Chapitres pour les Oblats 1873-1899

      

La mortification

Chapitre du 28 mai 1890

“On aura un soin tout particulier de ses habits, des livres, du petit mobilier à son usage, sachant que les pauvres sont plus obligés que les autres à la conservation de ce qui leur est confié” (Const., Art. XX:5; p. 72).

Il faut bien agréer la mortification dans les vêtements, dans les livres, dans ceci ou cela; il faut avoir un soin particulier de toutes les choses qui nous sont confiées. Nous sommes pauvres, nous devons faire comme font les pauvres. Toutes ces choses qui paraissent petites dans le fait sont de grandes choses: c'est beaucoup, qu'une volonté persistante, généreuse d'être tout à Dieu, et nous sommes à Dieu par ce que nous faisons toute la journée, par nos intentions, par les dispositions de notre âme. Je voyais quelque chose de bien édifiant à la Grande Chartreuse. Le maître des novices était un ancien séminariste de Troyes, un homme plein de moyens, fort intelligent. Je voyais dans sa cellule, étalées sur une feuille de papier, une vingtaine de grappes de groseilles: "Voilà une richesse!” lui dis-je.
— “Oui, me répondit-il. Nous n'avons guère d'autres fruits ici: le bon Dieu nous envoie ceux-ci, il faut les recueillir avec soin, les pauvres conservent tout”.

Et ce Religieux n'était pas le premier venu: cette épargne n'était pas dans son caractère et dans son tempérament. Naturellement il aurait fait volontiers des choses grandes, et n'était point du tout porté à la minutie. Prenons donc bien garde de ne rien user, de ne rien perdre — un livre, une feuille de papier, un morceau de bois: tout cela, ce sont des choses qui appartiennent au bon Dieu, des choses qu'il faut traiter avec respect, comme des choses saintes. Tout ce qui sert à l'usage d'un religieux est saint, sanctifié, sanctifiant surtout.

“Dans la nourriture, on évitera de se laisser aller à son goût et à ses inclinations, et on pratiquera les mortifications indiquées par les Constitutions” (Const., Art. XX:6; p. 72).

Il faut, pour la nourriture, faire ce que faisait Notre-Seigneur, manger ce qu'on nous présente, et nous souvenir que les grands Saints se sanctifiaient surtout au réfectoire. Il y a en effet une grâce très particulière dans les mortifications que l'on fait là et dans la disposition intérieure que l'on apporte au réfectoire. L'âme qui est attentive à Dieu reçoit là beaucoup. Pratiquez bien les mortifications que recommandent les Constitutions. Evitez de vous tenir au Réfectoire d'une manière trop libre, sans gêne. Il faut observer à table les anciennes prescriptions de la politesse française. Ne gardez pas à la main votre couteau, votre fourchette quand vous n'en faites pas usage. Ne mangez pas avec les fourchette et le couteau simultanément, à la mode des Chinois mangeant le riz avec des baguettes. Mangez à la française.

Ne gesticulez pas armés de votre couteau ou de votre fourchette; déposez-les quand vous ne vous en servez pas; cela scandalise les personnes bien élevées: cela indique aussi un certain sans gêne qui n'est pas d'un Religieux. Le Religieux doit toujours être un peu gêné. Ne vous penchez pas sur votre assiette, à moins que vous n'ayez la vue par trop basse; ne mettez pas les coudes sur la table. Dans les familles où règne la bonne éducation , on fait grandement attention à cela: dans les familles vraiment chrétiennes, on observe fidèlement ce decorum à table: voilà qui nous trace notre règle à nous-mêmes; ces prescriptions de la vieille politesse, nous devons les suivre en conscience, et nous manquons à notre règle en nous en écartant.

C'est par là que nous témoignons notre respect à la présence de Dieu et c'est le moyen de nous faire porter à nous-mêmes le respect. Observons bien cela aussi et surtout quand nous mangeons ailleurs qu'en communauté; gardons-nous bien d'avoir l'air trop empressé; et gardons-nous aussi de faire le mortifié. Allons avec une grande simplicité. Que notre tenue à table soit extrêmement correcte, et encore une fois soyons fidèles aux règles de la politesse et des convenances chrétiennes.

Soyons bien mortifiés dans nos repas: les uns sont tentés de faire les difficiles un peu sur tout ce qui leur est présenté; d'autres mangeraient au contraire avidement de ce qu'on leur offre. Ne témoignons rien. Mangeons bonnement et franchement ce qu'on nous présente, comme dit saint François de Sales. Que celui qui a bon appétit mange beaucoup; que celui qui n'a pas faim mange moins. Et ne quittez jamais la table sans avoir fait quelque mortification, ou positive , ou négative. Rappelez-vous les pensées de notre saint Fondateur, au Directoire. “S'il y en a quelqu'un qui soit trop délicat, et trop avide à manger, qu'il fasse en entrant une bonne résolution. Que le douillet considère le fiel qui fut présenté à Notre-Seigneur. Celui qui est trop avide pense aux abstinences et jeûnes rigoureux des Pères du Désert”. Voyez les détails dans lesquels descend saint François de Sales; ne dédaignons pas de pratiquer ce qu'il nous recommande si particulièrement.

