Chapitres pour les Oblats 1873-1899

      

La charité fraternelle

Chapitre du 25 juin 1890

“Personne ne portera la plus légère atteinte à la réputation des Oblats et principalement des supérieurs. On s’interdira tout murmure contre ses frères, et surtout contre les supérieurs. On évitera toute censure et tout blâme contre ce qui se fait dans la Congrégation, et on observera cette loi pour les autres congrégations religieuses” (Const., Art. XXI:10; p. 78).

Il ne faut pas se déchirer les uns les autres. Dans une famille bien élevée, jamais un frère ou une sœur ne disent du mal les uns des autres. Il ne faut donc jamais dire de mal de ses frères, ni même des personnes du dehors. Cette vertu est naturelle à certains; d'autres sont obligés pour cela de faire de grands efforts; ils ont plus de mérite; mais il faut reconnaître que la prudence et la discrétion naturelles sont bien précieuses. Cette discrétion recommandée par les Constitutions, est le grand moyen d'entretenir dans une communauté la paix, la charité. Voyez la bonne Mère, comme tout le monde l'aimait. Mgr Mermillod a lui aussi ce don-là: il est extrêmement charitable pour tous; il est bon et serviable pour chacun de ses nombreux amis, ne prenant pas parti pour l'un contre l'autre.

"... principalement des supérieurs.” — Je me rappelle que j'ai été extrêmement scandalisé d'entendre un religieux très original me dire du mal de son ancien Maître des novices: "Comment, me dit-il un jour, le Père un tel est là. Je lui en ai toujours voulu. C'est un brutal. Il me prenait par les mains et me secouait et me bousculait. Je n'ai pas gardé un bon souvenir de lui, et je ne veux pas aller le voir”. Je puis dire, à la décharge du Maître des novices, que ce religieux-là était vraiment bien original et méritait bien certes qu'on le bousculât un peu. Je lui en veux beaucoup moi aussi, parce qu'il a écrit un livre contre la reddition de comptes dans les communautés religieuses d'hommes et de femmes. Il est mort maintenant. Il avait pourtant une grande autorité parmi ses frères. Du reste, faites-en la remarque: toutes les fois qu'il se rencontre un homme avec des moyens, et par-dessus cela quelques idées de travers, cet homme-là conduit le monde. Quand on a un jugement parfait, jamais on ne fait secte. Ne soyons pas comme ce religieux-là. Du reste un Oblat qui en voudrait à son Maître des novices serait un drôle d'individu. Il faudrait y regarder bien attentivement si on ne lui faisait pas passer la porte. On fera bien de garder ce document, comme aurait dit notre saint Fondateur, et de s'en servir pour l'avenir.

Il ne faut pas avoir d'enthousiasme les uns pour les autres, vanter celui-ci ou celui-là, et surtout se vanter un peu soi-même. Louons ce qui est louable, mais prenons bien garde de ne rien surfaire. Le bon Dieu a tout fait in mensura et pondere, le bon Dieu a mesuré tous les hommes à sa mesure, à son mètre et à son aune; ne les mesurons pas trop à notre mesure personnelle. Quand on loue trop celui-ci ou celui-là, ou même son ordre, on est passible d'être jugé soi-même un peu sévèrement. On dit autour de vous: “Ce n'est pas sincère, ce n'est pas la vérité”.

“On s'interdira tout murmure contre ses frères, et surtout contre les supérieurs.” — Gardons toujours une certaine dignité. On est là, on y est et on y reste bravement; aller se plaindre est le fait d'un esclave, qui fait ce qu'il ne voudrait pas faire, qui n'est pas libre. Rappelez-vous la parole de saint Bernard: “Au commencement de ma vie religieuse, dit-il, j'ai ramassé toutes les épines qui croissent au pied de la Croix, j'en ai fait un faisceau que j'embrasse et presse sur mon cœur, avec la Croix de mon Sauveur: je lui serai fidèle, je ne le répudierai jamais”. Faites en sorte de devenir tous un peu des saint Bernard. Il avait une gastrite et l'Evêque de Châlon-sur-Marne, Guillaume de Champeaux, qui l'avait consacré, lui avait donné l'ordre d'obéir à un médecin auquel il l'avait confié. Ce médecin le soignait tout de travers, ne le laissait pas manger, et quand il avait besoin d'alimentation lui donnait des pilules. L'abbé de Montiéramey alla le visiter. Il le trouve dans sa cellule tout épuisé et tout triste: “Vous ne dites rien, lui demanda l'abbé, que faites-vous?”
— “Ah!” ne put s'empêcher de lui dire saint Bernard, “jusqu'ici j'avais commandé à des hommes; et aujourd'hui j'obéis à une bête!"
Evitez donc bien tout murmure. Cela fait partie de nos mortifications de règle. C'est une grâce du bon Dieu qui vous arrive: mettez bien tout cela en faisceau sur votre cœur avec votre Croix.

