Chapitres pour les Oblats 1873-1899

      

Ni isolement ni individualisme

Chapitre du 15 janvier 1896

Dans le dernier chapitre je vous ai parlé de l'obligation dans laquelle nous sommes de devenir de véritables Oblats, en suite des deux œuvres que nous voulons fonder: l'œuvre du Sacerdoce et l'Association de saint François de Sales, pour la pratique du Directoire chez les ecclésiastiques et chez les gens du monde. Je vous recommandais à cet effet la pratique personnelle du Directoire, sans laquelle nous ne pourrons pas comprendre la vie que nous devons enseigner aux autres, et sans laquelle aussi nous ne pourrons pas l'aimer, de telle sorte que nous n'en aurions ni l'intelligence, ni le cœur. La pratique du Directoire nous est absolument nécessaire.

Une autre chose nous manque encore, et peut‑être davantage. Nous vivons dans un décousu bien grand, en ce sens que tous nous vivons d'une manière trop individuelle et personnelle, et pas assez pour la Congrégation et avec la Congrégation. Je ne dis pas cela dans un mauvais sens. Mais chacun de nous, avec les meilleures intentions du monde agit trop à part. L’action de la communauté est presque nulle. Nous sommes tous, sans doute d'honnêtes gens, de braves gens. Il n'y a en nous ni dol, ni ruse; il ne se rencontre pas chez nous des individus qui veulent se faire passer pour des saints et qui font des excentricités de zèle. Ce n'est ni le caractère de notre pays, ni notre caractère personnel. Mais cela ne suffit pas. Il faut que nous nous attachions davantage à notre communauté et que nous l'aimions. Il faut que nous la soutenions et la développions et que nous développions son action et son influence sur les âmes par un ensemble de vues, par un ensemble de vie aussi, par un ensemble, une unanimité d'action.

Ce que je dis là n'est pas trop bien dit; la pensée est pourtant claire, mais l'expression n'est pas facile à trouver. Chacun de nous doit s'attacher davantage à la Congrégation, et chacun doit tâcher davantage qu'on s'y attache autour de nous. Pas d'isolement, pas d'individualisme. Ayons davantage l'esprit de corps, ne faisons rien pour nous seuls, travaillons pour et avec la Congrégation. Mes amis, je vous le dis à cette heure, la main sur la conscience. Croyez-vous qu'il y ait une Congrégation dans le monde dont l'esprit, dont la doctrine, dont les enseignements soient plus pratiques, plus à la portée des âmes et de toutes les âmes, soient plus efficaces que celle qui vous a été donnée en suite de votre vocation d'Oblats de saint François de Sales. C'est le sentiment de tous ceux qui nous connaissent.

Le P. Rollin est à Rome. Le P. Rollin n'est pas un homme politique; ce n'est pas un habile, le P. Rollin. Mais il est tel qu'il est. Eh bien, à Rome, tous ceux qu'il aborde l'estiment, le comprennent. Je ne dis pas qu'il exerce une influence très grande. Non, encore une fois ce n'est pas un politique. Mais il laisse chez tous ceux qui le rencontrent une impression complète de satisfaction. Et cette impression rejaillit sur la Congrégation, qu'il sert ainsi grandement. Il n'est à Rome que comme Oblat de saint François de Sales. Il n'y est pas comme plénipotentiaire, comme chargé de représenter des intérêts difficiles, compliqués. Non, il est là parce qu'il est fatigué de faire la classe. Il se repose à Rome. Ce qu'on m'écrit de lui‑même, me fait juger combien il est apprécié, combien, à cause de lui, on estime la Congrégation. Il faut, mes amis, qu'il en soit toujours de même de nous; il faut que nous vivions de cet esprit‑là. C'est quelque chose, mes amis, ce que Notre-Seigneur a dit, ce que le Pape a dit. Cela aura ses effets. Ou bien nous, Oblats de saint François de Sales ou bien d'autres à notre défaut, seront chargés de cette œuvre. Il y a là une obligation très sérieuse, une obligation de conscience, de nous attacher de cœur à la Congrégation, de la propager et la faire prospérer, de travailler et de nous sacrifier tout entiers pour elle.

