Chapitres pour les Oblats 1873-1899

      

Difficultés et tentations

Chapitre du 4 mars 1891

Je crois qu'il est à propos de revenir souvent sur les difficultés, sur les tentations qui nous arrivent , surtout pendant le carême. Notre-Seigneur nous a tracé lui‑même les grands traits de la tentation, lorsqu'il a voulu être tenté dans le désert. Cette tentation de Notre-Seigneur était avant tout pour notre enseignement, pour nous montrer comment il faut résister aux tentations qui surviennent surtout pendant le carême. La tentation revêt toute espèce de forme. On est tenté d'orgueil, d'impureté, de découragement, d'affection ou de haine. Chacun a sa tentation particulière qui, au temps du carême, s'augmente en des proportions considérables. En dehors de ces tentations proprement dites, d'autres éventualités nous arriveront par la permission du bon Dieu, qui nous seront pénibles; et cela plus fréquemment et plus rudement dans le temps du carême.

Le démon des grandes tentations se rappelle bien cette époque où il a tenté Notre-Seigneur lui-même. C'est son moment. Il redouble alors ses efforts. Il ne faut donc pas être surpris que la pratique religieuse soit plus difficile alors qu'en un autre temps. Il faut nous efforcer d'être bien fidèles pour que la tentation n'ait pas de prise sur nous. Nous sommes dans une condition pire que celle des gens du monde. Ils ne sont pas tentés comme cela, pas au même degré que nous. L'Eglise a prescrit, pour nous tenir en garde contre ces tentations du carême le jeûne et l'abstinence. Entrons courageusement dans cet esprit de pénitence, et faisons ce que nos forces nous permettent. Veillons davantage sur nous et observons‑nous sur nos paroles, notre nourriture, notre sommeil.

Utamur ergo parcius
Verbis, cibis et potibus,
Somno, jocis et arctius
Perstemus in custodia.

Je recommande bien la pratique fidèle de la mortification du réfectoire, en ce temps de carême. Le bon Dieu permettra sûrement que vous ayez pendant ce carême quelque chose de plus dur, de plus pénible, peut-être quelque éventualité qui vous sera contraire. Faites bien votre cueillette spirituelle de tout cela, comme disait saint Bernard, faites-en le bouquet de myrrhe que vous placerez sur votre cœur. C'est la croix, ce sont les épines, la lance, les clous de Notre-Seigneur. Chacun de nous est obligé de marcher dans cette voie-là, sans cela nous ne ferons rien et nous ne serons rien.

Je recommande bien aux prières de la communauté l'abbé Cardot qui vient de mourir subitement. C'était un de nos grands amis, et c'était un saint prêtre. C'est une perte considérable pour nous et pour tout le diocèse. C'était un homme d'une foi à transporter les montagnes, et d'un grand cœur. Je disais à M. Cardot:  “Pourquoi vous êtes-vous attaché ainsi à nous?”
— “Parce que c'est vous, mon Père, qui êtes cause de tout ce que j'ai fait, et surtout de toute la dévotion que j'ai eue envers saint Joseph. Quand j'étais jeune prêtre, je voulais aller faire ma retraite, et je vous demandais où aller? À Paris? Chez les Jésuites? Chez les Dominicains?
— “N'y allez pas”, m'avez-vous dit. “Vous n'avez pas besoin pour le moment d'aller 1ire de grandes pages de méditation. Allez à la Chartreuse, voyez le Père Retournat, dites-lui de ma part qu'il ait soin de vous, et cela vous fera du bien”.
— “J’ai été à la Chartreuse de Bosserville, j'ai trouvé le P. Retournât qui a été très bon pour moi. A la fin de ma retraite, il me dit qu'après avoir bien prié et réfléchi, il pouvait m'affirmer que si je voulais faire un peu de bien dans ma paroisse, il fallait que je fasse quelque chose pour mettre en honneur la dévotion à saint Joseph”.
— “Tout ce que saint Joseph vous inspirera”, ajouta-t-il, “faites-le et vous réussirez. Vous vous sanctifierez et vous sanctifierez vos paroissiens.
— “J'ai suivi son conseil”, ajoutait M. Cardot, “j'ai établi un pèlerinage à saint Joseph; j'ai voulu lui élever une chapelle; je lui ai déjà fait en attendant une tour. Voilà pourquoi je me suis attaché avec tant d'affection et de reconnaissance aux œuvres que vous avez entreprises”.

