Chapitres pour les Oblats 1873-1899

      

La sanctification personnelle

Chapitre du 7 novembre 1888

Nous commençons l'explication des Constitutions. Aujourd'hui la situation de l'Institut des Oblats de saint François de Sales est assurée: ils ont reçu l'approbation du Saint-Siège. Cette approbation est d'autant plus remarquable qu'elle a été donnée après peu d'années d'existence. Nous avons parcouru rapidement toute la série. Avant le Bref laudatif lui-même, nous avions reçu un bref spécial de sa Sainteté Pie IX, bref d'encouragement qu'il a envoyé de lui-même, sans que nous l'ayons réclamé. En suite d'une lettre de recommandation que j'avais donnée à une famille chrétienne qui désirait voir le Saint-Père, cette famille entretint Pie IX des œuvres entreprises par les Oblats naissants, et spontanément le Saint-Père nous envoya un bref de félicitations et d'encouragement. En 1875, j'allai à Rome avec le Père Lambey, au mois de mars ou d'avril, porter les Constitutions, et au mois de décembre, pour Noël, nous recevions le Bref laudatif.

Les Constitutions ayant été examinées, après certaines corrections demandées par Rome, et qui portaient sur la forme plutôt que sur le fonds, elles ont été renvoyées de nouveau à Rome pour être remises à l'étude. Elles ont été approuvées au mois de décembre dernier, et l'approbation des Constitutions comporte l'approbation de la Congrégation. La Congrégation n'a plus besoin de rien. Sans doute, elle est approuvée pour dix années seulement: on n'accorde jamais l'approbation définitive tout d'abord. Après dix ans nous n'aurons pas d'autre formalité à remplir que de demander la continuation de cette faveur. Cela est toujours accordé, à moins qu'il n'y ait des désordres ou des scandales, ce qui, je crois, ne s'est jamais vu. L'Eglise ne s'avance pas pour reculer. Elle est assistée trop spécialement et elle agit trop prudemment pour se tromper à ce point. Cette approbation est ordinairement l'œuvre de longues années: on s'est étonné à Rome même, de nous la voir obtenir si vite. Elle n'arrive quelquefois qu'après un siècle et même plus.

“Les membres de 1'Institut, en se plaçant sous le patronage de saint François de Sales, se proposent de pratiquer les vertus sacerdotales et religieuses, suivant l'esprit du saint Docteur” (Const., Art. 1; p. 1).

Nous sommes un Institut, nous ne sommes pas un ordre. Il y a peu d'ordres d'hommes en France, et même par le monde: les Bénédictins, les Dominicains, les Franciscains et quelques autres. Toute congrégation de prêtres réguliers a ordinairement le titre d'Institut. Nous nous plaçons non seulement sous le patronage de saint François de Sales, mais sa doctrine doit être notre doctrine, ses exemples sont nos modèles, nous voulons vivre de son esprit. Le même esprit ne règne pas partout. L'esprit de saint François d'Assise, c'est l'amour de Notre-Seigneur, la pauvreté surtout. La pauvreté, dit saint François à ses fils, doit être notre compagne. D'autres ont la prédication, d'autres la mortification extérieure. Saint François de Sales ne fait pas profession exclusive de la mortification, de la prédication ni de pauvreté, mais bien d'acquiescer à la volonté divine. Il ne dit pas: “Pour la plus grande gloire de Dieu”, mais: “Que la volonté soit faite sur la terre comme au ciel” (Mt 6:10).  C'est là le fonds de son esprit, c'est ce que nous devons travailler à acquérir. La vertu pour nous consiste à entrer dans les desseins de Dieu, à obéir aux ordres de Dieu, de sa Providence. Nous faisons profession d'obéissance absolue à la volonté de Dieu, et par suite à la volonté de nos supérieurs: voilà notre esprit.