Je reviens continuellement sur la même corde, mais c'est bien nécessaire pour la faire vibrer, pour la faire résonner, pour qu'il y ait un écho. La bonne Mère Marie de Sales me l'a répété cent fois, mille fois. “Ces choses‑là, me disait‑elle, c'est le don de Dieu, et c'est votre grâce particulière, c'est quelque chose qui n'est pas encore sorti jusqu'ici des trésors de la charité divine. C'est un bien immense qui sera appliqué au monde”. Le bon Dieu vous a choisis. Il vous a pris pour son intermédiaire, pour son organe  Si je reviens fréquemment sur cette pensée-là, c'est parce que — je le dis devant tous, je vous le déclare ici devant Dieu — je n'oserais pas paraître au dernier jugement si je ne disais pas les choses telles qu'elles sont. Et je serais moins embarrassé de paraître avec tous les crimes possibles que si j'étais là, déserteur de la cause qui m'a été confiée, que si je ne disais pas toutes choses comme elles sont. Mgr de Ségur me le faisait dire par toutes les occasions quand j'écrivais la Vie de la Bonne Mère: “Ne retranchez rien, n'arrangez rien; ce n'est pas à vous; cela ne vous appartient pas. Ecrivez ce que vous avez vu et entendu, sans rien changer, sans rien interpréter, sans rien omettre. Dites les choses telles qu'elles sont”.

Il est bien certain que Dieu veut opérer de grandes choses avec vous, mes amis, mais de grandes choses en ce sens que vos paroles du catéchisme seront efficaces dans l'âme de vos enfants; que dans la confession, que dans la direction, un mot que vous aurez dit produira un grand effet. Vos paroles en chaire auront un écho dans les âmes et leur apporteront grand profit. Oui, peu importent les circonstances difficiles et pénibles. Dieu sera, Dieu agira, avec vous. Personne de nous néanmoins ne doit avoir la prétention de croire que nous sommes meilleurs que les autres. Si nous valons quelque chose, ce n'est pas par notre mérite personnel, c'est parce que nous sommes Oblats de saint François de Sales.

C'est comme cela du reste dans toutes les communautés. Voyez les Jésuites. Un Jésuite quitte son ordre. Il était quelqu'un avant, il n'est plus rien  après. Voilà le P. Lavigne à Nice. Tant qu'il a été Jésuite, c'était un homme célèbre par son éloquence, par ses œuvres. Il avait une influence sans pareille: on ne parlait que de lui. Il a quitté la Compagnie. On n'a plus parlé du tout de lui, il n'a plus rien été. Il faut donc nous resserrer davantage. Je ne dis pas qu'il ne faut pas être personnel. Non, au contraire, ayez votre personnalité, mais sans esprit d'opposition et d'amour‑propre. Mais ne tombez pas dans l'individualisme. N'ayez jamais cette personnalité qui ne fusionne pas, qui ne sait pas donner sa volonté, son cœur, son dévouement “jusqu’à l’effusion du sang”. C’est cela que le Pape me disait.

Chez les femmes, c'est plus facile. Elles s'attachent entre elles, ou bien quelquefois elles se disputent. Mais il y a chez la femme des moyens de fusion qui ne se trouvent pas chez l'homme. La nature de la femme se prête davantage à la vie de communauté. Quand sainte de Chantal disait à saint François de Sales: “Faites donc des prêtres qui aient votre esprit”. — “C'est bien aisé de le dire”, répondait le saint. “Voilà 20 ans que je cherche à y arriver, sans réussir. Je n'ai pu faire encore qu'un prêtre et demi”. Mais ce que la nature ne fait pas, la grâce peut le faire. Avec du jugement, de l'intelligence et la grâce de Dieu, il est facile de faire un ensemble de volontés. Elles ne sont pas toutes les mêmes, sans doute. Mais enfin il y a la soumission, il y a un certain ensemble de relations qui font qu'en dernière analyse on se coagule même davantage et avec plus de cohésion chez les hommes que chez les femmes.

Pour faire un Oblat, un prêtre dans l'esprit de saint François de Sales, il faut de l'intelligence et du jugement: il faut être un homme capable. Il faut tout autre chose que pour faire un bon prêtre. C'est évident. Il faut une grande volonté, une grande abnégation de soi. Il faut qu'on se soit placé à un point de vue beaucoup plus élevé, au‑dessus de soi‑même, au‑dessus des misères de l'humanité. Saint François de Sales disait: “C'est bien facile à dire, mais ce n'est pas facile à faire”.

Je vous dis tout cela, mes amis, et je le répète, afin que vous me compreniez bien. Je ne veux blâmer personne d'entre vous, je ne veux accuser personne. Je signale seulement une insuffisance. Je signale quelque chose qui n'est dans la volonté positive de qui que ce soit, mais qui réside dans la difficulté même de la situation et des circonstances. Et en effet, pour arriver au degré de renoncement et de sainteté que je vous ai montré, il faut un grand combat, une longue lutte. Ce n'est qu'à ce prix qu'on arrive à être un bon religieux, un bon Oblat.

