Allocutions

      

Pierre, Jacques et Jean représentent les qualités essentielles du religieux

Allocution d’août 1896
pour la profession des Pères Panthe et Lipp,
et pour l’entrée au noviciat des Pères Gibourey, Tristen et d’autres

Notre-Seigneur avait dans ses courses évangéliques un lieu qu'il semble avoir aimé de préférence aux autres, c'est le lac de Tibériade. Il a accompli là un grand nombre de ses miracles. C'est là surtout, mes amis, qu'il a fait ses premières recrues parmi les apôtres. Notre-Seigneur passait sur les bords du lac; il vit Simon Pierre et André, son frère, qui jetaient leurs filets: “ Venez à ma suite” leur dit Jésus, “et je vous ferai pêcheurs d’hommes. Eux, aussitôt, laissant les filets, le suivirent” (Mt 4:19). Un peu plus loin, il vit les deux fils de Zébédée, Jacques et Jean, raccommodant leurs filets dans leur barque, avec leur père. Il les appela, et aussitôt, laissant les filets et leur père, ils le suivirent (Mt 4:21-22).

Mes amis, ce fait de l’Evangile est pour vous d'un grand enseignement. Qui étaient les premiers apôtres que Notre-Seigneur choisissait? Ceux que nous retrouverons mêlés plus tard plus intimement que les autres aux tristesses, aux joies, à la manifestation de la puissance du Sauveur: Pierre, Jacques et Jean. Or ces trois personnages représentent parfaitement les trois qualités essentielles du religieux, et surtout du religieux missionnaire, du religieux apôtre. Saint Pierre, c'est la foi, saint Jacques, c'est la mortification, l'esprit de sacrifice, saint Jean, c'est l'amour. Le Sauveur, en faisant ce choix, nous montre, mes amis, ce qu'il veut de nous. Nous ne sommes pas dignes assurément de nous comparer aux apôtres; cependant nous avons la même mission à remplir. Ce que faisait saint Pierre, ce que faisait saint Jacques, ce que faisait saint Jean, nous avons à le faire. Leur mission est la nôtre, et la nôtre est la leur. Les apôtres saint Pierre, saint Jacques et saint Jean sont appelés sur le bord du lac de Tibériade. Il les appelle du bord de cette mer féconde en naufrages, bordée d'écueils. Il nous appelle, nous, des rives, bien autrement dangereuses, de la mer de ce monde. Il nous a enlevés à nos familles, comme il a enlevé les fils de Zébédée à leur père. Il veut que nous le suivions, comme les apôtres, il veut nous faire comme eux pêcheurs d'hommes. Il n'y a donc de différence entre eux et nous que notre mérite, si éloigné du leur.

Le Seigneur vous a choisis. Qui est-ce qui sera Pierre, par la foi ? Qui est-ce qui sera Jacques, par la mortification? Qui est-ce qui sera Jean, par l'amour? Voyez par quel nom il vous a appelé. Quand il vous a dit: “Suivez-moi pour être prédicateur de ma doctrine, et prêcher avec la foi de saint Pierre, suivez-moi pour passer par les épreuves et les tribulations, par un vrai martyre comme saint Jacques, suivez-moi pour être, comme saint Jean, l'apôtre de la charité divine, pour verser à flots dans les âmes l'amour de Dieu et du prochain. Voyez quel nom vous devez prendre, quelle marche vous devez suivre”. N'oubliez pas, encore une fois, c'est Jésus qui parle, c'est Jésus qui dit: “Suivez-moi, laissez là vos filets, votre barque, votre famille, toutes les occupations et affections qui jusqu'ici vous entraînaient. Abandonnez tout pour venir à moi”.

O mes amis, comprenez bien ces paroles-là. Abandonnez votre barque, la barque que vous avez conduite jusqu'ici. Avez-vous toujours bien conduit votre barque? Avez-vous été toujours un habile nautonier? Croyez-vous que si le bon Dieu vous avait laissés seuls pour conduire votre barque, vous auriez abouti à un bon port? Oui, croyez-moi, aujourd'hui laissez votre barque, abandonnez la conduite de votre volonté, de vos actions. Donnez votre volonté au Sauveur, suivez-le. Abandonnez votre jugement propre pour suivre dorénavant son jugement, abandonnez vos manières de voir pour prendre les siennes. Laissez pour tout de bon cette barque que vous avez dirigée jusqu'ici avec plus ou moins de maladresse, à travers tant de misères, à travers tant d'écueils qui l'ont endommagée plus d'une fois; peut-être à travers tant de naufrages. Suivez le Sauveur.

