Allocutions

      

Le triple lien perpétuel

Allocution du 23 juin 1896
pour la profession perpétuelle des Pères de Vaubercey, Rocher, Vautrin

Mes chers amis, un proverbe latin dit: “La triple corde est bien difficile à rompre”. Vous vous trouvez aujourd'hui en face de trois obligations, ou plutôt de trois liens qui vont vous attacher à Jésus-Christ et faire la force et la garantie de votre vie: le lien du sous-diaconat, le lien des vœux perpétuels et encore un troisième lien auquel on ne pense pas toujours assez, et sur lequel je veux appeler votre attention.

Le lien du sous-diaconat: vous avez à méditer les paroles du Pontifical. Faites attention à ce que l'évêque vous dira: ce sont des paroles sacramentelles. Et les autres enseignements qui précèdent et suivent les paroles sacramentelles proprement dites vous tracent vos obligations strictes et rigoureuses. Elles portent avec elles une grande lumière et vous feront bien comprendre la portée de l'engagement par lequel vous allez vous lier. Le sous-diaconat est le pas définitif, le pas d'où l'on ne revient pas. C'est le pas entre deux abîmes, ou plutôt, suivant les paroles de la sainte Ecriture, c'est l'abîme qui se trouve entre deux pas, immense chaos, à travers lequel il n'est pas possible de revenir. Il y a une séparation immense, infinie, éternelle : “Entre vous et nous un grand abîme a été fixé, afin que ceux qui voudraient passer d’ici chez vous ne le puissent, et qu’on ne traverse pas non plus de là-bas chez nous” (Lc 16:26).

Cette séparation, vous allez la méditer et essayer de la bien comprendre. Et c'est après avoir mesuré et sondé vos forces, après vous être rendu compte de l'énergie de votre cœur, que, en vous appuyant surtout sur la grâce du bon Dieu, vous ferez ce pas irrévocable. Qu'est-ce que vous laisserez de l'autre côté? Le Pontifical vous le dit: vous laisserez votre liberté; vous laisserez la vie ordinaire du monde, du commun des hommes; vous laisserez les plaisirs et les jouissances d'ici-bas; vous laisserez la liberté d'organiser votre vie à votre gré. Voilà ce que vous laisserez et que vous ne devrez plus jamais essayer de reprendre. Est-ce que c'est bien dur cette séparation? Vous avez déjà pu vous en assurer, mes amis. Ce que vous quittez définitivement ne vaut pas grande chose. Tout ce qui peut vous toucher au cœur ou aux sens est semé de tant d'amertumes et de tant de travail douloureux. Ces choses-là se paient si cher, qu'il n'y a vraiment rien à regretter dans le sacrifice.

Prenez la plus respectable de ces conditions du monde, la condition du père de famille. La charge du soutien de la famille, la charge de l'entretien, de l'éducation, de l'avenir des enfants. Puis les peines, si douloureuses des séparations et aussi des ingratitudes et la peine épouvantable de voir souvent la famille pauvre, malgré tous ses efforts, obligée de se disperser à travers le monde. Comprenez les souffrances intimes de tant de familles et ce qui se cache souvent sous un visage souriant et une apparence heureuse. Vous êtes exempts, ou à peu près, de toutes ces misères, vous allez mettre fin pour toujours à toutes ces sollicitudes, à ces amertumes profondes, à cette mort de l'âme, comme dit la sainte Ecriture. Voilà donc ce que vous quitter.

Vous allez faire vos vœux. Les vœux sont quelque chose de sérieux. Les vœux, les comprenez-vous bien? Vous ne les comprendrez bien que lorsque vous les aurez faits, lorsque vous y serez bien appliqués, lorsque vous les aurez longuement médités, que vous vous serez donné beaucoup de peine pour les observer, lorsqu'enfin vous y aurez apporté toute votre affection. Ces vœux cependant vous commencez à les connaître. Vous allez les faire perpétuels extérieurement et devant la sainte Eglise; ils étaient déjà perpétuels dans vos cœurs. En effet, c'étaient de vrais vœux que vous aviez faits et non de simples promesses. Or le vœu religieux est perpétuel de sa nature. L'Eglise dans sa prudence n'avait accepté votre vœu que pour un an, mais quand l'âme se donne à Dieu ce n'est pas pour se reprendre au bout d'un an. Dans sa pensée et son intention, c'est pour toujours.

Quand vous aurez fait vos vœux perpétuels, le bon Dieu mettra dans vos âmes une paix et une assurance dont vous n'avez jamais eu l'idée. Vous sentirez que vous êtes vraiment appelés à Dieu, que Dieu vous cherche et vous veut; qu'il vous porte et vous soutient dans la route. Vous sentirez qu'il est là, avec vous, ne voulant faire qu'un avec vous. C'est l'expérience que tous les bons religieux font à la suite de leurs vœux perpétuels. Vous aussi, mes amis, cette expérience, vous la ferez. Ils jouissent d'une paix immense, d'une assurance inébranlable. On se sent absolument dans l'état pour lequel on était fait, à sa place, on se sent joyeux, on se sent tout au bon Dieu.

