Chapitres pour les Oblats 1873-1899

      

L’Oblat forme un individu et reste un individu

Chapitre  du 19 avril 1893

La Congrégation s'accroît, lentement il est vrai, mais cet accroissement est sensible. Il est donc bien nécessaire, pour chacun de nous, de savoir d'une manière précise ce que c'est qu'un Oblat de saint François de Sales.

Pourquoi en effet des Oblats de saint François de Sales? puisqu'il y a déjà tant d'ordres religieux, et pourquoi viennent-ils en ce moment? Le mot “Oblat” ne veut pas dire tout-à-fait “religieux”. Saint François de Sales, écrivant au Cardinal Bellarmin au sujet du nouvel Institut de femmes qu'il projetait, lui disait que ses “deux Congrégations [monastères] de vierges et de veuves” [Annecy et Lyon], méritaient “plus exactement le nom d’Oblates que celui de Religieuses ou de Moniales” - [“... licet verius Oblatae quam veri nominis Religiosae aut Moniales censendae sint...”] (Lettre CCXIX; 10 juillet 1616; ŒA, XVII, 239-240). Ainsi, pour mieux vous faire comprendre la différence, les Jésuites sont des “religieux”. Ils obéissent à une règle qui fixe absolument tout ce qu'ils doivent faire. Ils ne forment tous ensemble qu'une seule et même individualité. C'est là certes un grand avantage, et les Jésuites sont une puissance de l'Eglise. Ils ont rendu déjà d'immenses services et continueront d'en rendre jusqu'à la fin du monde. Pourquoi alors ne pas se contenter des Jésuites? Pourquoi des Oblats? C'est que les Jésuites font partie d'un tout, et chaque Oblat forme et reste un individu. Il n'obéit pas à une impulsion qui fixe tout en lui, et jusqu'à ses pensées: il agit d'après son impulsion propre.

“Mais alors”, direz‑vous, “ce n'est plus une Congrégation”. Ecoutez et comprenez bien. Les Jésuites se donnent corps et âme; leur réunion forme un tout complet qui a de l'entente, qui a de la vie et de l'action. C'est un corps d'armée qui se met en marche. Mais pourquoi, chez les Oblats, vouloir remplacer par l'action individuelle l'action générale? C'est que maintenant la société n'admet plus guère la force générale. On ne peut plus maintenant vaincre la force par la force. La force du monde est devenue immense, par suite du développement des passions. Ce n'est plus dans l'esprit de l'Eglise d'opposer une résistance collective. Voyez: lePape conseille aux catholiques de ne pas se réunir en partis, de ne pas opposer 1a force, de ne pas prendre d'autre bannière que celle de la religion. Maintenant donc l'action collective ne peut plus suffire; il faut y ajouter l'action individuelle qui pénétrera mieux jusqu'au cœur dans le camp ennemi.

Que chacun de nous s'y applique donc avec courage. Nous avons donc les avantages de la vie religieuse, et pourtant chacun de nous conserve son individualité, presque son autonomie. Un Oblat a son Directoire, ses Constitutions, son Coutumier, il est obligé à la pratique de ses vœux. Mais, à part cela, il est absolument libre. Il ne reçoit pas de mot d'ordre pour la façon dont il doit penser, on ne lui impose aucune opinion politique ou sociale. Il a son ressort personnel, ce qui lui permet d'augmenter sa valeur. On peut même dire que cet état est le plus haut degré de la liberté, car enfin, si l'Oblat obéit aux Constitutions, c'est parce qu'il l'a voulu et qu'il le veut. Il a choisi l’obéissance. Il s'est imposé à lui‑même sa volonté, et par suite il fait parfaitement ce qu'il veut. C'est là la force des Oblats.

Un Bénédictin de Notre-Dame des Ermites, dom François de Sales me disait: “L'Oblat est le religieux de notre époque. Il a avec lui tout ce qu'il faut pour porter secours à la société, il a tous les moyens d'action”. En effet, ce mode d'existence religieuse convient à toutes les situations et à tous les moments de la vie.  Un Oblat sera menuisier, confesseur, prédicateur et même juge de paix, comme à Pella.

Il n'y a jamais de force sans résistance, sans point d'appui. Ce point d'appui, nous le trouvons en nous‑mêmes, comme le Jésuite le trouve dans sa Congrégation. C'est une force, une valeur absolument intrinsèque et qui peut produire des effets considérables, plus considérables qu'autrement, car chacun pousse de son côté, et dans la mesure de la grâce que Dieu met en lui.

