Chapitres pour les Oblats 1873-1899

      

De la réfection

Chapitre du 6 janvier 1892

“Que les Frères n'aillent pas au Réfectoire seulement pour manger; ains pour obéir à Dieu et à la Règle, ouïr la sainte lecture, dire les coulpes, recevoir les avertissements, et faire les mortifications qui y sont pour l’ordinaire pratiquées” (Dir., Art. VIII; p. 70).

L'intention que nous donne le Directoire est afin de nous faire faire surnaturellement nos actions. N'allons pas au réfectoire naturellement, par nécessité, et surtout par sensualité, quoiqu'il n'y ait pas souvent lieu à beaucoup de sensualité... C'est une remarque à faire que tous les repas des religieux, dans les ordres surtout, ont quelque chose de solennel. L'ancien réfectoire de Clairvaux sert maintenant de chapelle. Les Chartreux mangent ensemble à certains jours, à certaines fêtes, et ce réfectoire commun a quelque chose de grandiose et de solennel. Le réfectoire, dans tous les ordres religieux, est un lieu régulier, avec le dortoir et la chapelle. On environne le repas du religieux de certaines solennités. Pourquoi? Parce qu'en prenant la nourriture du corps, le religieux doit prendre aussi sa nourriture spirituelle. C'est une remarque que j'ai souvent faite, que les âmes saintes reçoivent beaucoup du bon Dieu au réfectoire.

Notre saint Fondateur défend de faire oraison pendant le repas, cela nuirait à la santé, à la digestion. Mais il recommande comme une pratique très excellente d'élever son cœur à Dieu pendant le repas; il recommande et détaille plus particulièrement encore que pour les autres actions la direction d'intention. Il veut que nous donnions beaucoup au bon Dieu au réfectoire, pas tant qu'à la chapelle certainement, mais plus qu'au dortoir.

Nous ne pouvons pas encore observer partout ces pratiques du réfectoire que nous recommande notre saint Fondateur: les exigences des collèges ne nous le peuvent pas permettre partout. Faisons au moins ce que nous pouvons et attachons‑nous d'autant plus à ce que nous pouvons pratiquer. Nous sommes des religieux de la dernière heure, nous sommes un peu des soldats. Le soldat ne vit pas seulement à la caserne où tout est organisé et réglé, il vit aussi au milieu des combats où il est davantage livré à lui-même. Que la règle intérieure sache alors remplacer la règle extérieure qui ne peut toujours être observée dans toute son étendue. Les saints, les âmes privilégiées ont soin de tenir leur cœur bien près du bon Dieu pendant les repas, non pas, je le répète, en faisant oraison, mais en se rappelant Dieu directement ou indirectement, et en particulier par la pratique de la mortification.

“S'il y en a que1qu'un qui soit trop avide ou délicat à manger, qu’il fasse en entrant une bonne résolution, en invoquant la grâce de Notre-Seigneur afin de se surmonter courageusement. Que le douillet considère le fiel qui fut présenté à Notre-Seigneur au fort de ses plus amères douleurs. Celui qui est trop avide pense aux abstinences et jeûnes rigoureux des Pères du désert et de tant d’autres Saints, qui ont si puissamment surmonté leur sensualité” (Dir., Art. VIII; p. 70-71).

Toutes les pensées que suggère là notre saint Fondateur sont excellentes. Rien de mieux que de penser aux Pères du désert et à tant d'autres saints qui ont si puissamment surmonté leur sensualité. Moi, je propose de penser, au lieu des Pères du désert, au Père Simon, au Père Bécoulet, à nos missionnaires de l'Orange. Cela va maintenant un peu mieux, mais dans les premiers temps leur abstinence valait bien celle des Pères du désert. Nos Pères de l'Equateur ne sont guère traités plus doucement. Il n'est donc pas besoin de remonter jusqu'aux Pères du désert. Unissons-nous à nos Pères, prions Dieu de mettre un peu de sel et surtout de beurre dans leur mauvaise soupe. En vertu de la communion des saints, il y a participation entre nous de biens spirituels. Mettons-nous donc bien en union avec eux.

