Allocutions

      

Une petite page de l’histoire des missions

Allocution du 6 juin 1898
pour une réception au Noviciat

Hier nous recevions la visite d'un saint évêque, missionnaire au Thibet, qui nous racontait, avec une simplicité d'enfant, les différentes épreuves par lesquelles il avait passé. Son long séjour au Thibet a été marqué par bien des difficultés, car c'est un pays à température terrible. La moyenne de l'hiver est de 35 degrés au-dessous de zéro. Et par ce froid, le bon évêque n'avait pour se coucher qu'une planche, sans matelas, ni paillasse. Souvent la couverture dont il s'enveloppait s'imprégnait de la moiteur de son corps. Comme il n'avait pas de feu, elle restait gelée et dure comme un copeau. Il évitait d'y appuyer la tête pour ne pas avoir la figure gelée. Le matin il lui fallait du temps pour dégager sa barbe collée à son lit. La nourriture était à l'avenant: pas de légumes, pas de fruits. La terre donnait en certaines régions plus favorisées de l'orge — et encore c'est du luxe — puis de l'avoine, qui y vient plus volontiers. On en fait griller les grains pour en faire une espèce de pâte. Ce qui ne la rend pas meilleure, c'est que c'est tous les jours la même chose. À ces souffrances matérielles s'ajoutent les persécutions, et là, comme partout, les difficultés apportées par les gouvernants.

Or ce que Mgr Biet en a rapporté, c'est une foi et un amour de Dieu incomparables, qu'on sentait passer à travers sa parole. Aux premiers communiants, aux confirmands, il a dit de bien belles choses. Le soir, à sa petite visite à l'Œuvre, il s'est adressé aux petites filles que l'on prépare à la première communion. Il leur disait: “Le jour de la première communion on obtient tout du bon Dieu. Vraiment on est obligé de prendre des précautions pour ne pas faire des souhaits imprudents. J'en ai eu un exemple bien frappant. J'avais préparé à ce grand acte un certain nombre d'enfants. Le soir deux petites filles viennent me trouver: “Monseigneur, on dit que le bon Dieu accorde tout ce qu'on lui demande en ce beau jour. Nous allons le prier de nous emmener en paradis”. — “Oh! non, mes enfants, il faut d'abord mériter sa couronne, il faut travailler, il faut souffrir”. — “N'importe, Monseigneur, nous sommes bien décidées à partir dès maintenant”. Je regardais ce désir comme une fantaisie d'enfants. Or voilà que le soir on conduit les enfants sur la plage. L'une d'elle dépose son petit panier sur le sable. Une vague arrive et l'emporte. L'enfant se précipite pour le reprendre, mais elle se trouve saisie elle-même et entraînée. Sa compagne veut la retenir; elle est entraînée à sa suite. Et, toutes deux disparaissent. Le bon Dieu avait exaucé leur désir.

Monseigneur nous parlait avec une foi émue de l'ingratitude des hommes, des enfants qui oublient les grâces divines et se laissent entraîner par leurs passions ou les conseils d'amis pervers. “Si vous saviez”, ajoutait-il, “que c'est le sang de Notre-Seigneur qui vous a rachetés. Le voyez-vous sur la croix, pâle, couvert de plaies, avec sa sainte mère et le disciple bien-aimé? Tout cela, il l'accepte par amour pour vous. Il pouvait ne pas souffrir, ne pas mourir, et il l'a fait par amour pour vous. Si vous restez insensibles, c'est que vous n'avez pas de cœur, Comme c'est malheureux de n'avoir pas de cœur, de fouler aux pieds le sang du Sauveur, de perdre son âme rachetée à un tel prix”.

Mes amis, voilà une petite page de l'histoire des missions. Nous aurions aussi quelque chose à y ajouter, en visitant nos Pères d'Afrique. Mgr Simon, qui va venir, a passé par bien des épreuves. Là-bas, il ne fait pas trop froid, mais il fait trop chaud. La famine se fait cruellement sentir, on n'a rien à boire. Depuis 4 ans, il est aux prises avec la faim. Maintenant la disette a un peu diminué. Il est tombé quelques gouttes d'eau, mais il reste encore bien des peines à endurer.

Mes amis, aujourd'hui vous faites votre entrée dans la Congrégation, et qui sait si le bon Dieu ne vous appelle pas à partager cette vie? Comme il faut le prier de vous envoyer une effusion de lumières pour votre esprit, de générosité pour supporter toutes ces privations que n'importe où vous aurez à endurer. Oh! bienheureux les apôtres qui vont, comme Notre-Seigneur, comme saint Jean et saint Paul, au péril de la tranquillité de leur vie. Oh! la belle rencontre que de courir à la recherche des âmes! Le Sauveur vous rencontre le long de la route et vous dit: “Suivez-moi, voici ma croix, voici mes mérites, ma doctrine. Aidez-moi à sauver le monde”. Qu'il est heureux, celui qui répond à la voix du Sauveur!

Mais qui peut nous en rendre capables, sinon la grâce? Le bon évêque nous citait saint Augustin, disant à Dieu: “Mon Dieu, que désirez-vous de moi?” — “Que tu m'aimes.” — “Oh! oui, mettez en moi tout ce que vous désirez, et commandez tout ce que vous voudrez” -  [“Domine, da quod jubes, et jube quod vis”]. Nous allons aussi lui demander qu'il vous revête de son esprit, de sa générosité. Notre Saint-Père le Pape nous le disait: “Soyez dévoués jusqu’à l’effusion du sang. Ne craignez pas de vous dépenser, et alors vous ferez ce que je désire; et moi je travaillerai avec vous”.

Seigneur, vous voyez notre faiblesse, notre manque de courage et d'énergie. Donnez à vos faibles instruments d'être dociles à votre action. Nous accourrons avec ardeur dans vos missions, et nous aurons le bonheur, après quelques instants de labeur, de nous présenter devant vous avec une grande moisson, notre gloire et notre couronne.