Allocutions

      

Voilà vos vœux

Allocution du 13 mars 1899
pour la profession des Pères Boisson et Blanc

Mes amis, vous allez faire un grand acte, la consécration de votre âme à Dieu par les vœux religieux, que depuis le commencement de l'Eglise on a toujours considéré comme une chose de la plus grande importance. À l'heure qu'il est, cet acte prend des circonstances actuelles, de l'état des esprits, de l'ensemble des événements qui nous entourent, des proportions très grandes. Aujourd'hui le sens chrétien chez les populations est tellement affaibli qu'on ne comprend plus les choses de Dieu. Sa parole passe inaperçue ou devient le sujet de contradictions, de blâme et de mépris de la part des masses. Aussi notre Saint-Père le Pape vient-il, par un acte solennel, de proclamer l'excellence des vœux religieux et la pratique des conseils évangéliques.

Sans doute on peut faire du bien en restant dans les voies ordinaires, mais l'observance des vœux religieux donne à l'âme une vigueur, au cœur des grâces et une énergie particulière. Le Pape nous disait dans son audience: “Il faut des religieux pour convertir le monde”. Sans doute l'Eglise possède dans sa constitution tout ce qui est nécessaire à la conversion du monde. La grâce n'est pas limitée aux dispositions personnelles des ministres. Qu'ils confèrent le baptême, qu’ils distribuent la sainte communion, l'effet se produit, quel que soit leur état d'âme. C'est avec leur conscience qu'ils auront à compter pour leur responsabilité personnelle. Le résultat n'en est pas moins sauf. Le prêtre est comme l'outil qui ne communique rien par lui-même, mais se borne à opérer l'effet auquel il est destiné.

Eh bien! aujourd'hui ce n'est plus suffisant. Il faut qu'à la vertu du sacrement le ministre joigne ses propres mérites, qu'il réalise les désirs de Notre-Seigneur: “Si tu veux être parfait, va, vends ce que tu possèdes et donne-le aux pauvres...puis viens, suis-moi” (Mt 19:21). “Heureux ceux qui ont une âme de pauvre, car le Royaume des Cieux est à eux” (Mt 5:3). Ils auront les bénédictions du temps et les gloires de l'éternité.

Voilà, mes amis, ce que vous venez demander aujourd'hui. Pour être des ministres des autels à la hauteur de votre tâche, vous prendrez modèle sur le Sauveur. Comme lui, vous serez obéissants, chastes, pauvres. Cette pensée, cette conviction, ne l'affaiblissez pas par vos infidélités, votre peu de courage et le manque d'énergie. Nourrissez-le au contraire par des pratiques de générosité, acquiescez en tout à la volonté divine, agréez tout de la part de Dieu, ses mystères de joie et ses mystères de douleur. Là est notre mission. Notre saint Fondateur nous l'a traduite en termes formels, la bonne Mère nous en a laissé l'application avec une autorité confirmée chaque jour davantage. Dernièrement encore, le Cardinal Vicaire Parocchi disait au Père Rollin: “Ne tardez pas à faire imprimer ses instructions; ce serait priver l'Eglise d'un précieux trésor”.

Et qui donc remplira ce ministère? Nous, enfants de saint François de Sales, et personne autre que nous. Pourquoi? Parce que c'est à nous qu'à été confiée la règle à suivre. Cette vie-là, ce n'est pas une leçon de théologie spéculative. À quoi bon si on n'en tire rien. C'est une théologie éminemment pratique.
Ce que je vous dis là, c'est fort, n'est-ce pas? Je le dis en présence de la sainte Eglise, de Notre-Seigneur, du Saint-Père: c'est une vocation suréminente, réservée aux plus favorisés, aux bénis de Dieu. Voyez à quoi vous vous engagez. Et si vous vous en acquittez mal, qui réparera vos torts? À l'heure qu'il est, dans la sainte Eglise, il n'est aucune consécration établie dans des conditions pareilles. Vous êtes donc des gens extraordinaires? Non. Quand Notre-Seigneur passait sur le bord du lac de Génésareth et qu'il rencontrait des hommes simples, mais dociles, “Laissez là vos filets” disait-il, “et suivez-moi”. Aux yeux du monde, rien de plus incapable que des pauvres et ignorants pêcheurs pour une telle mission. Et cependant Dieu les met à la tête de son Eglise, et ils fondent une œuvre immortelle. Ainsi à la vue de vos infirmités spirituelles, de vos misères, ne vous découragez pas, mais donnez à Dieu vos cœurs animée de sentiments qui correspondent aux siens, et vous pourrez remplir votre besogne.

