Chapitres pour les Oblats 1873-1899

      

La pauvreté est un devoir de justice

Chapitre du 11 mars 1896

Saint François de Sales nous répète souvent qu'il faut avoir bon courage. Ayons donc bon courage pendant ce carême. Ayons bon courage pour employer les moyens que nous avons de nous sanctifier, et non seulement dans notre esprit et notre cœur, mais aussi dans notre corps et nos actes extérieurs. Si nous pouvions tous prendre la bonne habitude d'être fidèles à notre Directoire, si nous faisions bien notre direction d'intention en toutes nos actions, de telle sorte que nous ayons toujours quelque chose à offrir au bon Dieu, et en particulier la peine et mortification qui se rencontrent en chacune des actions de l'Oblat. Avec cela nous deviendrons des saints: c'est le moyen le plus efficace d'y arriver et tout nous réussirait. Si au contraire nous suivons notre nature, si nous cherchons avant tout à éviter la peine et mortification, si nous voulons nous donner les jouissances que réclament nos sens, notre esprit, notre cœur, nous n'aboutirons à rien.

Prenons la résolution, pendant ce carême, d'accepter la peine et mortification toutes les fois qu'elle se rencontrera sur notre route; c'est ainsi que nous serons vraiment religieux et Oblats de saint François de Sales. Essayons et voyons. Je me rappelle que quand j'étais au petit séminaire, on nous lisait le règlement tous les mois. Et il y avait cette phrase, qui me frappait chaque fois, que “la paix, la joie, le bonheur étaient attachés à l'accomplissement exact de ce règlement”. On peut dire la même chose du Directoire bien accompli, de la direction d'intention faite soigneusement. La prière coûte et fatigue, le travail intellectuel ou matériel n'agrée peut‑être pas, les rapports avec le prochain ne sont pas toujours agréables, doux, faciles. Voilà la peine et mortification qu'il faut accepter.

Si parmi nos frères, il s'en trouve quelqu'un qui ait des inclinations, des manières de voir qui nous ennuient et nous déplaisent, des manières de faire qui ne nous paraissent pas à propos, pas convenables même. Ayons patience, acceptons cela avec patience et douceur d'esprit. Avec nous‑mêmes aussi nous avons beaucoup à supporter. En considérant bien, si je me trouvais avec quelqu'un qui ferait tout à fait comme moi, est‑ce que je l'aimerais bien? Je crois que non. Ses façons, ses manières, bien des choses en lui me déplairaient. C'est là un critère bien appréciable, c'est un moyen de nous connaître et juger nous‑mêmes, bien sûr et solide. Que penserions‑nous de quelqu'un qui nous ressemblerait tout à fait? Nous avons patience avec nous‑mêmes, ayons patience avec les autres et supportons‑les avec paix et douceur d'esprit.

Notre mortification ne doit pas être seulement spirituelle. Il faut bien comprendre la vie religieuse. Nous ne devons pas vivre comme les hommes du monde, ni même comme les curés et les séminaristes. Notre vie, à nous religieux, doit être une vie de peine et mortification en tout, vêtement, nourriture, et tout le reste. Je ne vous prêche pas en l'air, mes amis, je ne vous dis pas là des choses spéculatives. Il nous faut pratiquer effectivement et strictement la pauvreté, il faut que nous ayons le sentiment de la pauvreté dans nos vêtements, dans notre petit mobilier. Il faut soigner tout ce qui est à notre usage, pour le faire durer, il faut ne dépenser rien, ou le moins possible. Il faut que notre vie soit celle des pauvres. Ayons de pauvres vêtements, ménageons-les, soignons‑les, économisons et faisons durer.

