Allocutions

      

Quels sont les enfants les plus vrais de saint François de Sales?

Allocution du 22 février 1894
pour la profession des Pères Dalbanne, Lenôtre et Rocher

 

Mes chers amis, il semble qu’il y ait des noms tout à fait prédestinés dans l’histoire de la sainte Eglise, et François est un de ces noms. Au commencement du Moyen Âge, alors que la foi commençait à s’ébranler, à la suite des mœurs grossières de cette époque, à la suite des combats qui se livraient entre les différents peuples, un nomme apparaissait qui tournait toutes les affections de son cœur, toutes les actions de sa vie vers Dieu seul: le Ciel suscitait saint François d’Assise. François d’Assise arrive, et le monde entier s’émeut; il change du tout au tout. Dès lors les grands faits de l’histoire ecclésiastique s’accomplissent sous cette impulsion. L’idée artistique qui s’épanouit à ce moment-là, va chercher là ses plus pures inspirations; sous cette direction, l’influence morale du catholicisme se développe, s’étend, s’irradie dans toutes les classes de la société.

L’histoire du XIIIe siècle constate ce fait indiscutable. Et l’influence de François d’Assise ne s’est pas restreinte à son siècle. À l’heure encore où nous sommes, saint François d’Assise a plus d’enfants spirituels qu’aucun autre saint. Comme le dit l’Eglise dans la collecte du jour de sa fête, saint François d’Assise a accru et élargi l’Eglise elle-même par la génération de ses enfants, et cela, non seulement il y a six siècles, mais aujourd’hui encore. Vous savez quelle quantité innombrable d’associations, de corporations, de confréries et d’instituts religieux se groupent sous le nom de ce saint patriarche. Leurs noms sont divers, leurs habits aussi. Les uns ont les liens stricts de la vie religieuse, d’autres restent dans le monde et tous s’efforcent de suivre les enseignements et d’imiter les vertus de saint François d’Assise.

Le temps a marché depuis le XIIIe siècle, de grandes hérésies sont venues affliger l’Eglise. Un ordre militant s’est élevé, celui des Jésuites, destiné à combattre les nouveaux ennemis de l’Eglise et à les ramener à Dieu. Ce sont de valeureux soldats: ils font remporter la victoire. Mais vaincre n’est pas tout. Il faut réparer ensuite les maux de la guerre, il faut reconstruire les murs et les remparts, il faut tout organiser. Dieu suscite alors un autre François qui, après avoir combattu lui aussi et remporté les pacifiques victoires de l’apostolat, concourra merveilleusement à cette reconstitution de la société chrétienne. Il restaurera, en les reprenant par la base, toutes les grandes institutions plus ou moins ébranlées, en commençant par la famille, en commençant par l’individu, dans le cœur duquel il imprime profondément les maximes de la vraie piété, du véritable amour de Dieu. François d’Assise conviait toutes les créatures pour les ramener à l’amour de Dieu, et son langage si simple et si charmant opérait des merveilles dans cet ordre de choses. François de Sales aussi veut tout ramener à l’amour de Dieu. Les mœurs du XVIIe siècle ne ressemblent pas tout à fait à celles du XIIIe. Il s’y prend donc d’une autre façon que son saint prédécesseur. Il a ses moyens à lui, mais le but est le même, le succès est le même, l’influence qu’il a sur son siècle et sur les siècles qui suivent est la même. Il veut ramener lui aussi le règne du Sauveur Jésus sur la terre et son œuvre, qui va grandissant et se développant dans la suite des temps, revêt absolument le caractère d’une mission éminemment providentielle elle aussi.

Sans doute, comme saint François d’Assise, saint François de Sales n’a pas réuni immédiatement et du premier coup autour de lui un nombre immense d’âmes. C’est petit à petit que son œuvre s’est affirmée. C’est au bout d’un certain temps qu’on l’a vue s’étendre, se ramifier, se répandre partout. Il y a vingt ou trente ans, une bonne fille de la Visitation de Troyes, la Sœur Marie-Geneviève, reçut de Dieu une communication très claire sur ce point. Elle vint me dire un jour: “Notre saint Fondateur est là devant le trône de Dieu, qui reçoit une mission incomparable pour le salut du monde. Ce qu’il a fait jusqu’ici n’est rien en comparaison de ce qu’il va faire bientôt. Sa gloire aussi va grandir”. Et la bonne fille ajoutait dans son langage naïf: “On va bientôt le déclarer l’un des plus grands savants du Paradis”. C’était quelques années avant la définition du doctorat de saint François de Sales.