En tout temps, j'ai du dire cela; jamais je n'ai eu autant de motifs d'insister, jamais je n'ai trouvé dans les circonstances autant de confirmation. Recueillez vos âmes et demandez au Sauveur qu'il vous fasse part abondante de cette vie nouvelle. Ne rompez pas avec votre noviciat. Que son influence agisse encore sur vos volontés. Vivez toujours de son atmosphère, savourez les impressions que l'on ressent en cette sainte solitude, continuez les exercices du Directoire; acceptez et portez de bon cœur le fardeau de vos vœux.

Pour vous, l'obéissance stricte, l'obéissance canonique ne suffit pas. Il faut l'obéissance affectueuse à celui qui vous commande. Avec l'obéissance machinale on ne fait pas de péché, mais on ne fait pas de sainteté non plus. La chasteté ne consiste pas seulement dans l'absence du mal. Elle nous incline à tourner notre cœur vers le bon Dieu. On n'apprend pas cela ordinairement au séminaire. Et pourtant “Dieu est Amour” (1 Jn 4:8). Dès lors, puisque la charité, c'est la vie intime de Dieu, ce doit être aussi la vie chrétienne, et surtout la vie religieuse: une succession ininterrompue d'actes d'amour de Dieu. Beaucoup se figurent que c'est une affaire de sentiment. Pour nous, mes amis, elle consiste dans la fidélité à Dieu, la complaisance, la soumission cordiale aux événements tels qu'il les ordonne ou permet. La pauvreté ne vous oblige pas à marcher nu-pieds comme les Capucins, à vivre d'aumônes, à vous astreindre à des abstinences exagérées. Non: “Heureux ce qui ont une âme de pauvre” (Mt 5:3), c'est-à-dire aimer à avoir une soutane qui n'est pas neuve, à être privé de quelque chose, à être traité comme les pauvres.

Quel immense don, et quelle grandeur dans l'épargne d'une feuille de papier, d'une plume. Sainte Thérèse ramasse à la cuisine des lentilles restées dans les fentes du pavé. C'est une petitesse? Oh! non: c'est un acte qui lui donne droit à une part de la béatitude promise dans l'Evangile. Aimez donc la sainte pauvreté. Que d'actes saints et parfaits on peut réaliser, que de mérites on peut amasser avec ces petites choses. Ce sont là des petitesses héroïques. Dans la vie des gens du monde, vous ne trouverez rien de comparable, parce que rien n'implique autant le caractère de générosité, de dignité.

Voilà vos vœux. Pratiquez-les le regard fixé sur le divin Modèle, le cœur embrasé de l'amour puisé dans le sien. C'est beau d'être pauvre avec le Sauveur, de froisser des épis sur le bord du chemin pour apaiser sa faim. C'est beau quand, épuisé de fatigue et de soif, on s'assied sur le bord du puits et que là on attend une pauvre âme qui vient et qui tout à l'heure s'en retournera en disant: “Ne serait-il pas le Christ?” (Jn 4:29). Ne vous fiez pas à ces entreprises grandioses, aux fruits de la liberté humaine, du génie ou de l'activité personnels. Feu de paille que tout cela! Il y a longtemps que saint Paul l'a proclamé: “Quand j’aurais le don de prophétie et que je connaîtrais tous les mystères et toute la science...quand je distribuerais tous mes biens en aumônes, si je n’ai pas la charité, cela ne me sert de rien” (1 Co 13:2-3). Comprenez-bien cela. Ce qui rend le zèle extérieur, c'est cet esprit dont je vous parle. Chez Mgr Simon, pour suivre notre voie, a-t-il senti s'affaiblir son zèle d'apôtre? Oh! la pauvre petite intelligence de l'homme, quand elle n'est pas unie à l'intelligence de Dieu!

Soyez Oblats, et pour cela soyez bien tels que saint François de Sales définit l'âme fidèle. Restez bien dans les limites de la doctrine de la bonne Mère et des enseignements que je vous laisse. Et Dieu vous reconnaîtra pour de vrais Oblats, et les âmes vous reconnaîtront, car en vous elles sentiront le bon Dieu. Cette impression-là, elle ne s'oublie pas sur la terre; elle s'oublie encore moins au centre du bonheur éternel!

Allez! et dans un jour qui n'est pas éloigné — la vie de l'homme est si rapide — vous vous en irez là-haut, escortés d'âmes qui glorifieront à tout jamais le Seigneur avec vous et qui vous devront, après Dieu, leur éternelle félicité! Amen.