Que tous les Oblats fassent donc en sorte de se conformer non seulement à la vie intérieure, à la règle, à l'obéissance, comme je l'ai expliqué la dernière fois, mais qu'ils se conforment aussi aux règles de la vie extérieure, qu'ils ne s'isolent point, mais soient toujours unis, de cœur et de fait, à toute leur communauté, à tout leur Institut. Je vais plus loin: que vos études, que la direction des âmes, que l'éducation de la jeunesse, que tout ce que vous ferez parte toujours de ce principe: Je suis Oblat de saint François de Sales.

Vous étudiez la théologie, la philosophie. Que ce soit surtout au point de vue de ce qu'a dit, de ce qu'a écrit, saint François de Sales. Il y a une philosophie, une psychologie en particulier bien belle, il y a une théologie admirable dans saint François de Sales. Vous étudierez ces deux sciences maîtresses avec saint François de Sales. Vous les  étudierez aussi avec ce qu'a dit et écrit la bonne Mère. Cela vous donnera bien des lumières. Vous les étudierez dans le but pratique d'être un Oblat instruit, à la hauteur de sa tâche, capable d'instruire les âmes, de se faire écouter d'elles, de leur faire du bien. Vous ferez converger ainsi vers un but unique toutes vos études.

Vous ferez pareillement pour vos études d'histoire. Vous partirez de ce principe: L'histoire, c'est Dieu qui mène les peuples aux fins que lui‑même s'est proposé. Tous les faits de l'histoire convergent là, et c'est seulement à cette lumière que vous les comprendrez. Il y a là une grande révélation. A la  lumière de Dieu et des connaissances divines vous étudierez l'histoire, et vous la comprendrez, l'histoire générale des peuples et l'histoire de chaque âme en particulier. En vous plaçant dans cet horizon, vous aurez une vue claire, distincte; vous aurez la vraie philosophie de toutes les volontés, la vraie philosophie de toutes les tendances. L'histoire, c'est la manifestation de la volonté de Dieu, c'est la bon plaisir divin. Partez de ce principe tout salésien.

Je vais plus loin. Dans les sciences physiques, dans leur harmonie entre elles, nous trouverons cette même unité du principe: la volonté de Dieu. Tout est là. Dieu a fait le monde extérieur et naturel sur le modèle du monde surnaturel. Dieu est Dieu, et il n'y pas deux manières d'agir. Il a fait le monde surnaturel, il a fait encore le monde immatériel, le monde de l'intelligence. Il a fait enfin le monde matériel. Et tout est fait sur le même modèle. Le P. Daum me disait à Rome: “Il n'y a pas une démarcation très sensible entre le surnaturel et le naturel. De même que de la pensée à la matière on ne peut pas non plus établir toujours une séparation bien nette. On ne sait trop parfois où cela commence et où cela finit”.

Je fais des mathématiques. Comment arriver avec elles au même résultat? D'abord, les mathématiques vous apprendront l'obéissance. Vous trouverez Dieu et la loi de l'obéissance à chaque pas, en faisant des mathématiques. Les mathématiques, c'est l'ordre, c'est le principe sur lequel Dieu a tout établi: l'ordre, la justice, et par conséquent l'obéissance. Ces choses vous paraissent peut-être singulières: elles sont profondément vraies. Quand j'étais au séminaire, j'ai fait ma philosophie, ma logique, non pas tant avec le livre qu'on nous enseignait et que je trouvais drôle — c'était la logique de Port‑Royal — qu'en me rappelant ma géométrie. Je trouvais dans la géométrie des lumières pour la logique, j'y rencontrais des jouissances aussi, des vues, des aperçus qui me rendaient très heureux. Ces découvertes, m'éclairaient et me confirmaient les dogmes de la foi. Je comprenais mieux ce qu'était la foi, sur quelles matières elle s'exerçait. Et ce n'était pas de l'imagination, c'était la réalité.

Je dis tout cela pour que vous compreniez qu'un bon Oblat doit mettre toute son affection, tout son cœur, tout son travail à faire converger ses études et ses efforts vers cette pensée: “Je suis un Oblat de saint François de Sales, je dois l'être de plus en plus, je dois vivre moi‑même et faire vivre les âmes de la doctrine des Oblats, je dois tout éclairer, tout illuminer en moi et autour de moi avec ce flambeau-là, je dois tout réchauffer à ce foyer”. La Congrégation alors sera quelque chose. Nos individualités ne seront plus alors comme des saules pleureurs plantés solitaires au bord du chemin. Demandez au bon Dieu de vous faire comprendre cela.