Sœur Marie- Geneviève ne se trompait pas. Depuis quelques années, l’influence de saint François de Sales a fait un chemin immense dans le monde. Jusqu’à ces temps derniers, presque tous les séminaires français étaient sous le patronage de saint Vincent de Paul. Saint Vincent de Paul sans doute est un bien grand saint: on ne peut pas le nommer sans une émotion du cœur. C’est l’un des plus beaux caractères de prêtre et d’apôtre qui n’aient jamais paru. C’est un beau modèle certainement, qu’il est toujours à propos d’imiter. Et pourtant, voyez, comment depuis un certain temps les séminaires quittent son patronage pour se placer plus spécialement sous celui de saint François de Sales. On a vu que s’il fallait au prêtre un cœur simple, généreux, dévoué, il était nécessaire aussi — plus nécessaire encore dans ce moment d’instruction effrénée, de doctrines hasardées — d’avoir une doctrine spirituelle sûre, facile, à la portée de toutes les âmes, de ceux qui conduisent et de ceux qui sont conduits. La doctrine spirituelle de saint François de Sales remplit toutes ces conditions. Partout, à peu près, on fait profession de l’adopter.

Et actuellement, comme au temps de saint François d’Assise, nous voyons une foule de congrégations, d’associations d’âmes pieuses, de prêtres, de laïcs, qui prennent pour leur inspirateur saint François de Sales. Sa façon de comprendre la vie spirituelle s’implante par toute l’Eglise, son influence prédomine presque dans toutes les âmes. Voilà des faits que personne n’ignore. Le temps ne fait que confirmer ce travail dans les âmes, et l’étendre tous les jours de plus en plus.

Dans la famille de saint François d’Assise, chaque branche prétend être de ses vrais enfants, quelle que soit la différence du costume, brun, noir ou gris, quelle qu’en soit la coupe et la forme, quelle qu’en soit la matière plus ou moins grossière. C’est même une tradition que saint François d’Assise passait un jour dans une galerie où se trouvaient suspendus toute espèce de costumes religieux de couleurs et de formes différentes, et qu’il leur donna à tous sa bénédiction: “Voilà des vêtements”, dit-il, “pour habiller tous mes enfants”. Il n’y a pas que le costume qui varie chez les Franciscains. Les pratiques religieuses varient aussi. Les uns sont plus pénitents que les autres. Il en est qui marchent nu-pieds, et d’autres qui mettent des chaussures. Il en est qui se relèvent la nuit, et d’autres qui n’ont l’office que le jour. Il y a une extrême variété parmi eux. Sans doute aussi il est le protecteur vrai et paternel de tous. Tous ont raison. Dans une même famille, tout le monde ne se ressemble pas absolument, tout le monde n’a pas le même son de voix, le même caractère. Physiquement, tous les frères et toutes les sœurs ne se ressemblent pas, et dans tous néanmoins on peut retrouver des traits de famille.

Ce que j’ai dit des enfants de saint François d’Assise, je le dis des enfants de saint François de Sales. Tous sont ses enfants, sous quelque bannière particulière qu’ils se rangent. Cependant je veux faire une remarque. Quels sont ceux qui peuvent l’appeler non seulement leur père, mais encore et vraiment surtout leur saint Fondateur, si ce n’est ceux qui s’efforcent de reproduire ce qu’il a dit, ce qu’il a fait, son caractère, son esprit, ses manières d’aller au bon Dieu, son âme tout entière? Quels seront les enfants les plus vrais et les plus complets, les plus rapprochés de saint François de Sales, si ce ne sont ceux dont la vie, dont la doctrine et les enseignements se rapprochent le plus de lui, ceux qui non seulement se rapprochent de lui, mais qui s’efforcent de faire entièrement ce qu’il a fait?

Qu’on ne m’accuse pas de témérité pour ce que je vais dire. Le Saint-Siège lui-même, en approuvant nos Constitutions et tout ce qui y est dit, ne nous regarde-t-il pas comme ayant reçu entre les mains l’héritage complet de saint François de Sales? Ne nous exhorte-t-il pas à faire mot à mot ce que le saint évêque a fait toute sa vie, à entrer dans ses mœurs, à nous vêtir, à nous nourrir comme lui, à parler, à sentir, à penser comme lui? Voilà ce que produit le Directoire. Et la sainte Eglise, dans nos Constitutions, nous impose le Directoire. Le Directoire nous rendra nécessairement tout semblables à saint François de Sales, il nous donnera droit par conséquent à sa protection toute spéciale.