Je me rappelle une séance où on lui faisait toute espèce de reproche, parce qu'on disait qu'il s'aventurait à construire sans avoir de garanties suffisantes. On avait cru bien faire de le tancer assez fortement à ce sujet. J'étais présent.
— “M. le Curé”, lui disait-on, “vous vous lancez dans des entreprises sans savoir comment vous continuerez”.
— “Vous n'êtes pas suffisamment renseigné”, répondit-il, “j'ai mes garanties. J'ai lu dans la vie des saints, dans la vie de saint Colomban, qui avait quelquefois mis le pied à côté du chemin parce qu'il avait un peu mauvaise tête, et qui à cause de cela se défiait beaucoup de lui-même, et disait sans cesse au bon Dieu: «Mon Dieu, si c'est moi qui m'en mêle, je n'arriverai jamais!» J'ai lu que saint Colomban avait pris l'habitude de prendre deux ou trois petits enfants et de les faire prier pour savoir la volonté du bon Dieu sur tout ce que il voulait entreprendre et qu'il réussissait toujours ainsi. C'est ce que j'ai fait moi aussi. J'avais deux petits enfants de chœur très pieux, l'un avait six ans et l'autre sept. Je les ai pris par la main, je les ai menés au pied de l'autel de la Sainte Vierge, et je leur ai dit de demander au bon Dieu si c'était sa volonté. Pendant qu'ils priaient, il me semblait avoir l'assurance que j'allais être exaucé. En effet quelque temps après, de différentes manières, les sommes d'argent que je désirais, et plusieurs sur lesquelles je ne comptais pas, arrivaient. Cette manière de prier le bon Dieu et son heureux résultat m'a encouragé. Et toutes les fois que j'ai quelque chose d'un peu difficile, je fais prier mes petits enfants”.

Nous prierons bien le bon Dieu pour M. le curé de Villeneuve-au-chemin. Chaque Père dira une messe le plus tôt possible pour le repos de son âme; et tout le monde fera la sainte communion.

Je vous demande pardon, mes chers Amis, de revenir tant de fois sur les mêmes idées, mais vraiment nous sommes dans des circonstances telles qu'on ne peut rien faire du tout qu'avec la sainteté. Il n'y a que la sainteté qui opère. C'est le diable, c'est Satan qui est le maître et qui opère dans le monde. Voyez, tous les jours, après la sainte messe, le Souverain Pontife nous fait demander à saint Michel de refouler dans l'enfer les esprits mauvais qui nous entourent. Il n'y a pas à se dissimuler que l'action du démon est plus violente que jamais. Le ministre , M. Fallières, ne craint pas d'affirmer qu'il ne reculera jamais devant l'œuvre de la séparation entière de l'Eglise et de l'Etat. On sait ce que cela veut dire pour lui. Ils ne reviendront jamais sur la loi militaire, sur la loi scolaire. Ils veulent affranchir entièrement l'intelligence humaine de toute domination. Nous, appliquons-nous à captiver entièrement notre intelligence et notre volonté sous le joug de Dieu. Il faut que le bon Dieu puisse se servir de nous, comme le diable se sert de Fallières et des gens de son espèce.

Que chacun accomplisse donc bien tous ses devoirs, que chacun fasse bien attention et soit bien vigilant dans les choses où l'on doit obéir et se soumettre. Que chacun fasse son emploi en toute humilité et simplicité. Il est bien nécessaire aussi que chacun soit discret en ses paroles. Qu'on ne s'entretienne pas de politique, qu'on ne lise pas de journaux. Si je vous en dis un mot de temps à autre, ce n'est pas pour faire de la politique, mais pour vous prémunir contre le mal qui nous envahit. Soyez très réservés, très prudents, très convenables dans vos conversations. Evitez les grossièretés, les choses qui ne sentent pas le religieux, évitez la curiosité, ne vous occupez pas de ceci, de cela.

La supérieure des Oblates et moi avons défendu aux religieuses de ne jamais parler des Oblats, à moins que ce ne soit quelque chose de très édifiant. Je désire bien que vous en agissiez de même à l'égard des Oblates. Je désire qu'on porte aux Sœurs le respect que tout homme bien élevé porte à des femmes. Je recommande aux supérieurs des différentes maisons de veiller à cette recommandation et de donner des pénitences très sévères à ceux qui agiraient autrement. C'est peut-être de la gaminerie, du défaut de jugement ou de savoir‑vivre: il faut être d'autant plus sévère. Je vous recommande à tous très instamment cette discrétion:  "Que leur comportement soit empreint de sérieux, qu’il soit libre de tout excès et plein de révérence”. Voyez combien cette direction est sage. Elle nous éloigne de tout ce qui est pensée, inclination mauvaise. Voilà la vraie éducation. Voilà ce qui nous unit à Dieu. Nous ferons de tout cela notre pratique du carême. Nous serons ainsi dignes d'être admis auprès de Notre-Seigneur. Le diable s'en ira, les anges du ciel viendront nous consoler et nous apporter du courage.