Chapitres pour les Oblats 1873-1899

      

Faire bien ce qui remplit nos journées

Chapitre du 11octobre 1893

Nous voilà rentrés, mes chers amis. Mettons‑nous de tout cœur à tout ce que nous avons à faire. Faisons bien de tout notre cœur et religieusement, non seulement ce qui est de notre emploi, nos classes, nos études, nos surveillances, mais encore tout ce qui est du détail de notre vie religieuse, tout ce qui remplit nos journées. Dieu nous a donné deux facultés pour le bien servir, l'intelligence et le cœur. L'intelligence n'est jamais à court, quand le cœur va de l'avant. Le cœur apprend à l'intelligence du religieux comment il faut faire pratiquement pour bien préparer ses classes, suivre les progrès de ses élèves et les stimuler, et faire tout cela surtout bien surnaturellement et pour le bon Dieu.

Aimons à invoquer l'Esprit-Saint, qui est l'auteur et le donateur de toute lumière et qui ne nous manquera pas, chaque fois que nous l'appellerons. Redisons avec plus de confiance que jamais le Veni sancte Spiritus; ne le disons pas par habitude, machinalement, sans songer à nos paroles comme nous le faisons trop souvent. C'est le Saint-Esprit qui gouverne l'Eglise et qui la régit. Nous ne sommes pas orphelins, comme nous le disait Notre-Seigneur; nous avons avec nous le Paraclet qui remplace Notre-Seigneur sur la terre.

C'est donc une bien louable et sainte coutume de prier le Saint-Esprit au commencement de tous nos exercices. Nous ne réfléchissons pas assez que cette prière‑là n'est pas une prière comme une autre. Nous nous adressons à celui qui est chargé de régir l'Eglise de Dieu, de remplacer au milieu de nous la personne adorable de Notre-Seigneur, de nous donner la lumière, l'intelligence et le cœur. Faisons‑y donc une spéciale attention , et je vous en donne l'obéissance au commencement de cette année scolaire. L'esprit du mal a partout une influence immense; c'est un nouveau déluge universel qui lui aussi submerge tout. Il n'y a aucun moyen d'éviter la catastrophe, à moins d'avoir recours au Saint-Esprit. Demandons‑lui le cœur qui nous est nécessaire dans cette lutte difficile au milieu de nos élèves, au sein de toutes les fatigues qui nous accablent.

Nous avons cru devoir adopter cette année une mesure toute particulière concernant les études dans nos collèges. Que tout le monde l'accepte bien et que ceux qui ont pour cela des sacrifices à faire les fassent généreusement. Ce sera une grosse peine sans doute de ne plus avoir d'élèves à soi, dans sa classe, dans sa main. Je ne suis point scandalisé de voir que ce nouvel ordre établi puisse répugner à quelques-uns et je le comprends. Les classes organisées sous un seul professeur sont plus intéressantes, on peut mieux suivre ses élèves et s'affectionner à eux. L'éducation, avec un excellent professeur de classe, peut alors sans doute beaucoup y gagner. Mais nous sommes obligés de nous maintenir au niveau de l'instruction que donne l'Université qui, elle, ne songe guère à l'éducation. Nous descendrions facilement, si nous n'y prenions garde, au‑dessous de ce niveau de nos adversaires. Il faut donc forcément passer par cette institution de cours au lieu de classes. Si c'est une pratique de mortification pour quelques-uns, qu'ils en fassent leur profit. Qu'ils demandent à Dieu de façonner lui‑même le cœur et la volonté de leurs élèves. Pour qu'un professeur se soutienne actuellement à la hauteur de sa classe, il est de toute nécessité qu'il devienne spécialiste. Un spécialiste devient facilement très fort.

