Allocutions

      

Une idée exacte de la vie religieuse

Instruction du 2 janvier 1895 au noviciat

Mes enfants, je désire bien que vous vous fassiez une idée exacte de la vie religieuse et surtout de la vie religieuse pratiquée par les Oblats de saint François de Sales. Elle ne doit pas être la même chez nous que dans les autres congrégations. Dans chaque congrégation il y a une idée principale, une idée mère qui a déterminé la fondation de la congrégation. Ces idées- là sont inspirées par le temps où se fonde la congrégation: c'est une lumière pour éclairer l'Eglise dans les circonstances où elle se trouve. Ainsi, les Jésuites ont été fondés à l'époque du Protestantisme, les Franciscains, au moment de l'affaiblissement de la foi et des mœurs, les Bénédictins, à l'époque de la guerre et des conquêtes des nations du Nord sur l'Empire Romain.

Chaque ordre a été constitué en vue d'une réparation à faire dans l'Eglise. Ainsi, nous arrivons à une époque à laquelle les vérités sont diminuées chez les hommes, où la foi n'existe plus guère. Et encore, la foi qui subsiste dans les âmes chrétiennes est toute spéculative. La pratique n'est plus observée. Même dans les familles chrétiennes, les enfants ne sont plus élevés chrétiennement. L'idée de sacrifice, de renoncement, est bannie de la maison. Si la foi est encore chrétienne, la vie ne l'est plus. La vie chrétienne, c'est l'imitation des saints. Celui qui croit et qui ne pratique pas, ne professe pas la doctrine de Jésus-Christ. L'Eglise nous a institués pour ramener la pratique de l'Evangile. Le Pape me l'a dit. Le maître des novices de Notre-Dame des Ermites m'a dit: “Je crois que les Oblats sont appelés à jouer un grand rôle dans l'Eglise de Dieu, et à se répandre dans le monde entier, à le ramener dans la pratique de la foi intérieure et extérieure”. Il m'a dit cela quand nous étions trois ou quatre. C'est donc une grande mission à remplir.

Ce n'est pas une idée en l'air. Voyez où sont déjà nos Pères. Ils ont bien à lutter à l'Equateur, en Grèce. Au Cap, la lutte est passée, les travaux commencent. Tous ceux qui ont connu nos Pères s'y attachent. Ils le font avec un sentiment de confiance qui leur dit: “C'est là toute la vérité, la vérité qu'il fallait à mon âme. Et c'est par la doctrine de saint François de Sales que je trouve le complet de ce qu'il me manquait”. Pour arriver là, il faut être bien sérieux, être religieux. La vie religieuse est une suite de petits riens. Nous n'avons pas de grandes mortifications. Lorsqu'à Rome on s'occupa d'examiner nos Constitutions, un religieux Capucin proposa d'ajouter un chapitre sur les mortifications corporelles, un jeûne par semaine, etc. ... Un cardinal lui répondit que si les Oblats observaient de point en point les préceptes de la charité renfermés dans leurs Constitutions, ce leur serait une mortification continuelle “et plus assujettissante”, ajouta-t-il, “que tous vos jeûnes et toutes vos disciplines”.
Les martyrs au Japon, en Chine, n'enduraient aucun supplice comparable à celui de la cangue, qui ne permet pas de reposer la tête un seul instant. L'Oblat doit se décider à se mettre à la cangue. La règle est pour nous une cangue qui ne nous permet pas de nous reposer sur nous-mêmes, puisque chaque circonstance demande de nous un sacrifice. Pour cela, il faut bon courage. Le soldat à l'exercice revient cent fois sur le même mouvement. Il faut faire comme le soldat. Est-ce que cela anéantît l'âme, l'étourdit? Non! Cela n'étourdit pas l'âme, ne la rend pas incapable. Faites cela, et vous serez de grands prédicateurs, de grands directeurs, de grands professeurs. Est-ce facile à faire? Non. Aussi j'estime que pour faire un bon Oblat il faut travailler beaucoup plus que pour faire un bon Jésuite, un bon Capucin, un bon Chartreux. L'Oblat sera-t-il plus estimable pour cela qu'un Capucin, qu'un Chartreux? Non! Mais ce que l'Oblat fera sera au-dessus de ce qu'un autre pourrait faire. Voyez saint François de Sales, la bonne Mère Marie de Sales. Quand vous aurez trempé votre cœur dans cette vie, votre plume dans cette encre, vous verrez ce qu'écrira votre plume, ce que dira votre cœur. Appliquez-vous bien à cela pendant votre postulat et votre noviciat. Soyez donc bien fidèles observateurs des moindres petites choses.