Suivez-le avec la foi de saint Pierre, sacrifiant comme lui votre volonté, votre jugement, vos manières de voir. Le Sauveur vous prendra en affection comme il le fit de saint Pierre, et vous l'entendrez qui vous dira comme il le dit à saint Pierre: “Tu es Pierre, et sur cette pierre je bâtirai mon Eglise et les Portes de l'Hadès ne tiendront pas contre elle” (Mt 16:18). Oui, sur cette pierre, la pierre de votre vie religieuse, la pierre de votre apostolat, la pierre de votre ministère, viendront s'appuyer et se reposer bien des âmes qui sont dans la souffrance, qui ont besoin de lumière, de foi. Comme saint Pierre, vous les confirmerez dans la foi.

Mes amis, la foi se communique, la foi est épidémique. La foi, c'est vous qui la donnez. C'est la parole du prêtre, c'est la parole du religieux, c'est son sentiment intime, c'est ce qu'il y a au dedans de lui et qui le fait agir, qui communique et répand la foi autour de lui. La foi qu'un prêtre communique aux âmes est toujours en rapport étroit avec la foi dont il vit lui-même. Il y a un proverbe bien juste: “Talis sacerdos, talis populus”. C’est-à-dire, tel est le prêtre qui enseigne, tels sont les fidèles qui l'écoutent. Si votre foi n'est pas ferme, la foi des âmes qui vous sont confiées sera faible et chancelante. Si votre foi n'est pas profonde, la leur sera superficielle. Vous ne leur donnerez rien; ce qui leur restait de foi s'étiolera et périra bientôt. Demandez au bon Dieu la foi, et faites beaucoup d'actes de foi; soyez des hommes d'une foi profonde et généreuse. Croyez en Dieu; croyez à sa puissance; croyez à son amour.

C'est le don de Pierre, cette foi. Voulez-vous imiter l'Apôtre? Demandez au bon Dieu, en ce jour de votre prise d'habit, de votre profession, cette foi énergique, généreuse, que rien ne peut ébranler: “Seigneur, augmente en nous la foi” (Lc 17:5).

Il est remarquable que, dans l'Evangile, Notre-Seigneur n'a jamais loué personne pour quoi que ce soit, si ce n'est pour sa foi: “O femme, grande est ta foi”, dit-il à la cananéenne (Mt 15:28). Au centurion: “Je vous le dis: pas même en Israël je n’ai trouvé une telle foi” (Lc 7:9). Avec cette foi, mes amis, vous transporterez les montagnes. Oh! Demandez bien à Dieu, ce don de la foi. J'en avais sous les yeux un admirable exemple dans l'âme de la bonne Mère Marie de Sales. Comme elle l'avait vive et profonde, cette foi qui est sûre de Dieu, cette foi à la miséricorde sans limite, cette foi à la volonté de Dieu, à tout ce qui est révélé, à tout ce qui est commandé par la sainte Eglise: cette foi forte, généreuse, victorieuse, qui passe par-dessus tout et ne connaît pas d'obstacle.

La foi avec saint Pierre: avec saint Jacques, le sacrifice, le martyre, la mortification. Saint Jacques était tellement mortifié qu'il passait toute la nuit dans la prière, à genoux, sur la pierre froide. Ses genoux, disent les premiers Pères, étaient devenus durs et calleux comme les genoux d'un chameau. Mes amis, je voyais la bonne Mère Marie de Sales prier pour tel ou tel pécheur, et elle me disait: “Oh! que c'est dur de gagner des âmes! Comme il faut payer cher le rachat d'une âme!” Comment voulez-vous racheter des âmes, si vous ne faites rien, si vous n'êtes pas mortifiés, si vous n'acceptez pas les sacrifices que le bon Dieu vous demande, si vous êtes comme des hommes ordinaires, vivant la vie de tout le monde, ne cherchant pas, ne pensant pas même à gagner des âmes au bon Dieu, n'ayant pas d'autre sollicitude que celle de vos petits besoins de chaque jour, de votre petite manière d'être. Est-ce ainsi que nous serons des apôtres? Les âmes ne se gagnent que par le sacrifice. Il faut avant de les gagner, que nous les payions, il faut que nous donnions de nous-mêmes, que nous souffrions afin d'obtenir leur conversion et leur persévérance, afin d'obtenir le complet de la grâce divine dans ces âmes.