Le meilleur professeur de latin de France était peut‑être un individu d'Arcis qui s'appelait Carre. Il était dans l'Université. Comme il avait mauvaise tête, il se brouilla avec les autorités, il écrivit des insolences au Ministre, il donna sa démission de professeur et ouvrit une maison spéciale pour la préparation au baccalauréat. Il faisait réussir tous ses élèves. Je lui portai un jour une petite composition latine de M. Grosperrin qui était alors professeur de cinquième. Il me la rendit après l'avoir mûrement examinée, sans aucune rature, ni correction : “Cherchez dans l'Université, me dit‑il, vous chercherez longtemps avant de trouver quelque chose qui vaille cela! Et je crois que je sais le latin!”, ajoutait‑il en se rengorgeant, “mais je ne sais que cela”. Tout professeur qui s'adonne à une branche unique peut aller très loin. Les élèves sentant qu'ils ont affaire à un professeur instruit et méritant l'écoutent, l'aiment et l'admirent. Voilà, mes amis, des motifs qui sont très vrais et très bons, en faveur de notre nouveau système.

Il y a sans doute un côté défectueux, pénible, regrettable. Tâchez d'y remédier dans la mesure du possible et faites‑en votre profit surnaturel. La pensée qui m'a poussé par‑dessus tout est celle de faire de nos élèves et aussi de chacun de vous, mes amis, des hommes de valeur et non pas des à-peu-près. Soyons tous quelque chose! Ce matin je reçois une lettre d'un curé, de mes anciens condisciples, qui m'adresse une invitation à laquelle je ne puis aller. C’est le curé de Trainel. Ce que je regrette le plus, c'est de manquer l'occasion de me retrouver avec de très excellents condisciples qui seront réunis là. C'est très vrai. Qu'est‑ce qui les a rendus excellents tous? C'est qu'au petit comme au grand séminaire, tous — et je faisais comme eux et j'en suis heureux — tous s'efforçaient d'étudier, d'obéir, d'agir avec conscience et sérieusement. Dans les classes nous étions attentifs, dans les études nous gardions le silence, nous ne disions pas un mot. Quand nous manquions au règlement, nous nous le reprochions, nous nous en confessions et en faisions pénitence. Nous avons eu un professeur très distingué, de la cinquième à la rhétorique. Il savait donner un moment de la classe aux choses de la foi, aux pensées de la religion.  C'était un bon et saint prêtre. Les prêtres qui nous dirigeaient étaient également bons et saints.

Une telle formation, sous de tels guides, devait faire nécessairement des élèves sérieux et plus tard des prêtres instruits fidèles à leurs devoirs. Et c'est ce qui est arrivé. Je vois ce que sont devenus tous mes condisciples qui ont reçu cette formation. Ils ont fait un bien immense dans les paroisses où ils ont passé 30, 40 et 50 ans. Quelle somme de vertus, d'abnégation, d'amour de la volonté de Dieu, n'ont-ils pas enterrée là pour la fécondité du champ qui leur a été confié. Mais une petite parole dite dans le moment du silence, qu'est‑ce que cela? Une petite liberté, ce n'est rien! Un petit manque de charité, quelques moments perdus dans l'oisiveté ou en dehors de l'obéissance? Ce n'est rien, mais avec ces riens vous auriez pu faire des choses excellentes, parfaites, et ces riens vous ont mis dans l'infidélité et ont tari les grâces intimes de Dieu dans votre âme. Prenez bien garde à cela, au noviciat surtout. Une parole dite par désobéissance et légèreté au noviciat est pire qu'un vol. Un vol est l'indice d'une âme qui n'est pas honnête. Mais est‑elle honnête, l'âme du gredin qui, par des paroles de désobéissance et de légèreté, dissipe les grâces du bon Dieu dans son âme et dans celle de ses frères. Vous êtes venus au noviciat pour être religieux, et ce que vous faites détruit et démolit chez vous et chez les autres la vie religieuse.

