Chapitres pour les Oblats 1873-1899

      

Travaillons pour la communauté

Chapitre du 3 décembre 1890

Nous avons fait ces jours derniers une grande opération qui intéresse toute la Congrégation. Cette opération, d'après les vues de la Providence, nous fournit assurément un enseignement. Je désire que tout le monde me comprenne bien.

Chaque ordre religieux arrive en son temps dans l'Eglise, avec ses moyens d'action particuliers. Les Dominicains, les Franciscains ont apparu au Moyen‑Age avec leur mission. Chaque ordre religieux a eu son rôle à remplir, sa mission d'actualité dans le monde. Les ordres militaires institués au temps des Sarrazins servaient l'Eglise non pas seulement par leurs armes, par leurs services actifs, mais aussi par leur influence et leur fortune. Il fut une époque où les Templiers en particulier avaient de grandes affaires matérielles à traiter, des affaires commerciales; ils étaient les banquiers de l'Europe. Non seulement ils étaient tolérés par l'Eglise mais elle les encourageait.

“Mon royaume n'est pas de ce monde”, est‑il dit dans l'Evangile (Jn 18:36). Il faut comprendre cette parole. Notre-Seigneur a répondu cette parole à Pilate, parce que Pilate interpellait directement Notre-Seigneur et lui demandait s'il était roi temporel: ”Donc tu es roi?”  (Jn 18:37). Il est bien certain que, dans ce sens‑là, la royauté de Notre-Seigneur n'est pas de ce monde; mais il est bien certain aussi que Notre-Seigneur qui a mis son Eglise sur la terre n'a pas prétendu qu'elle fût étrangère aux choses de ce monde. On a abusé de cette parole pour vouloir que l'Eglise fût mise en dehors de toute action matérielle dans la société. Ça a été la grande tactique des hérétiques de tous les temps, des protestants en particulier, et des philosophes de la fin du siècle dernier. Cette idée a été tant de fois répétée, qu'elle a fini par s'enraciner, et c'est tout juste si elle n'est pas enseignée dans les séminaires. Nous avons eu, il y a quelques années, à Rome, le Père Deshairs et moi, une toute autre réponse du cardinal Czacki. “Il faut, nous a‑t‑il dit, à l'heure qu'il est, il faut que l'Eglise entre dans les affaires, qu'elle mette le pied dans le ruisseau. C'est à elle à nettoyer la place, à faire le passage net”.

C'est un principe qu'il faut admettre. Comment se fait‑il que le bon Dieu ait permis que nous ne puissions pas avoir d'existence assurée, à moins de nous déclarer commerçants? Est‑ce à dire que nous soyons tous marchands? Non, mais il faut que nous entrions tous un peu dans cet esprit‑là, de bien faire nos affaires, de faire prospérer la Congrégation, d'agrandir son domaine spirituel et temporel, afin qu'elle ait sa place, afin qu'elle produise son effet. Ceux qui n'ont rien, actuellement, sont sans influence, sans action. Or telle n'est pas l'intention de la sainte Eglise sur nous.

Une conséquence pratique à tirer de là, c'est que chacun doit prendre pour soi la parabole de Notre-Seigneur: “Le Royaume des Cieux est semblable à un négociant en quête de perles fines: en ayant trouvé une de grand prix, il s’en est allé vendre tout ce qu’il possédait et il l’achète” (Mt 13:45-46). Il faut que tous nous ayons cet esprit‑là au spirituel et au temporel. Au spirituel, la pierre précieuse, la perle qu'il faut acheter, c'est la suite de nos actions, c'est notre vie que nous devons rendre conforme à la volonté de Dieu, que nous devons faire parfaitement. Il faut donner tout pour avoir tout; la pierre précieuse se trouve dans les petits renoncements, dans l'obéissance, dans un emploi pénible, dans la fidélité à ce qui est de la Règle, de l'observance. Au point de vue matériel, il faut que chacun s'ingénie à rapporter quelque chose à la communauté, à sauvegarder ses intérêts en toute chose, comme ferait un “négociant”. Cela est vraiment tout à fait rationnel au point de vue humain. Pour bien faire ses affaires, il faut y songer, il faut y tenir, il faut épargner, il faut se priver, il faut que chacun s'en mêle. C'est alors seulement qu'on a bien rempli le but pour lequel on existe.