Le troisième lien dont nous avons à parler, c'est notre quatrième vœu: le vœu de charité, le vœu de dilection, que saint François de Sales plaçait avant les trois autres, et duquel il faisait découler les trois autres. C'est l'amour de son état, de sa Congrégation. Aimer son état parfaitement, l'aimer par-dessus tout, n'est-ce pas la charité? N’est-ce pas l'amour de Dieu? L’amour de la volonté de Dieu? Mais vous me direz: “On ne se donne pas cela! on n'est pas maître d'avoir, d'éprouver cela, ou de ne l'éprouver pas?” Prenez votre catéchisme! Qu'est-ce que la charité? C'est une vertu surnaturelle par laquelle on aime Dieu pour lui-même, par-dessus toutes choses, et son prochain, comme soi-même pour l'amour de Dieu. Voilà la définition de la charité. C'est une vertu surnaturelle. Peut-on dès lors avoir la charité par soi-même, naturellement, par ses propres efforts? Non, la charité est un don surnaturel, une grâce spéciale de Dieu.

Il y a une différence totale entre la charité et nos affections humaines. Nos affections, c'est quelque chose de naturel. On a des affections naturelles pour telle personne, pour telle occupation, pour tel état. Mais la charité, mais l'amour de son état, amour surnaturel produit par la charité, ce n'est pas humain. Ce ne sont pas les sentiments de nature qui ne vous donneront jamais cela. Qui est-ce qui vous le donnera? La grâce de Dieu. Vous voulez aimer votre état? Demandez cela au bon Dieu. C'est le don de Dieu, et le don le plus excellent qu'il vous puisse faire, le don de la charité religieuse, parce que le bon religieux, celui qui aime son état, il est continuellement dans l'exercice de la charité. Tout ce qu'il fait, c'est Dieu qui le veut, et il l'aime parce que Dieu le veut. Il est heureux d'accomplir à tout instant la volonté de Dieu.
Il aime sa vocation. Il l'aime dans les liens dont elle l'emprisonne, il l'aime dans ses frères, il l'aime dans la tâche dont il est chargé, il l'aime dans sa règle et ses constitutions, il l'aime dans son esprit et dans ses œuvres, il l'aime même dans les misères de ses membres, pour y compatir, pour prier, pour aider et se dévouer.

Demandez, mes chers amis, cette grâce au bon Dieu, cette grâce d'aimer d'être Oblat de saint François de Sales. Je peux bien vous dire que vous chercherez partout et vous ne trouverez nulle part ce que saint François de Sales donne à ses enfants. Allez, si vous le voulez, au fond de tous les esprits, au fond de toutes les doctrines des ordres religieux, au fond de toutes les études et de tous les écrits des auteurs ascétiques les plus renommés, vous ne trouverez pas, croyez-moi, ce que saint François de Sales vous a donné. Vous ne trouverez nulle part, nulle part, une doctrine comme celle de la bonne Mère Marie de Sales. Qu'est-ce que cela veut dire? Cela veut dire que le bon Dieu a un amour tout spécial pour vous. C'est une préférence marquée qu'il a pour vos âmes. C'est une lumière toute particulière qu'il a projetée sur toutes les années de votre vie. Soyez-lui en bien reconnaissants et témoignez-lui votre reconnaissance par votre amour.

Demandez bien au bon Dieu cette dilection, cette charité qui vous lie entre vous et qui vous lie à vos supérieurs, à votre Règle et à vos Constitutions, à votre tâche, à votre Congrégation; qui vous lie à tout ce qu'elle dit, à tout ce qu'elle fait, à tout ce qu'elle enseigne. Ayez tout cela bien à cœur. Cette grâce que Dieu vous donnera si vous la lui demandez, c'est celle qui est la plus chère au cœur de Dieu; c'est la grâce qu'il accorde aux âmes privilégiées, à ceux qui sont dans l'intimité de son affection et dans ses vues de miséricorde sur le monde.

Le marchand travaille pour réaliser des profits et gagner de l'argent. Le soldat ambitionne la gloire des champs de bataille. Le savant se creuse la tête pour faire quelque découverte qui l'immortalisera. Vous n'avez pas toutes ces choses-là à faire. Vous n'avez qu'à lever les yeux vers le Dieu qui est tout charité: “Dieu est Amour” (1 Jn 4:8), et lui demander instamment une parcelle, un rayon de sa divine charité. Avec ce rayon de charité, vous posséderez tous les trésors, parce que la charité est le trésor infini, universel.

Faites cela, mes mis. Demandez-le bien au bon Dieu en ce moment même. Nous allons le demander avec vous. Nous serons plus forts que toutes les tentations, tous les découragements, toutes les difficultés qui pourront vous arriver de toute part. Un jour, ce lien ne sera plus un lien du temps, mais ce sera un lien d'éternelle gloire, un lien d'éternelle bénédiction. Amen!