Si un menuisier au lieu de raboter ses planches se mettait à les scier à tort et à travers, s'il coupait en trois ou quatre morceaux des planches de deux mètres de long qui doivent être utilisées dans toute leur longueur, ne dirait‑on pas que c'est folie? Oh! s'il travaillait pour son compte, on ne pourrait pas dire sans doute qu'il a fait un péché! De même le religieux qui ne garde pas le silence fait quelque chose de plus triste dans ses conséquences qu'un péché, c'est une folie, c'est un malheur. C'est sa vocation mise en pièces, c'est la planche coupée et déchiquetée. En tout ce qui concerne l'esprit de dépendance, la règle, l'obéissance, il n'y a donc pas à discuter. Il n'y a pas à dire: “Cela n'est rien”. Cela est toujours excessivement sérieux. C'est ce que vous devez faire. Si vous ne le faites pas, vous n'êtes plus rien, vous n'êtes pas religieux, vous n'êtes pas des séminaristes non plus, vous n'êtes pas des étudiants. Qu'êtes-vous donc?  Pourquoi y a‑t‑il tant d'idées fausses dans le monde? Parce que personne ne prend plus au sérieux les détails de sa vocation, les plus minimes de ses devoirs.

Je voyais hier un bijoutier qui est à la tête d'une entreprise très considérable, et je lui demandais quelques explications sur la valeur des objets dont il fait commerce. Il m'a dit beaucoup de choses très intéressantes et en particulier celle‑ci: qu'en exceptant les pierres très précieuses et les diamants, en général la valeur d'un ouvrage d'orfèvrerie dépasse la valeur de la matière précieuse employée pour cet ouvrage. L'or, l'argent, quand ils sont ciselés et façonnés, ont moins de valeur intrinsèquement et en eux‑mêmes que n'en a la façon, le travail de l'ouvrier. Cette comparaison m'a semblé bien appropriée au sujet que nous traitons. Qu'est‑ce que peut valoir le travail de l'orfèvre? Un petit coup de ciseau ou de lime par‑ci, par‑là? Ce n'est rien, et voyez ce que cela vaut, plus que l'or et l'argent!

Chez le religieux c'est la même chose. L'état religieux, c'est une chose excellente, c'est un capital énorme. Mais la vie religieuse pourtant ne vaut que par le travail de chacun en particulier. C'est le travail personnel qui lui donne sa vraie valeur. C'est par l'attention à l'obéissance, c'est par le support patient de tel ennui, c'est en accueillant avec paix et douceur d'esprit, comme dit saint François de Sales, telle chose qui vous répugne, c'est par ces petits coups de lime et par ces petits coups de ciseau que vous façonnerez comme il faut votre vie. Nous ne sommes pas assez accoutumés à penser à cela. Nous sommes comme des séminaristes. Voilà un séminariste bon enfant; il travaille, mais il ne s'inquiète pas des petites choses. Est‑ce absolument nécessaire pour lui? Oh ! sans doute les séminaristes qui s'astreignent aux plus minimes fidélités font admirablement bien, mais enfin cette fidélité absolue et détaillée ne peut pas être exigée d'eux comme elle l'est de nous. En religion, si vous n'êtes pas fidèles aux plus minimes choses, vous n'êtes pas religieux! Savez-vous bien ce que valent ces petites choses? Elles donnent à l'âme de la dignité, elles créent en nous une personnalité d'une grande et réelle valeur. C'est cela qui fait l'homme. Demandez bien au Saint-Esprit l'intelligence de cette doctrine‑là. Voilà comment l'homme se réalise. Faites‑vous donc un devoir sacré d'être fidèles aux petites choses, faites‑vous-en un honneur et un grand honneur. Tenez comme une dignité, comme un honneur d'agir toujours ainsi. Quand j'allais à Notre-Dame des Ermites, je demandais à la sainte Vierge des lumières pour l’établissement de la Congrégation. Le P. Perrot, le maître des novices, me dit: “Mon Père, avec cette doctrine on peut tout remplir et on peut suppléer à tout”. “Qui sait”, ajoutait‑il, “s'il n'est pas dans les desseins de la Providence que les Oblats viennent suppléer et compléter tant d'Instituts qui font très bien sans doute, mais qui ne peuvent pas avoir l'influence qu'ils avaient autrefois et opérer ce qu'ils opéraient? Qui sait les Oblats ne sont pas appelés à remplacer un grand nombre d'ordres religieux?” Je n'ai jamais répété cette parole; elle n'est pas à redire, mais à bien comprendre. Le P. Perrot avait raison, si les Oblats sont de bons Oblats. A vous de ciseler, de couper, de préparer!