A Rome, on me pressait depuis longtemps de terminer cette question; on m'en demande le compte‑rendu détaillé; on tient beaucoup à savoir comment l'affaire s'est faite et terminée. Que chacun évite donc bien de faire des dépenses; que chacun s'efforce d'apporter quelque chose à la Congrégation, en donnant des répétitions, en évitant d'acheter telle ou telle chose qui n'est pas absolument nécessaire. Au Moyen‑Age, tout le monde était soldat; aujourd'hui tout le monde est un peu marchand. Il faut faire comme tout le monde, mettre le pied dans le ruisseau et se défendre contre l'esprit commercial dans ce qu'il peut avoir de mauvais, en combattant sur place, sur son propre terrain. Il ne faut pas chercher ailleurs; il ne faut pas chercher des choses extraordinaires. Nous avons fait vœu de pauvreté; oui, mais notre vœu de pauvreté doit être surtout passif; il doit être aussi actif, dans ce sens‑là, que nous travaillerons pour la communauté, comme des “négociants” (Cf. Mt 13:45). Nous n'agirons pas de la sorte d'une façon humaine, vulgaire; mais nous le ferons avec foi, dans la pensée de la bonne Mère Marie de Sales. “Le créé apporte Dieu”, disait‑elle. “Nous devons honorer Dieu le Père”, ajoutait‑elle, comme nous honorons Dieu le Fils et l’Esprit-Saint. Nous honorons Dieu le Fils par le culte, par l'amour que nous avons pour lui, honorons le Père dans son œuvre qui est la création matérielle. La bonne Mère a fait sur cette pensée des instructions très belles. J'ai vu sous sa conduite la communauté de la Visitation extrêmement fervente et travaillant de tout cœur pour honorer Dieu le Père, Créateur.

Voyez combien cette pensée‑là est juste. A l'heure qu'il est, quel autre moyen d'action peut‑on trouver sur le monde en général? La prédication? Le monde presque tout entier échappe à la prédication; il n'y a presque pas un seul homme dans les églises, si ce n'est ceux qui sont déjà convertis et qu'il n'y a qu'à entretenir. Ce n'est pas non plus la mortification des anciens ordres; on n'en trouve plus que quelques épaves. La vie religieuse? La vraie vie religieuse contemplative, où s'est-elle réfugiée? A la Chartreuse et à la Trappe. Un petit nombre seulement peut y arriver. Ce sont des points semés sur la carte du monde; ils sont petits et rares. Qu'est‑ce qui attaquera les masses? Ce qui sera décidé à mettre le pied dans le ruisseau. Il faut nous pénétrer de cet esprit‑là, que nous devons prendre le monde tel qu'il est, et l'attaquer sur son terrain.

Quand on approuvera de nouveau notre Règle à Rome, dans 7 ans, il faudra que nous y ajoutions des remarques sur ce que nous aurons fait, sur ce que nous aurons gagné, sur nos progrès. Il faut donc mettre un pied en avant dans la société, par notre très fidèle observance, par notre obéissance, par notre esprit d'ordre, d'économie qui donnera une influence quelconque à notre communauté, par le progrès de toutes nos Œuvres. La bonne Mère me l'a répété bien souvent: “Il faut prendre garde. Si ce ne sont pas les Oblats qui font l'Œuvre de Dieu, d'autres la feront”. Il y a déjà plusieurs prêtres qui ont compris la bonne Mère, qui cherchent eux aussi à utiliser ses enseignements et ceux de Saint François de Sales. C'est une bonne chose. Il faut que chacun travaille de son côté, à sa place. Mais ne laissons pas notre place aux autres. Que chacun fasse donc bien son emploi; qu'il se conforme bien à l'obéissance, qu'il fasse bien le sacrifice de toutes ses manières de voir, c'est bien important.