C'est une école que la doctrine de saint François de Sales. Les anciens philosophes avaient leurs écoles: en voilà une qui vaut bien les leurs. Bien des fois la sœur Marie‑Geneviève me l'a répété dans les années qui précédèrent la proclamation du doctorat de saint François de Sales: “Dans quelques temps, notre saint fondateur sera déclaré l'un des plus grands savants du ciel”. Et elle ne savait rien du tout de ce qu'on faisait à Rome à ce sujet.

Demandez de bien comprendre cela. Ne laissez pas périr entre vos mains ce trésor enfoui. Voyez ce que font les Pères Jésuites, prenez ce qu'ils ont écrit sur la théologie, la prédication, les sciences, sur toutes choses. Cela ne sort pas du cercle. Tout est groupé autour du livre des Exercices spirituels de saint Ignace. Ils commencent à en sortir un peu, paraît‑il, dans quelques- unes de leurs  prédications, mais c'est peu de choses. Jusqu'ici ils se sont confinés sur ce terrain-là. Les Exercices sont à la base de tout. Et nous, mes amis, soyons capables de comprendre que là, et là uniquement, est aussi notre force. Attachons‑nous aux principes, aux moyens de saint François de Sales, qui nous sont enseignés. Nous sommes les dépositaires de cette doctrine. Et alors tout ce que nous ferons sera quelque chose de bon, de bien, de fécond. Pour cela, il faut aimer notre métier, il faut aimer notre Congrégation.

La mesure du dévouement que nous apporterons à notre Congrégation sera aussi la mesure des lumières que nous recevrons de Dieu pour nous diriger. Ce sera aussi la mesure des joies intérieures, des jouissances et des consolations que Dieu nous départira. Et dans les petites peines et mortifications de chaque jour, et même quand il se rencontrera quelque grande peine ou mortification, nous ressentirons une immense jouissance, en rapport avec la générosité du don de notre volonté, en rapport avec l'abandon que nous aurons fait de tout notre cœur.

Donc, mes amis, dirigez bien tout l'intérieur et l'extérieur de votre vie en suite de ces principes, en suite des enseignements que vous avez reçus par la formation du noviciat, par la lecture des ouvrages de saint François de Sales, par la lecture de la Vie de la bonne Mère et aussi celle des Pensées de la bonne Mère. Cela doit faire votre fonds, un fonds fort, un fonds solide, sur lequel vous puissiez vous appuyer et qui vous fasse aimer la Congrégation et remercier Dieu sans cesse de vous avoir appelés là.

C'est une chose remarquable que jusqu'à présent je n'ai jamais vu personne quitter la Congrégation des Oblats de saint François de Sales, personne, personne, sans le regretter ensuite, sans venir ensuite dire un jour ou l'autre: “Il y avait pourtant là quelque chose qui n'est pas ailleurs!” Tout le monde le dit, mes amis. Donc cela est. Que chacun recueille, de ce que je viens de dire, quelque chose de pratique pour soi. Comprenons que pour bien faire, pour être un bon Oblat, il ne faut pas s'isoler et agir individuellement. C'est une horloge. Cette roue qui est sur la table, toute démontée et isolée, ne fait rien, elle est inutile. Si l'horloger la remet à sa place, elle marchera, elle aura son action utile, son résultat. Priez à la sainte communion, priez à la sainte messe pour comprendre ces choses‑là. Priez aussi pour que, dans la communauté, on sanctifie bien ses manières de voir, on pratique bien l'abnégation des volontés personnelles, dans la mesure et de la manière dont Dieu le désire. Mettez‑vous bien à tout cela. Encore une fois, et toujours, ce que nous avons, qui est‑ce qui l'a? Allez le chercher ailleurs. Cherchez une théologie, cherchez une stratégie qui soit plus efficace. Cherchez‑la! Nous demanderons à la bonne Mère de nous faire comprendre cela du haut du ciel. Elle était bien désireuse de voir l'Œuvre, puisque, au moment d'expirer, elle disait: “Je voudrais vivre encore pour voir ce que le bon Dieu va faire, mais ce que j'aime le mieux, c'est la divine inclination”. Quand je compare, mes amis, les résultats obtenus avec la grandeur de la promesse, je vois et constate que nous ne sommes pas encore tout à faire au niveau.