour toujours. Faites attention à cela. Mais pourquoi le bon Dieu a‑t‑il mis dans mon cœur ce besoin d'affection? Pour que vous tourniez votre cœur de son côté, pour que vous soyez bien généreux, délicats, mortifiés, attentifs à n'accepter d'autre dilection que la sienne: “Je les menais avec des attaches humaines” (Os 11:4). Oui, soyons bien religieux. Il faut que nous aimions nos élèves bien religieusement. Aimons-les en priant pour eux, en les recommandant au bon Dieu et en ne cherchant jamais de complaisance dans notre affection pour eux. Nous leur ferons ainsi du bien, autrement nous ne leur ferions que du mal.
Il est une remarque que vous pouvez faire et qui est juste, mes amis. Rappelez‑vous votre enfance, votre jeunesse. Si vous avez rencontré des enfants, des jeunes gens qui ont été aimés comme cela, d'une affection trop naturelle, trop sensible, un peu sensuelle, généralement ils ont mal tourné ensuite. C'est la malédiction divine qui semble s'être attachée à cette affection. Et cela arrive surtout quand c'est un prêtre, un religieux qui se le permet. C'est sérieux ce que je vous dis là, mes amis, rappelez‑vous-le. Un petit oubli, en passant, peut n'être rien. Mais s'il y a en vous une tendance à cela, prenez garde. Si surtout il y a récidive, c'est dangereux.
Portons donc le joug de Notre-Seigneur de ce côté‑là, du côté de nos inclinations naturelles. Nous sommes hommes. Notre nature est portée à bien des vices et à bien des bassesses. Observons‑nous pendant ce carême, mortifions‑nous dans nos inclinations, dans nos goûts. Portons le joug aussi dans tout notre extérieur. Ayons des manières de religieux, le recueillement extérieur, la modestie des yeux dans la rue. Mgr Camus, évêque de Belley, disait que saint François de Sales, son ami, était un grand saint, parce qu'il se tenait seul dans sa chambre avec autant de dignité, de réserve, de modestie que s'il était dans l'assemblée des évêques. Vous savez ce qu'il avait fait, ce bon Mgr Camus, ce qui était une grosse indiscrétion. Quand saint François de Sales venait à l'évêché de Belley, Mgr Camus le regardait par un petit trou qu'il avait fait dans la cloison de sa chambre. Il ne le voyait jamais prendre ses aises. Il se tenait, seul, comme il le faisait devant tout le monde. Faites un peu comme cela, mes amis, pendant ce temps de la passion. Je vous encourage bien à vous y mettre. Cela attirera la bénédiction de Dieu sur vous, et vous vaudra des grâces particulières. Cela nous attirera aussi de bons novices, de bons prétendants. C'est le parfum des vertus religieuses qui attire les âmes.

Ayez toujours cette pensée: “Je suis religieux. Il faut que tout soit pour Dieu et rien pour moi. Il faut que tout ce que je fais soit pour lui, pour sa gloire, pour sa volonté, pour son bon plaisir, pour son amour”. Il faut aussi tout accepter comme venant de sa main. C'est comme cela qu'on arrive à devenir un bon religieux. Nous sommes dans le temps de la passion, temps bien profitable à notre âme pour sa sanctification. Des trésors de grâces nous sont ouverts. Il ne faut pas que ces grands anniversaires passent sans laisser de traces. L'Eglise est chargée d'appliquer aux âmes les mérites de la Rédemption. C'est la continuation de la Rédemption du Sauveur. La Rédemption a commencé au sacrifice de la croix, et elle se continue en tout ce qui arrive à la sainte Eglise. Mais, dans la sainte Eglise, qui est‑ce qui est chargé spécialement de cette œuvre rédemptrice? L'apôtre, le prêtre, le religieux. Comprenez cela, mes amis, faites cela. En dehors de cela, que pourrez-vous bien être? et que pourrez-vous bien faire? “Qu’êtes-vous allés contempler au désert?” disait Notre-Seigneur aux Juifs, “un homme léger et sans consistance, un roseau agité par le vent? un homme qui cherche ses aises, un homme vêtu de façon délicate? Alors, qu’êtes vous allés faire? Voir un homme mortifié et qui prêche la mortification. Un prophète? Oui, je vous le dis, et plus qu’un prophète.” (Mt 11:7-9).

Pénétrez‑vous de cette vérité. Mettez la main à la besogne. A l'oraison du matin, prenez la résolution d'être vraiment religieux, de porter le joug sur vos épaules, de porter vaillamment vos chaînes, comme les portait Saint Paul: “Souvenez-vous de mes chaînes” (Col 4:18). Oui, nous sommes comme lui chargés de chaînes, et les liens nous serrent de toutes parts. Assujettissez- vous à l'obéissance, au Directoire. Voyez comme la bonne Mère Marie de Sales savait s'assujettir. Je n'ai jamais connu d'âme plus obéissante, plus fidèle qu'elle. Et la sainteté, mes amis, c'est précisément cela. Nous sommes ses enfants, nous sommes ses héritiers; nous devons bien porter sur notre figure quelques traits de notre mère. Nous avons tous le même but, ayons tous aussi la même manière d'agir et la même manière de voir. A l'oraison, je le répète, à la sainte messe, tout du long de la journée et à chacun de vos exercices, voyez si vous êtes parfaitement assujettis. La vie surnaturelle est là tout entière. Là aussi est la doctrine de saint François de Sales et celle de la bonne Mère. Et cela, c'est toute la vérité.