Dans les premiers temps que j'étais à la Visitation, j'interrogeais la Mère qui était une femme très capable, la compagne et l'amie de la bonne Mère:  “Quelles sont les vertus de la Visitation?” — “Nous ne procédons pas ici par vertus, me répondit-elle, nous n'avons pas de mortifications extérieures extraordinaires. Le fonds de notre esprit, c'est l'obéissance, c'est notre seule vertu: l'obéissance la plus entière”. Tous les ordres religieux ont la mortification corporelle qui les conduit à la pratique de la charité; chez nous, c'est la mortification intérieure, la mortification de l'esprit et de la volonté qui est notre moyen de pratiquer la charité. Sans doute, les austérités, les jeûnes ne sont pas interdits chez nous. Il peut arriver que le bon Dieu donne une grâce spéciale, une inspiration particulière à tel ou tel Oblat et qu'il éprouve de grands désirs de mortification. Qu'il parle de cela à son directeur, à son maître des novices, au Supérieur général. Il faut examiner cela: “N’éteignez pas l’Esprit” (1 Th 5:19). La prudence du supérieur indiquera la route à suivre, mais cette voie de mortifications est une exception, ou plutôt c'est une voie particulière, personnelle. L'esprit général, c'est la simple obéissance, la dépendance de ses supérieurs. Cette obéissance, cette dépendance est certainement quelque chose de très grand, de très méritoire, de plus coûteux que les jeûnes, qui mortifie bien plus la nature et la détruit bien plus vite.

La doctrine de saint François de Sales est extrêmement pondérée. Voilà une personne avec son caractère, ses aptitudes. Elle est comme cela parce que le bon Dieu l'a faite ainsi. Fera-t-elle un bon Bénédictin, un bon Dominicain, un bon Franciscain? Oui, si la tournure de son esprit, de sa volonté peut se plier à la Règle. Il y a une pente quelconque dans toutes ces règles, le niveau n'est pas établi rigoureusement; cela penchera du côté des œuvres extérieures de charité, de la prédication, de la mortification. Et c'est une bonne chose, on peut faire un bien immense en tirant parti du caractère de chacun. Chez nous, il n'y a pas de pente; tout est extrêmement pondéré. On ne va pas prendre dans l'homme parmi tout ce qu'il y a, ce qu'il faut pour faire sa vocation. On prend cela en Dieu. L'homme ne paraît que pour acquiescer à Dieu, pour faire sa divine volonté. Tel aimerait mieux sans doute un ministère plus actif, la prédication, la mortification, cela serait mieux dans ses goûts. Nous n'avons plus qu'un seul goût, la volonté de Dieu exprimée par les circonstances, par la Règle, par les ordres de nos supérieurs. On se fait Capucin parce qu'on aime bien marcher nu-pieds, on se fait Dominicain parce qu'on aime bien prêcher. Ces vocations sont très bonnes: on suit l'attrait, la pente de son naturel, de son fonds. L'Oblat n'a pas cela: c'est le niveau. Il n'a qu'un grand mobile, la volonté de Dieu, c'est son centre d'attraction, et comme la pesanteur est la loi universelle de tous les corps — les choses surnaturelles ont beaucoup d'analogie avec les choses naturelles — l'attraction de la volonté divine agit en tout et sur tout.

Donc notre esprit, c'est quelque chose de très large, de très profond, de très sûr. En général, pour faire un bon Oblat, il faut un bon jugement, de la capacité, un esprit bien droit, pas original, pas étrange, une volonté large, qui s'étend à toute la volonté divine, qui ne vise pas seulement à telle ou telle vertu, mais à toutes les vertus en général, puisque la volonté de Dieu les comprend toutes. Voilà l'esprit de la bonne Mère, voilà l'esprit de notre Institut, voilà pourquoi nous sommes établis. Tout le monde n'a pas l'attrait d'un ordre militant, d'un ordre savant, d'un ordre priant, d'un ordre mortifié. C'est vrai, mais notre attrait est celui de toute âme qui recherche Dieu pour Dieu, qui veut se séparer d'elle-même pour être entièrement dans la main de l'action divine. Qu'on le comprenne bien. Loin de nous donner une infériorité sur les autres ordres, cela nous rapproche davantage de Dieu. Chez nous on doit se sanctifier avec tout, et c'est plus difficile que de ne le faire qu'avec une seule chose, par exemple avec la mortification extérieure. Il nous faut une volonté bien droite, bien sincère, bien simple. Et pour que notre volonté soit souple, il faut une grande capacité intellectuelle. Vous pouvez faire cette remarque tous les jours chez vos élèves: plus ils ont d'intelligence et de jugement, et plus ils sont souples. Au contraire, moins ils sont capables, et plus ils sont rétifs. Voilà les conditions pour être Oblat. Il faut entrer dans cette voie-là.