Dès lors, nous pouvons compter tout spécialement sur lui pour réaliser toutes nos espérances, pour accomplir l’œuvre à laquelle Dieu nous a appelés. Dès lors aussi, acceptons avec tout notre cœur cette obligation du Directoire. Il ne suffit pas de donner notre nom à la Congrégation, il faut lui donner notre volonté, notre cœur, notre force, notre santé, notre vie. Il faut nous identifier avec notre saint Fondateur, aimer tout ce qu’il a aimé, et tout comme il l’a aimé.

Voilà ce à quoi vous vous engagez aujourd’hui, mes chers amis: devenir d’autres François de Sales. Et cela, non-seulement pour vous, pour votre piété personnelle, mais aussi pour les âmes auxquelles l’Eglise vous envoie. Nous devons aider Dieu à sauver les âmes par cette manière de faire, par cette voie. Mais pour bien conduire les âmes à Dieu, il faut que nous, nous disparaissions. Aidons-les par nos conseils, par nos prières, par notre sainteté, mais en évitant d’exercer une action trop directe et trop forte sur elles. Ne soyons pas précisément des directeurs, comme on l’était autrefois. Dieu seul doit être le grand directeur. Prions et sanctifions-nous pour les âmes. Toute notre force sur les âmes doit résider dans nos dispositions intérieures. L’homme doit disparaître, et ne laisser agir que le bon Dieu.

Voyez et comprenez bien la mission qui nous est destinée, et combien elle sera bonne aux âmes. Elles trouveront là une atmosphère vivifiante, elles seront toujours dans le vrai et dans le bon, elles sentiront le bon Dieu. Ce sera la main de Dieu qui les conduira et les soutiendra, et non la main de l’homme. L’âme vit ainsi toute dans la force, dans la grandeur, dans la béatitude. Voyez, mes amis, la belle mission que vous avez à remplir.

Prenez donc bien courage, vous en particulier, mon cher ami, qui nous arrivez aujourd’hui un peu tardivement. Oh! Vous n’êtes pas un ouvrier de la dernière heure, vous n’êtes pas resté “tout le jour sans travailler” sur la place publique (Mt 20:6). Non, sans doute, il y a longtemps que vous avez commencé à travailler à la vigne du Seigneur et que vous faites des œuvres de salut, il y a longtemps que vous travailler à la sanctification des âmes. Si vous êtes arrivé à la vigne de saint François de Sales un peu plus tard que les autres, ce n’est pas parce que vous avez été oisif. Je suis bien content de vous rendre ce témoignage tout particulier d’affection et de respect. Après avoir longtemps et bien travaillé, après avoir fait beaucoup de bien dans la paroisse qui vous était confiée, vous avez cru répondre à un appel tout spécial de Dieu. Vous avez voulu chercher le meilleur et le plus parfait. Que le bon Dieu vous récompense d’avoir ainsi voulu sacrifier votre temps, vos forces, tout vous-même, dans la vie religieuse, afin de gagner davantage d’âmes à Dieu, afin de vous lier aussi plus intimement à lui!

Voyez, mes chers amis, comme le bon Dieu donne des grâces spéciales à certaines âmes, et combien il fait bon de lui être fidèle, et comme il répond immédiatement par sa grâce, à quelque heure du jour que nous nous donnions bien réellement tout à lui. Nous sommes sûrs dès lors qu’il est bien avec nous, que nous ne sommes pas appelés à marcher seuls dans le chemin, mais qu’il y marche avec nous. Tous nous allons bien prier et demander à Notre-Seigneur de bien nous rendre les enfants de saint François de Sales. Et nous demanderons bien à saint François de Sales de prendre nos cœurs pour les bien mettre dans le sien.

Les religieuses de la Visitation de Venise me remettaient, il y a quelques années, une petite parcelle du cœur de notre saint Fondateur qui s’est détachée précisément le jour où on est venu leur dire que, sous l’inspiration de la vénérée Mère Marie de Sales, il se fondait une congrégation de prêtres dans l’esprit de saint François de Sales. Elles m’ont confié pieusement cette sainte parcelle. Vénérons-la cette relique, mes chers amis, et demandons à saint François de Sales de nous donner bien vraiment et efficacement place dans son cœur. Et que cette parcelle de son cœur vienne bien à votre cœur: que ce soit là le levain céleste qui fait fermenter toute la pâte. Qu’elle rende énergique la totalité de notre cœur et nous donne tout ce qui se trouve dans ce cœur vénéré: force, courage, sainteté! C’est ce que nous allons demander à Notre-Seigneur!