Chapitres pour les Oblats 1873-1899

      

Nous obéissons pour Dieu, à Dieu, directement

Chapitre du 24 mai 1893

Il faut utiliser tous les moyens que nous donne l'état religieux pour nous sanctifier, les coulpes par exemple. La manière dont on les formule ressent l'humilité, et cet acte d'humilité est si agréable à Dieu qu'il le dispose à nous donner aussitôt le pardon de nos fautes. Cette accusation publique, si nous la faisons bien, non seulement nous remettra les fautes que nous accusons, mais encore elle nous donnera un accroissement de grâces pour notre fidélité religieuse. Dans le sacrement, la grâce est cachée directement sous le signe sensible, sous l'eau du baptême, sous le pain et le vin de l'Eucharistie. Dans les sacramentaux, la grâce est là aussi, moins considérable sans doute, demandant plus aux dispositions, mais elle est là, et il faut la recueillir aussi ample que possible. Faisons bien toutes ces choses de la Règle avec cet esprit que nous demande notre saint fondateur, humblement recueilli, grave et sérieusement pieux. Ayons bien ainsi le vrai cachet des Oblats de saint François de Sales.

Au dernier chapitre, nous avons parlé de l'esprit d'obéissance chez les Oblats. Il ne faut pas seulement obéir dans un esprit de dépendance des supérieurs, mais dans un esprit d'affection. Le motif que je vous en donnais est que le religieux est non plus le serviteur mais l'ami de Dieu. Ce que le bon Dieu nous demande par l'obéissance, il faut le lui donner avec amour. Il faut aller à son supérieur avec l'affection du cœur: tout ce qu'il nous demande nous vient de Dieu. Voilà le motif surnaturel de notre doctrine de l'obéissance, voilà ce qui doit nous attacher à l'obéissance, et mettre dans notre obéissance cet esprit d'affection qui doit être le caractère particulier de l'obéissance des Oblats.

Nous sommes obligés à pratiquer cette obéissance affectueuse plus qu'aucune autre congrégation. C'est par le principe de la charité que nous devons faire toutes nos actions. Cette obéissance affectueuse est bien bonne et bien digne. Ce n'est plus l'obéissance passive, la soumission d'une volonté à une autre volonté. C'est la soumission à l'unique volonté de Dieu, c'est l'amour de la volonté de Dieu. C'est le plus grand, le plus digne usage que nous puissions faire de notre liberté. En obéissant ainsi, nous jouissons absolument de toute notre liberté. Nous faisons un acte qui nous convient, nous le faisons parce que nous l'aimons. Ce n'est pas sous l'empire d'une passion, d'une impuissance quelconque que nous agissons. Rien ne met entrave à notre liberté. C'est parce que nous le voulons que nous donnons notre liberté, et avec elle notre cœur. L'impuissance, la volonté perverse, la domination des passions peuvent seules mettre obstacle à ce don de notre volonté, qui alors n'est plus entièrement libre, ne peut plus aller à l'amour de son cœur, à la vérité et au bonheur. Rien n'est plus honorable que l'exercice de notre liberté dans ces conditions‑là.

Tous les êtres obéissent. Les animaux obéissent, mais la vraie obéissance, l'obéissance raisonnable, c'est d'être assez maître de soi‑même, pour ne soumettre jamais sa volonté à aucune passion ni à aucune faiblesse, mais seulement au Dieu que nous aimons et qui nous aime. Ainsi comprise, l'obéissance est toujours belle, grande et digne. Elle ne déshonore pas, elle honore et grandit. C'est tout ce qu'il y a  de plus beau, puisqu'elle nous approche de Dieu, qu'elle nous hausse jusqu'au Verbe divin, qui 1ui-même a voulu nous donner 1'exemple: [Le Christ] s’humilia plus encore, obéissant jusqu’à la mort, et à la mort sur une croix” (Ph 2:8).

L’obéissance ennoblit l'âme, la met en communion avec Dieu. Vous sentirez cela, et quand vous aurez ainsi obéi, vous verrez combien Dieu est plus près de vous dans le bréviaire, dans l'oraison, à la sainte messe et à la communion. Plus l'âme marche dans ce sens‑là, plus elle entre dans l'intimité de Dieu. Exerçons‑nous donc bien à cette obéissance, et redisons‑nous souvent que c'est l'acte souverainement grand et souverainement libre. Nous sommes alors les maîtres, libres de toute passion, de notre orgueil, de notre égoïsme, de notre lâcheté. Ni l'envie, ni l'ambition ne sont maîtresses. Nous les foulons aux pieds, et nous allons à celui que nous aimons et que nous voulons.