Je parle pour l'économe général, allez-vous dire? C'est vrai, et il en est besoin. Il faut bien comprendre la situation de l'heure présente. Les collèges ne peuvent plus guère se soutenir; le gouvernement donne à ses lycées d'énormes subventions. Le chiffre des pensionnaires diminue parce qu'il y a crise dans la fortune publique et qu'elle diminue. Quand je commençais Saint-Ouen, on me disait : “Prenez très cher; élevez le chiffre de la pension, ou vous n'aurez personne”. Aujourd’hui tous me demandent des diminutions. Les fortunes s'engouffrent, ou s'émiettent un peu partout. Dans les collèges comme partout, les dépenses augmentent et les ressources diminuent. Il faut donc de toute nécessité se mettre sérieusement à l'économie. Et cette pensée nous aidera à pratiquer la pauvreté.

“Heureux ceux qui ont une âme de pauvre” (Mt 5:3) Aimez ce qui est pauvre, ce qui ne dépense pas d'argent, ce qui ne coûte rien, ce qui sent l'économie, ce qui sent vraiment le pauvre. J'entends par là le pauvre décent et convenable, et non le pauvre professionnel, malpropre, négligé, méprisable. Non, ce n'est pas là notre esprit. Tous les auteurs qui ont écrit sur la vie de Notre-Seigneur disent avec quel soin devait être tenue la sainte maison de Nazareth. Ils comparent la beauté de l'âme fidèle à cette demeure du Sauveur. Nous aussi, mes amis, aimons passionnément, et d'un même amour, la pauvreté et la propreté. La négligence en cette matière vient de la grossièreté des sentiments et de la mauvaise éducation. Il faut que les Oblats soient habillés convenablement, qu'ils aient de l'ordre, de la propreté, qu'ils soient soigneux et fassent en sorte de conserver longtemps ce qu'ils ont à leur usage. Nous sommes des pauvres, des pauvres nécessiteux et très pauvres, qui sont grandement soigneux de ménager ce que Dieu et la sainte Eglise leur ont confié. Nous sommes pauvres, mes amis  et nous sommes obligés de procurer des ressources à la communauté. Il faut que nous nous intéressions, et que nous intéressions aussi les autres, à toutes nos œuvres.

Il est une œuvre en particulier à laquelle je vous demande de vous intéresser: c'est à la diffusion des Annales Salésiennes, qui font connaître la Congrégation et qui peuvent nous amener des vocations et des ressources. Elles se répandent. On les lit avec grand intérêt, me dit‑on. J'en reçois journellement des éloges, et de la part de gens qui s'y entendent. On me dit que c'est une des meilleures revues et que leur rédaction dépasse le niveau ordinaire de toutes les revues de ce genre‑là. Je ne veux pas les mettre en comparaison sans doute avec les revues savantes, les Etudes des PP. Jésuites par exemple: le but que nous voulons atteindre n'est pas le même. Mais le genre que nous avons adopté est bien ce qu'il faut. Les Annales sont intéressantes, littéraires, elles répandent l'esprit de saint François de Sales et de la bonne Mère, elles tiennent au courant de ce que font nos Pères dans les missions et dans les œuvres, elles nous attirent des sympathies.

Il faut que nous les ayons à cœur et que nous nous en occupions, en procurant des abonnements à chaque occasion qui se présente, et en envoyant aussi de temps en temps quelque relation ou quelque travail intéressant au rédacteur. Voyez comme chez les PP. Jésuites aucun n'oublie jamais de faire de la réclame pour les Etudes; voyez comme ils se soutiennent, comme ils se serrent les uns contre les autres. Ils obéissent au mot d'ordre: ils ont raison. C'est comme cela qu'une Congrégation se conserve, s'agrandit, gagne de l'influence, répand ses bonnes œuvres, obtient de bons résultats. Faisons ainsi, mes amis. Entre nous, nous pouvons bien sans doute nous permettre quelques petites choses, quelque petite taquinerie aimable, pourvu que cela n'aille pas bien loin. Mais devant les autres, devant les étrangers, gardons‑nous-en bien. Recommandons au contraire les Annales, faisons‑en l'éloge, trouvons des abonnés.