La semaine dernière est mort dans le diocèse de Troyes un saint prêtre qui a commencé par la pratique sérieuse de sa règle au séminaire. Il a été toute sa vie un prêtre admirable. Ce n'est pas une petite mortification de retenir une parole, par exemple. Faites un effort, c'est plus méritoire que de ne pas goûter. Comprenez bien cela, évitez la fausse liberté dans vos rapports, ne vous tutoyez jamais, traitez-vous toujours avec honneur, comme dit saint Paul. C'est une mortification de ne pas tutoyer ses camarades. Sans doute, ce n'est pas un péché de le faire, mais s'en abstenir est méritoire, et c'est l'obéissance religieuse. Une fois, j'ai été repris fortement par mon professeur de philosophie. Un de mes condisciples, un peu léger, s'était mis à suivre le règlement avec une grande fidélité. Je le lui dis d'un air un peu moqueur. Mon professeur m'entendit et me dit: “Il ne faut pas faire des plaisanteries de ce genre. La grâce de Dieu l'a touché. Je suppose que votre parole le détourne, vous serez coupable de cela. Ces choses-là ne sont pas des riens”.

Sœur Marie-Geneviève, étant servante, passait un jour devant la cathédrale et voit entrer à l'évêché un bel équipage. La tentation lui vint de regarder, mais elle passa sans lever les yeux. Alors une voix intérieure la poussa à entrer à la cathédrale. Notre-Seigneur lui dit: “Puisque tu as fait cela pour moi, je ferai tout pour toi, je ne te quitterai plus”. Quelque temps après elle se faisait religieuse, et sa vie a été celle d'une sainte. Elle attribuait à ce sacrifice la grâce de sa vocation. Voyez Moïse. Dieu lui dit de frapper le rocher. Cela lui paraît extraordinaire. Il frappe deux coups, et Dieu lui dit: “Tu as frappé deux coups, tu n'entreras pas dans la terre promise ". La punition était sévère. Comprenez bien toutes ces choses. Dans nos séminaires, on ne nous dit pas cela, on ne fait pas ces réflexions mais dans la vie religieuse, c'est différent: c'est le moyen d'arriver à la perfection religieuse. Encouragez-vous bien. Si vous faites cela, Dieu ne sera pas en retard avec vous et vous serez de bons religieux. Mettez-vous-y. Pas un mot pendant le temps du silence, soyez sérieux, pieux. À la récréation, que chacun de vous soit bien cordial, que chacun apporte de bon cœur ce qu'il peut: évitez les trivialités. Cela ne peut pas se faire par nos propres forces. Prenez une bonne résolution, par exemple, le matin à l'oraison, et mettez cette promesse dans le cœur de Notre-Seigneur.

Il y a longtemps que David a chanté cela: “Seigneur, j'ai compris vos témoignages parce que j'ai cherché votre loi” (Cf. Ps 119:95; 97). Il faut comprendre toutes les petites choses de la volonté de Dieu. Quelle ample matière d'édification, d'étude, de considérations, quand tout ce qui arrive nous apporte des lumières! Voilà où nous devons aller chercher notre doctrine, dans ce que Dieu nous a expliqué par les saints Fondateurs. Voyez quel fonds, quelle importance, comme tout cela est bien la pensée qui doit dominer toutes les vôtres. La belle matière que celle-là à traiter, la belle étude que celle-là à faire. Restez là, mes amis, et vous ferez l'expérience de cette parole. “Testimonia tua intellexi, quoniam legem tuam quaesivi” (Cf. 118:95; 100 - Vulgate). Alors on a quelque chose à dire en chaire, au catéchisme, au confessionnal. Qui comprendra cela? Tout le monde. Qui le sentira? Tout le monde; les enfants, les savants, les ignorants. Cela porte avec soi son effet. Mettons-nous-y.