Demandons à Dieu son secours pour bien comprendre ces choses. Ne nous arrêtons pas à la vue de notre incapacité, de notre impuissance. Croyez‑moi, un religieux est autre chose qu'un être stupide, une machine qui va comme on la pousse. Vous êtes entrés dans une communauté religieuse pour obéir, mais vous n'êtes pas devenus pour cela des esclaves qui ne marchent qu'à coups de fouet. Si c'est ainsi que vous comprenez l'obéissance religieuse, vous n'êtes pas à votre place: il ne fallait pas entrer en communauté. Vous essayez de vous servir, dans l'obéissance, de palliatifs, de moyens termes. Ce n'est pas de chez nous: notre obéissance doit être tout autre. Nous obéissons pour Dieu, nous obéissons à Dieu directement, nous le faisons librement, spontanément, par amour. Tenez votre parole dans les termes que vous avez promis. Vous ferez ainsi ce que vous voulez, puique vous ne voudrez plus que la volonté du bon Dieu. L'homme est quelque chose, il ne faut pas l'annihiler, l'amoindrir et l'obéissance telle que nous la comprenons l'augmente au lieu de l'amoindrir.

C'était un grand philosophe que saint François de Sales. Au lieu d'écraser l'individu, de le transformer en machine, il le fait entrer par l'obéissance dans la plénitude de l'exercice de sa volonté, de sa liberté. Ce ne sont pas des phrases que je vous fais là, c'est quelque chose de positif et de pratique. En obéissant, ainsi, on est un homme, autrement on n'est rien du tout. C'est honteux! “Moi, j’ai dit: Vous, des dieux, des fils du Très-Haut, vous tous” (Ps 82:6).

Et voilà l'obéissance dans l'esprit de saint François de Sales, dans celui de la bonne Mère, voilà où elle nous conduit, à la charité envers Dieu et aussi à la charité envers nos frères. Qu'est‑ce que la charité? La charité est difficile parfois à pratiquer. Aussi est-ce le commandement exprès de Notre-Seigneur. C'est le second commandement qui est pareil au premier. Que doit être la charité chez nous? Elle doit avoir la même physionomie que l'obéissance: généreuse, grande et affectueuse. Entre confrères, entre membres d'une même famille, il doit y avoir une union intime et inébranlable. Dans les familles les plus unies, les plus chrétiennes, il y a parfois quelques misères.  On se pique par suite de certains défauts de caractère. A plus forte raison, cela doit‑il arriver dans une congrégation dont le lien est tout surnaturel, et où les tempéraments, l'éducation, les caractères, les idées sont dissemblables. Il faut que la charité réprime et gouverne tout.

Il faut que nous nous fassions le même raisonnement que par rapport à l'obéissance. La Providence de Dieu a mis là à côté de moi tel individu qui  gêne ma manière de voir, qui ne me convient et ne me plaît pas naturellement. Entre les meilleurs amis eux‑mêmes, il est impossible qu'il y ait toujours des inclinations et des pensées tellement conformes qu'il n'y ait pas de temps à autre quelque froissement. C'est comme les pots de terre qui s'entrechoquent et  s'écornent. Comment donc être charitable envers son prochain? Le principe à poser, c'est que Dieu a voulu que les choses fussent ainsi. Si vous avez plus de difficulté vis-à-vis de celui‑là, vous en serez quitte pour prendre une résolution plus forte. Mettez-vous au‑dessus de vos répugnances, de vos appréciations, et faites ce que Dieu vous demande. Pratiquez la charité en ne répondant pas par d'autres froissements aux froissements que vous avez reçus, et en aimant ce prochain qui vous est désagréable.

Mais comment l'aimer? Dans chacun de nous, il y a quelque chose de bon. Le bon Dieu nous aime tous. Il y a déjà cela de bon en nous, cet amour de Dieu pour nous. Il y a ensuite en chacun de nous quelque parcelle des divines perfections, dans notre intelligence, dans notre cœur. C'est un rayon émané de sa lumière éternelle, c'est une inspiration, un souffle de son cœur. Pourquoi ne pas nous placer à ce point de vue pour aimer notre prochain. Pourquoi nous attacher au mauvais côté que présente le prochain? Pourquoi vous efforcez‑vous de le voir à l'envers? C'est qu'alors vous manquez de capacité pour faire autrement. Vous êtes faibles d'intelligence et de volonté: c'est de la lâcheté. Vous êtes victimes de la jalousie ou de l'amour‑propre, et c'est ce qui vous fait suivre votre sentiment premier, la passion dont vous êtes esclaves domine tout autre sentiment. Vous n'êtes pas libres, vous n'êtes pas  affranchis. Délivrez‑vous et voyez désormais les choses à leur vrai point de vue.