Voilà notre point d'appui, notre force. C'est le levier le plus puissant que nous puissions trouver. Les lois physiques et les lois morales se ressemblent. Si nous valons quelque chose, c’est à ce principe que nous le devons. Cette manière de faire en effet laisse dans la pratique de la Règle une liberté très grande et elle donne à l'intelligence toute sa force.

Chaque Institut a un principe religieux nécessaire, qui est le même pour tous: c'est le même fondement, la même base qui constitue tous les religieux. Sur cette base, chaque ordre a élevé spontanément une législation, des Constitutions appropriées à sa vie intime, et qui constituent l'esprit propre de chaque Institut. Ainsi le Jésuite est “comme un cadavre” entre les mains de son supérieur, “tamquam cadaver. C'est là certes une bien belle chose, et cette cohésion de toutes les volontés ainsi sacrifiées est admirable. Encore une fois, chez nous, chacun conserve son individualité. Il participe certainement à tous les bienfaits de la vie religieuse, il est aidé par les prières de ses confrères, il a tous les avantages des vœux. Mais, par exemple, quand on l'attaque, on n'attaque que lui seul, et non pas la Congrégation toute entière. Je dis cela parce que je me souviens que faisant certaines petites remarques à un Jésuite il me dit: “Mais en moi vous attaquez toute la Compagnie!” Ce n'était certes pas mon intention.

Si cet ordre d'idées vous semble singulier, rappelez‑vous encore une fois que nous ne sommes pas des religieux comme tous les autres. Concernant les Visitandines, saint François de Sales disait qu’il fallait les considérer comme “Oblates”, plutôt que comme “Religieuses ou Moniales”. Voilà le but que nous aussi nous devons nous proposer.

Il y a un ordre religieux qui n'a jamais eu besoin de réforme. Je puis dire  dans un certain sens que c'est celui-là qui ressemble le plus aux Oblats: c'est l'ordre des Chartreux. Ce sont les plus liés, les plus resserrés, semble-t-il, et pourtant ce sont les plus libres. Seuls avec Dieu dans leurs cellules, ils font, ils pensent ce qu'ils veulent.

Voyez aussi dans les derniers décrets de Rome relatifs aux religieux. Ce qui perce, c'est bien un peu la dislocation des “religieux” proprement dits. Les décrets semblent bien donner davantage à chaque religieux la responsabilité de ses propres actes. Donc, qu'un Oblat ne soit pas simplement une machine, une roue ou une bielle, mais quelque chose de complet, d'absolu, une unité et non pas une fraction.

Mais ces principes tendent-ils à faire des Oblats des orgueilleux, des indépendants? Oh! non, certes. Ce serait bien mal les comprendre, et ce serait leur donner une portée qu'ils sont loin d'avoir. Au contraire, soyez fidèles à ces principes, et vous aurez un profond respect pour vos supérieurs, et cette liberté, vous 1'emploierez comme il faut, comme Dieu vous le demande, à mieux faire ce que l'obéissance impose.

Saint François de Sales, dans sa grande perspicacité, voyait bien déjà à l'époque où il vivait, la déclivité du monde. Il prévoyait bien que cette tendance irait toujours en augmentant, et c'est pour cela qu'il a voulu jeter des fondements, des principes nouveaux. Il a pensé que le meilleur moyen serait de fonder une congrégation d'individus qui se réuniraient, qui vivraient en communauté et participeraient à tous les avantages de l'union, de la simplicité de vie et de l’uniformité. Et il y a pleinement réussi. En passant en Italie, je voyais les Visitandines. Elles ressemblent parfaitement à celles de France et de tous les pays. Et pourtant elles ne reçoivent aucun mot d'ordre. Chacune d'elles est libre dans son emploi, et en pratiquant l'obéissance. Chez nous, c'est donc dans l'individu qu'est la force, en utilisant les moyens que Dieu a mis en chacun de nous. Remercions-le donc de cette grande grâce qu'il nous a faite. Répondons‑y noblement et généreusement, montrant en nous, suivant le conseil de saint Paul à Tite, “un exemple de bonne conduite: pureté de doctrine, dignité, enseignement sain, irréprochable” (Tt 2:6).