“On observera cette loi pour les autres congrégations religieuses.” — Il ne faut rien dire de ceux qui n'ont pas le même esprit, les mêmes manières de faire et de penser que nous. Nous avons peut-être un peu tort au commencement, à cause de toutes les pierres qu'on a jetées dans notre jardin. Maintenant que nous sommes un peu plus grands, il ne faut plus crier: notre situation est honorable, acceptée par tous. Il est bien permis sans doute d'avoir son sentiment et sa pensée; mais il la faut garder pour soi.

“Personne ne s'enquerrera curieusement de l'administration de la maison; on n'en parlera pas ensemble. On ne parlera ni de la nourriture, ni du vêtement, ni du coucher. Ces sortes de questions ne se traiteront jamais que par ceux qui en ont la charge” (Const., Art. XXI: 11; p. 78-79).

Il est bien clair que dans toute administration sérieuse il en doit être ainsi. Des religieux sont des religieux ; et c'est en obéissant qu'ils sauvent leur âme. Un supérieur commande mal, qu'est-ce que cela fait? Regardons plus haut, le bon Dieu qui mène et gouverne tout; nous sommes de bien petites gens, nous avons des vues, des raisonnements humains. Le bon Dieu voit autrement. Fions-nous à lui, et ne nous préoccupons pas de tripotages de boutique.

Il est bien plus digne pour nous de ne pas nous occuper des choses qui ne nous regardent pas, que de nous en occuper pour dire seulement: “Cela ne va pas”. L'esprit de bon Dieu sera toujours avec nous si nous sommes fidèles à cet article des Constitutions. Le bon Dieu enverra tant de secours du côté de l'obéissance que l'habilité humaine n'aura rien à faire. Ne nous inquiétons donc que d'une chose: de bien obéir. Quand vous serez traduits devant les Juges, disait Notre-Seigneur, ne préméditez pas la réponse que vous aurez à faire. Dieu vous donnera des paroles telles que nul ne pourra résister. Il en est ainsi de l'obéissance, et on peut lui appliquer exactement ces paroles de Notre-Seigneur.

Si quelque chose nous manque dans la nourriture ou le coucher demandons à l'économe; mais n'en parlons pas entre nous. Adressez-vous à qui de droit, afin que les rapports entre les religieux soient tout à fait exempts de cette sorte de vocabulaire. Beaucoup de communautés de femmes ont péri par là; et nombre de communautés d'hommes aussi, surtout au moment de la Révolution.

“On évitera les questions irritantes sur la politique ...” — Il ne faut pas lire de journaux. Dans chaque maison, il suffit que le supérieur soit au courant des événements importants: mais que ce ne soit pas par un journal très accentué; si l’on pouvait en trouver un qui ne signifiât rien du tout, ce serait bien mieux. On est toujours esclave de son journal: notre mission est plus élevée que cela. Ce n'est pas à dire, remarquez-le bien, qu'il faille rester indifférent aux événements, et qu'on n'ait pas le droit d'appeler mauvais ce qui est mauvais, et bon ce qui est bon. Mais il faut éviter de faire ce qui s'appelle de la politique. A Rome, dans les commencements du règne de Léon XIII, on était très fâché contre les journalistes, même les bons journalistes, à cause du ton qu'avait pris la polémique. Il faut pourtant de bons journaux.

Quant à nous, si nous ne devons pas lire de bons journaux, à plus forte raison n'en faut-il pas lire de mauvais. La toute puissance de Dieu, voilà notre philosophie. Cela n'empêche pas de prendre prudemment part à ce qui est bien, de nous éloigner de ce qui est mal. Certainement, à l'heure qu'il est, c'est tout à fait “le pouvoir des Ténèbres” (Lc 22:53) qui règne. Il est bien certain qu'aujourd'hui la loi universelle est la loi maçonnique: c'est elle qui régit le monde. Et le principe premier de cette loi c'est ce que disaient déjà les Juifs au tribunal de Pilate: “Nous avons une loi qui est que quiconque se dit Fils de Dieu, celui-là doit mourir”. Oui, aujourd'hui encore tout ce qui est de Dieu doit disparaître. Combattons ce mal avec les armes qui nous sont données, avec notre Directoire, avec la prière, avec une conduite sage et prudente. Le bon Dieu alors fera selon sa sainte volonté. Mais demeurons bien dans ces limites-là, nous y gagnerons la paix entre nous, et la paix avec tout le monde. Je reçois continuellement des lettres qui sont des témoignages de la puissance de la bonne Mère auprès du bon Dieu. Il est rare qu'un jour se passe sans qu'il m'arrive quelque chose dans ce sens, sans qu'on me raconte telle ou telle grâce obtenue par son intercession. La confiance en elle s'augmente de plus en plus. Faisons comme tout le monde, et mieux que tout le monde; et recommandons-nous bien à elle.