Ne nous imaginons pas que le religieux, que l'apôtre puisse faire sa fortune d'âmes sauvées, qu'il puisse faire ses affaires d'apôtre en restant tranquille, en cherchant ses aises, en ne se donnant pas de peine. C'est impossible d'acquérir les âmes sans sacrifice, sans souffrances, sans donner beaucoup au bon Dieu, sans lui donner beaucoup par l'obéissance, sans lui donner beaucoup par la pauvreté, par la charité, par la confiance en Dieu et l'abandon dans les événements de la vie. C'est avec cela, mes amis, que nous payons les âmes. Nous ne les obtiendrons pas par d'autres moyens.

Prenez donc bien à cœur cette vie de dévouement, de sacrifice, dévouement pour les âmes que Dieu nous envoie dans le présent, mais dévouement aussi pour celles qu'il nous enverra dans l'avenir. Je me souviens que, étant jeune séminariste, je voyais plusieurs de mes compagnons donner les pratiques du silence, les pratiques du réfectoire, les pratiques de charité, pour les âmes que Dieu leur enverrait un jour. Ceux-là en ont-ils gagné beaucoup? Oui, beaucoup: je vous le dis d'expérience. Comment voulez-vous obtenir le plus grand bien possible sur la terre, sans que cela ne vous coûte quelque chose?

Si donc vous voulez être de vrais et fidèles religieux, il faut prendre votre croix sur vos épaules, et la porter tous les jours, et suivre pas à pas le Sauveur. Voulez-vous, comme saint Jacques, être un jour l'objet de la confiance, de la vénération des fidèles? Vous n'y arriverez, sachez-le bien, que quand vous serez mortifiés. C'est la monnaie, et l'unique, avec laquelle on gagne leurs cœurs. Faites-y bien attention, mes amis. En dehors de cela, c'est bien sec et c'est bien triste. C’est une vie religieuse stérile et dépourvue de toute consolation, une vie qui est le néant. Oh! Prenez bien le fardeau de la croix tous les matins, sur vos épaules, pour le porter vaillamment tout le jour: la croix des souffrances et petites mortifications corporelles inévitables, la croix aussi des mortifications de l'esprit, la croix des ennuis, des humiliations, des contradictions, des peines qui nous viennent des événements de toute sorte. C'est avec cette monnaie que nous achetons les âmes; et nous en achèterons un nombre d'autant plus grand que nous profiterons mieux de toutes ces circonstances. Autrement, sans la présence et l'action de la mortification, nos paroles, nos œuvres, ce sera un son qui résonne; mais ce ne sera qu'un son, retentissant peut-être, mais vide. Les cymbales retentissent quand on les frappe, mais quand on les a frappées, il n'y a plus rien. Vous serez donc mortifiés, vous serez saint Jacques.

Enfin il y a saint Jean, l'Apôtre bien-aimé. Quel est le caractère de saint Jean? Lui-même vous l'apprend: Le disciple que Jésus aimait (Jn 20:2; 21:7). Jésus n'aimait donc pas les autres disciples? Oui, il les aimait tous. Il aimait bien saint Pierre; il le questionnait par trois fois: “Simon, fils de Jean, m'aimes-tu plus que ceux-ci?”—“Oui, Seigneur”, lui répondit Pierre tout contristée, “tu sais tout, tu sais bien que je t’aime” (Jn 21:15-17). Pourquoi donc saint Jean lui-même se désigne-t-il par cette appellation: “le disciple que Jésus aimait”? Ecoutez-moi bien. Pour être un bon Oblat, il faut être un homme de foi comme saint Pierre; il faut être un homme de mortification comme saint Jacques. Mais cela ne suffit pas. Il faut aimer Notre-Seigneur comme saint Jean! Qu'est-ce que vous aimerez sur la terre, mes amis? Voyez où va votre cœur; voyez quelle est la pente de vos sentiments. De quel côté, dans quel sens se meuvent d'elles-mêmes vos affections? Ne donnez-vous pas à la créature quelque chose que vous devriez donner à Dieu? Et comme l'Apôtre bien-aimé, nous devons tout donner à Dieu.

