Chapitres pour les Oblats 1873-1899

      

Il faut que nous soyons des Directoires vivants

Chapitre du 31 janvier 1894

Il y avait à Rome un Cardinal qui, disait‑on , parlait 25 langues et comprenait toutes les autres. Un professeur du grand séminaire de Troyes, désireux de le voir et de l'entendre, sollicite une audience. Comme il l'abordait, le Cardinal lui demande quel était l'objet de sa visite. “Je viens vous offrir mes hommages et vous consulter”. — “Je vous comprends, M. l'abbé, vous êtes curieux de voir un dictionnaire vivant. Eh bien! regardez‑moi”. Il faudrait, mes amis, que tout Oblat pût dire à ceux qui l'interrogent sur l'esprit de l'Institut: “Regardez-moi, j'en suis un dictionnaire vivant, un Directoire vivant”. Sans doute les voies à suivre varient selon les dispositions intérieures de l'âme, mais ces voies ne doivent jamais s'écarter de celle que nous ouvre le Directoire. Le Directoire doit rester le trait particulier qui distingue l'Oblat.

En pratiquant le Directoire, on arrive non seulement à former en soi le vrai religieux, mais on reçoit de la fidélité à l'observer d'abondantes lumières qui éclairent notre intelligence et lui donnent une connaissance sûre et approfondie des plus hautes vérités dogmatiques et morales. On y puise le secret de sa propre direction et de celle des autres. Avec la pratique du Directoire, nous devenons complets, plus complets qu'en suivant une autre direction, si habile, si pieuse et si sûre qu'elle soit. Les autres directions prennent surtout l'homme dans ses actes extérieurs et elles ont pour objet de les régler. Notre direction descend dans l'intime de l'âme et s'en empare pour régler toutes les aspirations du cœur et de l'âme en vue de les unir à Dieu.

Aussi l'étude du Directoire doit‑elle être notre continuelle préoccupation. Il faut que depuis notre réveil jusqu'au moment de notre repos nous ne le perdions jamais de vue. Il doit être notre substance, la substance solide qui entretienne notre vie religieuse. Méditons les articles les uns après les autres. Cette méditation mettra de l'ordre dans l'ensemble de notre vie. Et Dieu qui est l'ordre par excellence, qui a établi l'ordre en toutes choses, Dieu sera ordonné, honoré dans l'ordonnance qu'il a voulue pour l'univers, et particulièrement pour les êtres intelligents. Il verra avec complaisance cet ordre dans la succession de nos actes et il redira pour nous cette parole des premiers jours: “Dieu vit que cela était bon” (Gn 1:25).

Autrefois on avait donné une série de 32 choses à faire par jour pour observer fidèlement le Directoire. Cela est tombé. Il faudrait peut-être y revenir, afin que tous, novices et profès, se mettent à la pratique exacte de leurs obligations. Car je le répète, il faut que nous soyons des Directoires ambulants, dans nos différentes occupations de la journée. Le Directoire, c'est le moule qui doit nous former et c'est aussi un moyen très efficace de nous rendre instruits, intelligents, capables de comprendre les choses spirituelles et matérielles, de pénétrer les mystères de toute science. Toute parole vraie vient de Dieu et toute lumière rayonne de lui; “LeVerbe était la lumière véritable, qui éclaire tout homme venant en ce monde” (Jn 1:9). Il faut donc, je le répète, que nous soyons de vrais Directoires et alors nous serons de vrais religieux complets, plus qu'on ne le serait avec une règle purement extérieure qui pourrait bien sans doute nous donner de bonnes habitudes pour faire telle ou telle chose, mais qui ne nous donnerait pas si bien l'amour de cette chose.

Le matin, faites votre oraison avec le Directoire. Examinez si vous n'avez pas manqué à quelque point de votre règle, si vous avez entendu la messe comme le marque le Directoire, et voyez les remèdes que vous pouvez apporter à ces manquements et prenez de fermes et généreuses résolutions pour être fidèles au Directoire pendant la journée. C'est si bon de s'astreindre à son Directoire que ceux de nos Pères qui le font ne cessent de nous assurer qu'ils y trouvent tout selon les besoins de leur cœur, de leur âme. Ils y trouvent également des ressources immenses pour les autres, soit qu'il s'agisse de prêcher ou de confesser.

Le P. Bony m'écrit et me parle du bien que fait le Directoire dans la conduite des âmes. Le P. Pernin et tous nos Pères qui prêchent, toutes les fois qu'ils parlent avec l'esprit du Directoire, sont goûtés et écoutés avec plaisir et surtout avec fruit. Sans doute on prêche la même doctrine partout, mais on ne la prêche pas partout de la même manière, on ne donne pas les mêmes motifs pour la faire accepter, et ceux du Directoire répondent aux besoins de toutes les âmes. Cette action du Directoire semble s'imposer à toute âme, à l'heure présente, qui veut faire des progrès dans les voies spirituelles.