Nous sommes réunis ensemble par des liens surnaturels. La vie des Oblats doit être la vie la plus surnaturelle qu'on rencontre dans tous les ordres religieux. Je ne veux pas dire, encore une fois, que nous soyons meilleurs que les autres, mais nous devons avoir dans notre vie un élément surnaturel plus abondant qu'aucun autre religieux. Nul autre Institut n'a des Constitutions, n'a de Directoire qui lui demande un sacrifice aussi complet de la vie naturelle. Combien de fois Mgr. Cortet ne m'a‑t‑il pas répété dans les commencements: “P. Brisson, vous êtes toujours dans le surnaturel!” Il me l'a bien dit cent fois, d'un air content, quand nous étions amis, et cinquante fois au moins d'un ton de reproche, quand nous étions fâchés. Peu importe sur quel ton, il me l'a dit et répété souvent. Bien d'autres l'ont senti et l'ont dit. Un brave homme qui est mort, et dont une fille est Visitandine, avait mis son fils à Saint-Bernard. “Pourquoi avez‑vous mis Alexis chez les Oblats”, lui disait‑on, “il n'y a pas là d'éducation, ce ne sont pas les Jésuites!” — “C'est bien pire”, répondit‑il.

Cela se sent, mes amis. Nous ne faisons pas les choses comme les autres. Nous n'avons pas une manière de procéder extraordinaire dans les choses temporelles, nous ne sommes pas des gens extraordinaires, nous savons ce que nous valons, quelle que soit la façon dont le monde nous envisage. Nous savons par suite quel est l'esprit dans lequel nous devons vivre. Or les Constitutions de la Congrégation nous disent qu'il faut vivre dans un grand esprit de charité, qu'il faut que nos rapports mutuels soient des rapports tout surnaturels, c'est‑à‑dire que ces rapports doivent être simples, bons, sans recherche, fondés sur la charité, sur l'amour de Dieu. C'est Dieu que nous devons rechercher et aimer dans nos frères, et ne pas suivre notre mouvement naturel, nos passions. Voilà la charité avec tous les caractères que lui donne saint Paul: “La charité est longanime, la charité est serviable; elle n’est pas envieuse; la charité ne fanfaronne pas, ne se gonfle pas” (1 Co 13:4).

Il faut nous placer à ce point de vue tout à fait surnaturel. Elle est belle, la charité exercée comme cela. Cela coûte. Nous sommes émus: nous faisons taire notre émotion. Nous sommes blessés d'un manque d'égards, d'un sentiment qui nous offense: recourons intérieurement au bon Dieu, et extérieurement faisons bonne figure. Il y a eu quelques paroles sèches, un peu contraires à la charité et à l'humilité: faisons ce que la Règle dit. C'est difficile à faire sans doute dans les collèges, dans les œuvres où l'on est séparés les uns des autres. Cherchons le moment et faisons la réparation aussitôt que nous nous trouverons en communauté. Entrez bien dans cette voie et agissez bien ainsi à l'égard de vos supérieurs, de vos confrères. Tenez ferme les rênes de votre bonne volonté, soyez sur vos gardes. Vous verrez qu'il n'est pas toujours facile d'être sans péché, soit contre la charité, soit contre l'obéissance. Veillez sur vous et vos chutes deviendront de moins en moins fréquentes, et de moins en moins graves surtout.

Dans votre oraison du matin, dans l'exercice de la préparation de la journée, tel que le demande notre saint fondateur, voyez bien tout à l'avance: “J'aurai à faire aujourd'hui avec tel ou tel. Cela me coûtera. Mon Dieu, je vous demande à l'avance votre grâce!” Il arrivera que ce jour‑là, vous ferez beaucoup plus de mal que les jours précédents, vous irez tout à l'opposé de vos résolutions et de vos promesses. Recommencez. Et si cela va mal encore cette fois‑là, peut‑être que la troisième fois vous réussirez mieux. C'est avec cela que nous deviendrons des saints, c'est avec nos exercices de chaque jour que nous nous formerons. La sainteté ainsi envisagée est facile. La bonne Mère me le répétait à chaque instant. C'est comme cela qu'elle se sanctifiait, et elle était une grande sainte. Dans les premiers temps, je disais à M. Chevalier: “Ce que la bonne Mère me dit du bon Dieu, faut‑il le croire?” Il me répondait:”Si vous ne le croyez pas tout à fait, vous aurez tort”. Eh bien, la bonne Mère répétait sans cesse: “Il faut laisser le tout pour le tout”. On trouve le tout de Dieu pour soi et pour les autres quand on a tout donné à l'obéissance, tout donné à la charité, quand on n'a rien réservé pour soi, mais bien donné tout à Dieu, tout ce que vous êtes et tout ce dont vous êtes chargés.