“Les Oblats se souviendront que, devant pratiquer le Directoire donné par saint François de Sales lui-même, ils n’ont pas le loisir de laisser divaguer leurs pensées sur des choses inutiles et vaines, ni surtout dangereuses, leur conversation devant être céleste et non mondaine, futile et désordonnée” (Const., Art. XX:8).

On ne peut pas toujours prier, ni toujours travailler. Saint Ephrem dit qu'il faut méditer de bonnes choses pour n'en pas méditer de mauvaises, car l'esprit est sans cesse occupé. On peut distraire son esprit par quelque pensée bonne et morale, une étude agréable; évitez les châteaux en Espagne, les considérations oiseuses, et par-dessus tout les spéculations et conversations politiques. Restons toujours à notre place; notre rôle est bien humble, bien simple. Commençons à nous réformer nous-mêmes: travaillons à bien faire ce que nous avons à faire, ne nous occupons pas du travail des autres; et ne perdons pas notre temps en des pensées vaines et inutiles : le Directoire ne nous le permet pas.

Dans la conversation avec les étrangers, souvenons-nous toujours des prescriptions du Directoire. Le prochain dans ses rapports avec nous attend souvent un mot d'édification, qui le porte au bon Dieu; il a droit toujours au moins à l'édification de nos paroles, de notre air, de toute notre personne. Dites au prochain de bonnes choses, dans la mesure de ce que le prochain peut porter et n'allez pas prêcher à temps et à contre temps: ce n'est pas le moment. Si vous n'étiez pas discrets sous ce rapport avec les enfants, vous leur paraîtriez bientôt rengaine: dites un bon petit mot de temps à autre, et comme en passant. Quand on porte le bon Dieu dans son cœur, quand on a l’Esprit-Saint avec soi, le Saint-Esprit guide, et ce qu'on dit arrive toujours à propos.

“Ils n'oublieront pas que la gêne qu'ils sont obligés de s'imposer fait partie essentielle des mortifications régulières de la congrégation, et que c'est ainsi que nous suppléons aux jeûnes et aux abstinences de beaucoup de saints ordres religieux qui édifient l'Eglise par la pénitence de leur vie” (Const., Art. XX:8; p. 73).

En pratiquant fidèlement le Directoire et les Constitutions, il y a bien de quoi se mortifier; et c'est un genre de mortification assurément plus efficace et plus méritoire que tous les autres. Les autres choses peuvent être bonnes, mais elles n'ont pas une valeur aussi réelle, aussi substantielle que la continuelle souffrance que nous nous imposons pour être fidèles à notre Directoire. C'est là la valeur avec laquelle nous achetons le ciel. On souffre dans son soulier, dans son vêtement, on est indisposé, on a un malaise; ne laissez passer rien de cela sans en tirer profit. Unissez-vous au bon Dieu avec tout cela; sanctifiez-vous, vous le ferez rapidement par ce moyen. C'est là le fonds de la doctrine de notre saint Fondateur. “J'ai peu fait”, disait-il, “et si j'étais à renaître je ferais moins encore: je souffrirais et j'offrirais”.

“Qu'on tienne ce chapitre comme étant de très grande importance, car nous ne serons d'aucune utilité dans l'Eglise de Dieu si nous n'avons intérieurement et extérieurement la conformité de la ressemblance avec notre bienheureux Père saint François de Sales, n’étant appelés à autre chose qu’à continuer son Œuvre” (Const., Art. XX:9; 74-75).

Sœur Marie-Geneviève en qui j'avais grande foi, parce qu'elle m'annonçait toujours des choses palpables, qui devaient arriver dans dix ou douze jours, et que l'événement réalisait toujours, me disait: “Notre saint Fondateur est devant 1e bon Dieu. Je vois que le bon Dieu lui donne beaucoup plus de grâces encore qu'il ne lui en donnait pendant sa vie. Beaucoup reçoivent de lui. Beaucoup sont appelés à lui ressembler". Elle me disait cela vingt ans avant que le Doctorat de saint François de Sales fût proclamé. "Ce qu'il dit, ajoutait‑elle, tout le monde le répète, et l'Eglise veut qu'on le croie; je ne sais comment cela se fera. Je vois qu'il recueille une très grande gloire de ses paroles, et de sa figure, et de ses actions".

Sœur Marie-Geneviève était aide à la cuisine; et autour d'elle — personne n'est parfait ici-bas — on était un peu jaloux. "C'est une sainte,” disait-on, “on le dit du moins. Elle peut donc bien supporter ceci, supporter cela”. On ne le faisait pas par méchanceté sans doute; mais on le faisait tout de même; et jamais Sœur Marie-Geneviève ne s'est plainte. Elle était malade; et toujours elle avait une figure sereine, un caractère parfaitement égal, un recueillement continuel dans le bon Dieu. Voilà ce que doit être notre vie; voilà ce que doit être notre conversation, et notre manière d'être avec ceux qui ont affaire à nous.

Je recommande aux prières de la communauté nos Pères qui sont absents. Demandons bien dans nos prières, dans nos Communions, la Sainte Messe, la diffusion de l'Esprit du bon Dieu dans la Congrégation. Qu'il nous éclaire tous de son Saint-Esprit; qu'il soit à chacun force, consolation, amour, et vraiment Paraclet!