Arriverez-vous à mettre en vous cet amour généreux et complet, sans difficulté, sans presque y penser, sans en prendre énergiquement les moyens. Non, assurément. Voulez-vous aimer comme il faut le Sauveur? Il faut imiter saint Jean. Jésus lui dit: “Viens à ma suite”, et aussitôt, laissant là la barque, les filets, son père, Jean suivit Jésus (Jn 4:21-22). Et vous, il faut toujours suivre Jésus, quand Jésus vous appelle, et tout laisser là pour suivre Jésus. Et suivez-le bien en faisant de tout votre cœur ce qui est le bon plaisir du cœur de Jésus. Vous avez une manière de parler, d'agir qui n'est pas tout à fait semblable à celle du Sauveur. Réformez-vous et efforcez-vous de toujours parler, de toujours penser et agir comme aurait fait le Sauveur. Et le Sauveur vous aimera, parce que vous-mêmes vous lui aurez donné des témoignages de votre amour. Tâchez de reproduire, en enseignant, la manière d'enseigner du Sauveur; en prêchant, la manière de prêcher du Sauveur, et vous serez dans l'intimité du Sauveur.

Voilà le travail qui s'offre à nous, mes amis. Il y faut bien réfléchir. Il faut que nous arrivions à reproduire en nous l'union à Dieu, l'obéissance, l'humilité, l'acceptation des souffrances du Sauveur. Quand vous aurez compris, au pied de votre crucifix, comme Jésus nous a aimés, en souffrant de la sorte et mourant pour nous, quand, à la sainte table, vous aurez un peu approfondi le mystère d'amour de la sainte Eucharistie, alors vous saisirez tous les moyens de vous rapprocher de plus en plus de lui. Vous aimerez à venir vous reposer sur son cœur; vous commencerez à ressembler un peu à l'apôtre bien-aimé. Vous pourrez vous dire à vous-même dans la joie de votre cœur: “Je suis aimé!”. Demandez au Sauveur la grâce d'avancer dans son divin amour, cet amour qui fait les apôtres, cet amour qui fait que l'on donne tout au Sauveur et qui voit en tout ce qui nous arrive la main et l'action du Sauveur.

Voilà la vie religieuse, mes amis. Voilà Pierre, voilà Jacques, voilà Jean, voilà les trois apôtres que Jésus appelait sur le bord du lac de Tibériade. J'aurai en mourant un regret, un seul regret, je pense, c'est de n'avoir pas pu faire un pèlerinage aux Lieux Saints, c'est de n'avoir pu longer les bords du lac de Tibériade, de n'avoir pu contempler de mes yeux cette mer où le Sauveur a navigué maintes fois, de n'avoir pu m'arrêter quelques jours dans ma vie pour voir le Sauveur appeler ses apôtres, pour écouter ce qu'il dit aux disciples et à la foule, pour regarder tant de miracles, et la multitude qu'il nourrissait en multipliant les pains et cette autre multitude à laquelle il enseignait le secret du bonheur. Quelle paix l'âme chrétienne ne doit-elle pas trouver là. On doit encore y sentir passer le souffle du Sauveur. Comme on doit apprendre là à dire et à faire comme Pierre, comme Jacques et Jean. Comme on doit apprendre là à aimer le Sauveur, à lui dire avec Pierre: “Seigneur, à qui irions-nous. Tu as les paroles de la vie éternelle” (Jn 6:68). Et encore: “Seigneur, il est heureux que nous soyons ici; si tu veux, je vais faire ici trois tentes...” (Mt 17:4). Mais je ne verrai cela que du haut du Ciel!

Mes amis, qu'à ce moment Jésus vous bénisse, comme il bénissait Pierre, Jacques et Jean sur les bords du lac de Tibériade. Qu'il étende sur vous ses mains divines et vous appelle comme il a appelé ses premiers apôtres. Qu'il mette en vos cœurs, en vous appelant, une source féconde et qui jaillisse jusqu'à la vie éternelle, une source intarissable de foi, de mortification, d'amour afin que vous en viviez, et qu'ensuite vous la répandiez autour de vous dans le monde.

O Seigneur Jésus, nous sommes aujourd'hui, et nous serons toujours, et nous serons toujours davantage, vos enfants fidèles, vos apôtres dévoués. Bénissez-nous, Seigneur. Remplissez-nous de foi, de générosité, d'amour, afin que notre vie soit à la hauteur de notre vocation divine, afin que nous puissions sauver les âmes, beaucoup d'âmes, Seigneur Jésus!