On sent aujourd'hui de plus en plus la nécessité de s'appuyer sur la doctrine de notre saint fondateur, de prendre son esprit, de s'animer des ardeurs de sa charité. Tout le mouvement religieux de notre époque se fait en ce sens. Mais c'est à nous à le diriger, à nous à le soutenir, à nous à le faire comprendre et à le rendre vraiment pratique. Pour cela, montrons‑nous de vrais Oblats; que notre direction devienne accessible à tous et qu'en en faisant la règle de nos pensées, de nos désirs et de nos actes, nous présentions en chacun de nous l'image de notre bienheureux Père, qui n'était lui‑même que l'image de Notre-Seigneur Jésus-Christ. Voyez comme de tous côtés on va à saint François de Sales; c'est lui qui est à la tête du mouvement de l'Eglise.

Sœur Marie-Geneviève me disait, quelques temps avant la définition du doctorat, qu'il allait être déclaré l'un des plus grands savants du paradis et qu'il était maintenant plus occupé et chargé d'affaires que jamais. Et je crois aux paroles de la Sœur Marie-Geneviève qui était une grande sainte. Il y a, me semble‑t‑il, entre Jeanne d'Arc, qui vient d'être déclarée vénérable, et elle, de bien frappantes ressemblances. Comme Jeanne d'Arc, Sœur Marie-Geneviève entendait des voix dans le ciel, et toutes les prédictions qu'elle m'a faites se sont réalisées jusqu'ici. Avant d'être Visitandine, elle était fille de ferme et elle était à l'étable occupée à donner à manger à ses vaches la première fois qu'elle entendit elle aussi des voix. Et Notre-Seigneur lui apparut. La jeune fille, à cette époque, commençait à devenir vaniteuse. Elle avait du goût pour les plaisirs du monde; elle songeait en ce moment‑là même à venir à Troyes pour acheter quelques bijoux avec ses petites économies.

Notre-Seigneur lui dit: “Tu cherches à te faire belle et moi, j'ai souffert et j'ai été déchiré de coups pour toi”. La jeune fille comprit l'avertissement divin et elle s'en alla dire à sa mère et à sa sœur: “Je me perdrais ici; il vaut mieux que je m'en aille d'ici!” Elle s'en vint à Troyes se mettre au service d'une vieille demoiselle chez qui elle put mener désormais une vie plus édifiante. Elle allait toujours à la première messe à la cathédrale. Une nuit, trompée par le clair de lune, elle crut qu'il était grand jour et arriva à une heure du matin à la porte de l'Eglise. La patrouille qui passait à ce moment‑là la ramassa comme une vagabonde, malgré ses protestations, et l'emmena passer le reste de la nuit au poste, où sa maîtresse dut la venir chercher le lendemain matin. Elle passait un jour devant la porte de l'évêché au moment où descendait de voiture une noce magnifique. Elle fit la pratique de détourner les yeux, malgré l'envie qu'elle avait de voir la mariée. Elle entre à la cathédrale et elle entend Notre-Seigneur lui dire distinctement au fond du cœur: “Parce que tu n'as pas voulu regarder tu me verras toujours!” Et dès ce moment elle ne perdit plus la présence de Dieu. Eh bien, pour en revenir à saint François de Sales et au Directoire, que chacun de nous s'y remette bien de tout son cœur.

Le matin, faisons volontiers notre oraison avec notre Directoire et continuons toute la journée. Sans doute vous éprouverez des difficultés, des tentations, car le grand défaut des Oblats, c'est qu'ils font souvent leur règle sans goût, sans attrait, péniblement. Les commencements surtout de cette vie d'application et d'union à Dieu sont parfois difficiles et demandent un grand travail de la part de l'âme, mais sans compter sur le mérite de nos efforts et de notre constance, il se dégagera de l'habitude que nous finirons par contracter, il s'en dégagera une douceur, une simplicité d'action qui feront de notre vie le commencement de la vie du paradis.

N'oublions jamais que ce qui a fait saint François de Sales, la bonne Mère, la Sœur Marie-Geneviève, c'est le Directoire. C'est aussi le Directoire qui a formé toutes ces Visitandines célèbres qui ont écrit, des premières en France, des pages si littéraires et si françaises. Il n'y a pas d'objection à faire là contre. Toutes les âmes qui se sont astreintes généreusement au Directoire en ont rapporté un cachet de sainteté, d'intelligence et de distinction très remarquable. C'est ce qui avait fait dire à Mgr Cœur: “La Visitation, c'est l'aristocratie du ciel!” Maîtrisons nos passions, dominons notre amour-propre, rejetons notre volonté propre pour ne plus faire que la volonté de Dieu, accueillie fidèlement et à tout instant par le moyen du Directoire, et nous vivrons habituellement dans la présence et dans l'amour de Dieu, et notre âme acceptera tout de la main de Dieu, les peines et les joies, les ordres et les permissions de Dieu, non pas seulement d'une volonté sèche et résignée, parce qu'il le faut bien, mais d'une volonté énergique et affectueuse, qui fait ce qu'elle a à faire uniquement pour être agréable à Dieu et pour être aimée de lui. Pour nous, la meilleure manière d'être agréable à Dieu, c'est de bien pratiquer notre Directoire.