Nous allons avoir notre œuvre du sacerdoce. Il faut que chacun de nous s'en fasse l'apôtre. Cela va être bientôt en règle. Que chacun cherche et recrute des adhérents. Il faut aussi que nous trouvions des ressources. Je vous citerai comme exemple le diocèse de Troyes. C'est un des plus pauvres diocèses de France. Or le séminaire de Troyes a 7.000 livres de rentes que lui a fait un bon et excellent Sulpicien. Entre parenthèses, en parfait original qu'il était — et il ne faut pas l'imiter en cela — lui, Sulpicien, a fait une fondation en faveur des Lazaristes! J'étais allé le voir quand il était supérieur du grand séminaire de Nantes: “Je voudrais bien voir vos séminaristes”, lui dis‑je. — “Pour quoi faire?” me répondit‑il brusquement. “Vous êtes comme tous les évêques qui viennent ici; ils me demandent tous à voir les séminaristes. Vous ne les verrez pas! Je vous donnerai à dîner et vous ferai visiter la maison, et c'est tout”. Et après le dîner et la visite de la maison, il me montra la porte. Voilà ce qu'était mon original de Drouin. Grâce à lui et à quelques autres, le séminaire de Troyes a des fondations pour une quarantaine d'élèves. Il a de quoi subventionner ses professeurs et c'est, je le répète, un des plus pauvres diocèses de France. Nous ici, nous avons un personnel plus nombreux, et nous n'avons pas un sou de fondations. En conscience nous sommes obligés de pourvoir à cela. Intéressons‑nous à cette œuvre du sacerdoce, mes amis, qui est destinée précisément à nous procurer des ressources. Quand nous en trouverons l'occasion, dans l'exercice du saint ministère, dans nos courses, dans nos rapports avec ceux‑ci ou ceux‑là, pensez‑y. Tout bon curé, dit-on, quête et récolte pour 1e séminaire. Voyez comme l'un des plus pauvres séminaires a eu la chance de trouver des ressources considérables. Nous, nous avons des charges plus grandes et nous n'avons point de ressources. Les Oblates peuvent vivre parce que, quand on ne les laissera plus être maîtresses d'école, elles coudront, elles feront de la confection, au besoin elles peuvent se mettre servantes: toutes, ou à peu près toutes, peuvent gagner leur vie. Les Oblats ne gagnent rien, et il faut vivre. Pour être Oblat, il faut étudier pendant longtemps, et pendant qu'ils étudient, il faut que l'on pourvoie à leur nourriture, à leurs vêtements.

Je le répète, mes amis, c'est un devoir de justice pour chacun d'y penser, de recommander cela au bon Dieu dans nos prières, et de nous ingénier à amener des ressources. C'est un devoir d'autant plus strict que nous n'avons aucun fonds de réserve, nous sommes à la merci des événements; nous n'avons rien qui nous appartienne en dehors de notre maison. Or on ne peut pas vivre sans rien. Je ne demande pas que la Congrégation devienne riche. Ce qu'il faut, c'est que les Oblats, c'est que toutes leurs œuvres puissent vivre de leur travail et que chaque maison puisse nourrir son monde. Notre communauté marchera en suite de notre travail et des épargnes que nous aurons pu faire et du soin que nous aurons mis à faire durer et à conserver ce qui est entre nos mains. Si nous avons vraiment l'esprit de pauvreté et d'épargne, si nous avons un peu le sentiment de notre conservation et de notre dignité personnelle, nous travaillerons à nous procurer le nécessaire.