“Ils auront donc grandement à cœur de se sanctifier eux-mêmes pour aider ensuite plus efficacement à la sanctification du prochain par l'éducation chrétienne de la jeunesse, les missions en pays hérétiques et infidèles, et les fonctions du saint Ministère” (Const., Art. 1; p. 1).

C'est un principe extrêmement juste que celui-là, que la sanctification personnelle, la sainteté de l'obéissance puisse opérer. Qu'est-ce qui opérera chez nous, en effet? Ce ne sera pas la mortification extérieure, ce ne sera pas le zèle des âmes. Sans doute nous devons avoir du zèle, mais c'est un zèle particulier, personnel; ce n'est pas le mot d'ordre chez nous. Par quel moyen opérerons-nous donc? C'est en nous sanctifiant nous-mêmes; ce sera la sanctification de nous-mêmes qui opérera. C'est ce que l'on attend de nous du reste. Tenez, je vous le dis tout bas: il y a un religieux qui a été un objet de scandale dans le pays où nous l'avions envoyé, je ne vous le nommerai pas. Pourquoi? Parce qu'il se tenait mal, qu'il mettait ses mains dans ses poches, qu'il s'accoudait sur la fenêtre pour regarder les passants, qu'il riait et faisait ses réflexions en les regardant, qu'il prenait tel ou tel plaisir par ci par là. “C'est cela les Oblats?” a-t-on dit. “Ce n'est pas la peine qu'ils se dérangent et viennent de si loin pour nous trouver”. Et dans tout cela ce religieux n'avait peut-être pas fait une faute vénielle. Mais ce sont des choses qui se sentent: il faut qu'on se mortifie soi-même, en toutes ces petites choses.

Voilà saint Paul et saint Barnabé qui arrivent à Lystre. Avaient-ils les mains dans leurs poches? Riaient-ils des gens qu'ils rencontraient? Quelle impression auraient-ils produite? La foule s'assemble autour d'eux. “Des Dieux semblables à des hommes sont descendus chez nous”.  Et ils appelaient Barnabé Jupiter et Paul Mercure, parce que “c'était lui qui portait la parole” (Ac 14:11). Et la ville entière veut leur offrir un sacrifice comme à Mercure et à Jupiter.

Voilà ce que doivent être nos missionnaires: ils ne doivent pas être des hommes ordinaires. Quand on va en mission, on doit avoir grandement à cœur sa sanctification personnelle, pour aider à la sanctification des autres; et cette sanctification personnelle doit exceller si abondamment qu'elle paraisse au dehors. Nous sommes à la quatrième ligne de nos Constitutions, et voilà qu'on nous a déjà dit tout ce qu'on exigeait de nous. Il faut bien penser à cela. Nous ne sommes pas des hommes comme les autres, nous ne sommes pas des plaisants, nous devons porter en tout notre être la dignité de ce que nous sommes. Qu'est-ce que saint Paul? Ce n'était pas un des premiers de Corinthe, c'était un ouvrier qui faisait des tentes. Saint Barnabé était un bon Galiléen, un pêcheur probablement. Voilà donc un pêcheur ouvrier qui entrent dans une grande ville, une des plus civilisées de l'Asie. Voilà deux artisans de la plus basse condition qui, par leur dignité, leur sainteté, font dire: “Ce sont des dieux!” (Cf. Ac 14:11).

Je voyais dernièrement un personnage très au courant des missions, qui me disait, en parlant des missionnaires: “Si on pouvait mettre la sainteté en chaque missionnaire, et que cette sainteté parût tant soit peu au dehors, avec dix fois moins de monde, on ferait dix fois plus d'ouvrage”. Il faut bien prier pour nos missionnaires, pour ceux qui sont partis dernièrement. Prions bien et mortifions-nous bien nous-mêmes.