“Qu'ils ne sortent point de table sans s'être mortifiés en quelque chose; et que, néanmoins, ils usent sans scrupule ni cérémonie des viandes qui leur seront données pour le soulagement de leurs infirmités, prenant indifféremment de la main de Notre-Seigneur, tant en viandes comme en toutes autres choses, ce qu’ils aimeront comme ce qu’ils n’aimeront pas” (Dir., Art. VIII; p. 71-72).

Cette mortification, dans la pensée de notre saint Fondateur, est plutôt un regard élevé vers Dieu, un acte de volonté surnaturel, plutôt qu'un acte de privation considérable. N'y manquons jamais, qu'elle soit positive ou négative; que ce soit quelque répugnance que l'on surmonte ou quelque chose d'agréable dont on se prive. Saint François de Sales mangeait beaucoup et son domestique faisait la remarque que ce dont il mangeait le plus était ce qu'il aimait le moins. Prenons un peu cette méthode, quand notre santé nous le permet.

Quand on a approuvé nos Constitutions, le Père Capucin qui était parmi les consulteurs voulait ajouter des mortifications extérieures. Il consulta le Père Brichet qui lui fit observer que nous n'étions pas des Franciscains et que la vie des Oblats était une vie de travail et de pénitence très dure en elle-même. Néanmoins le bon Père voulut ajouter quelque chose à la fin et il voulut nous faire au moins prêcher la pénitence aux autres.

Tous les anciens ordres religieux pratiquaient la mortification, les jeûnes, le travail, avec un zèle qui dépassait parfois les forces. Nous devons, nous, garder nos forces pour travailler. Le véritable Oblat fera bien sa mortification du repas, et sans rien d'extraordinaire il sera fidèle à prouver ainsi à Dieu son obéissance et sa soumission. Regardez la réfection comme quelque chose de saint, comme le moyen de recouvrer les forces corporelles et par elles les forces de l'âme et de la volonté. Si l'homme n'avait pas péché, le contact des choses matérielles aurait produit comme une communion de la grâce de Dieu. C'est en souvenir de cet état d'innocence que l'on bénit les choses matérielles, que l'on emploie les exorcismes et les purifications. La chose matérielle que l'on mange, et dont fait un usage quelconque, quand on l'a bénite, est restituée dans son état primitif: elle est en quelque sorte un véhicule de la grâce. Recueillons précieusement cette grâce, ne la laissons pas échapper. Il n'y a pas de petits moyens, de petites choses: tout ce qui nous rapproche de Dieu est grand. Nos repas ainsi compris auront pour résultat surnaturel notre union au bon Dieu; ils nous attacheront davantage à notre devoir.

Je vous parlais tout à l'heure des privations de nos Pères de l'Orange et de l'Equateur, j'oubliais nos Pères d'Angleterre. Nous pouvons bien songer aussi à leurs privations; ils ne boivent que de l'eau et ne mangent pas toujours leur content. Pauvres Pères, qui n'ont pas toujours leur pain quotidien en quantité suffisante. Nous, qui 1'avons, mangeons en bons religieux, priant pour nos frères moins bien partagés, et acceptons de grand cœur la mortification qui nous fera leur ressembler. En nous tenant auprès de Notre-Seigneur, nous attirerons la rosée du ciel et les grâces de la terre sur nous et sur ceux pour qui nous prierons.

Je termine par cette pensée-là que c'est bien la doctrine des saints Pères. Dans l'état d'innocence, les choses matérielles communiquaient la grâce: voyez en particulier l'arbre de vie. L'effet des choses matérielles dans l'intention de Dieu, c'est de porter à lui, c'est d'unir à lui la créature raisonnable qui l'emploie. Servons-nous de cette pensée-là, elle nous sera bonne. Un repas nous vaudra une oraison. Nos moyens ne nous permettent pas de faire autre chose, faisons au moins bien cela. Il est bien nécessaire de devenir de bons, de saints religieux. Les difficultés s'accumulent. La terre toute entière est circonvenue par les menées de Satan et de ses agents; usons de toutes nos armes , de toutes nos forces. Le Pape nous fait dire dans sa prière: “Jette en enfer Satan et les autres esprits mauvais”. Il faut croire qu'il y a beaucoup de démons actuellement déchaînés, à en juger par les résultats que nous avons sous les yeux.