Cette pensée, mes amis, ce but met quelque chose de bien bon et de bien religieux  dans l'âme. Pour les œuvres de jeunes filles, j'en ai fait l'expérience. J'ai voulu essayer de la faire pour les garçons, je n'ai pas pu réussir: c'est bien plus difficile. Ce que j'ai fait est vraiment une révolution dans l'éducation des jeunes ouvrières. J'avais eu souvent sous les yeux des exemples de jeunes filles élevées dans les ouvroirs, à l'attache, et qui portaient toute leur vie, comme une tare de paresse, de mauvaise éducation, souvent même de libertinage. Quand elles ont passé par là, ce qui leur reste de bon passe inaperçu, on ne trouve plus rien. Quelques privilégiées, bien placées dans des maisons honorables et chrétiennes, se conservent encore un peu: c'est assez rare. Nous, nous avons des orphelines. Je les fais travailler pour elles depuis l'âge de 6 ou 7 ans. Elles gagnent un sou, deux sous au commencement; elles comptent et elles s'affectionnent au travail. Toutes, ou presque toutes restent fidèles et chrétiennes; elles ont appris, en travaillant de bonne heure, ce que c'est que la vie. La petite fille de 6 ans, qui a sa petite bourse, qui achète avec son argent ses souliers, sa robe, commence à envisager le sérieux de la vie. Elle comprend que c'est à son travail qu'elle doit son pain.

Mes chers amis, si nous nous rendons bien compte des dépenses que nous faisons, si nous essayons d'y remédier par notre travail fait en esprit de pauvreté, ce sera pour nous aussi une grande note de moralité, de sainteté, vis-à-vis de Dieu. Donc, dans la conduite de notre vie, pratiquons soigneusement notre vœu de pauvreté. Faisons de nécessité vertu. C'est une vertu qui s'impose à nous, et nous ne voyons pas la possibilité de ne pas la pratiquer. Cette nécessité du travail est un des plus importants chapitres de la morale: ne l'oublions pas.

Je veux vous signaler encore une remarque que j'ai faite à propos de l'éducation des jeunes filles. J'avais eu affaire avec Mme de Boursetty au sujet de son orphelinat Sainte-Anne de Troyes. J'espérais bien, après la mort de cette dame, pouvoir faire marcher l'orphelinat selon mes idées, et c'est pour cela que je l'avais accepté. Mme de Boursetty avait ses idées d'éducation qui n'étaient pas les miennes. Elle meurt. L'orphelinat, comme vous le savez, passe en d'autres mains. Qu'est-il arrivé? Plus de la moitié de ces jeunes filles sont devenues de mauvaises drôlesses, et d'une espèce particulièrement mauvaise. Elles faisaient là, pendant leur éducation, des projets d'avenir bien étranges. Déjà dès le temps de Mme de Boursetty, une d'elles lui avait envoyé son portrait en baigneuse. C'était un dévergondage d'idées et de mœurs incroyable. Or on les élevait comme de petites demoiselles. L'idée de travail et de vie sérieuse n'existait pas chez elles.

Mes amis, ajoutons ce chapitre‑là à nos habitudes chrétiennes et religieuses, et la Congrégation grandira et fleurira. Qu'on fasse bien ce que je viens de dire, c'est bien important. Mettons-nous à l'esprit de pauvreté, d'économie, de travail, qui consiste à dire: “Voilà la Congrégation, elle a besoin qu'on lui procure cela”. Alors on prie, on réfléchit, on agit. Dites- vous encore: “Il faut que je gagne mon pain; il faut que je fasse quelque chose de ma vie”. Cette conviction que vous aurez, vous la ferez passer dans l'âme des autres. Elle sera votre grand principe d'éducation dans vos rapports avec la jeunesse. Cela ne se lit pas dans les livres, cela ne s'entend guère dans les sermons.

L'éducation, à l'heure qu'il est, est bien légère et superficielle. Que sort‑il des familles les plus chrétiennes? Des jeunes gens qui savent boire, manger, aller à cheval peut-être, mais qui ne savent pas penser à demain. Ils ne vivent que de futilités, ils ne pensent qu'à la toilette, à la nourriture, au plaisir. Ils ne savent pas être quelqu'un et faire quelque chose.