Allocutions

      

La vie religieuse est un tissu de petits riens

Allocution du 6 novembre 1893
pour la réception au noviciat des Pères Garnier, Poisson, Héraut

Mes amis, j'appelle ce soir toute votre attention sur une doctrine dont vous ne vous doutez peut-être pas, mais dont vous allez voir toute l'importance. Cette doctrine, c'est que toute la perfection de la vie religieuse consiste dans les petites choses. Ordinairement, dans le monde, on ne s'occupe que des grandes choses, des actes importants, mais Dieu agit et juge autrement. Les plus petites choses, voilà ce qui fait le fonds essentiel est presque unique de la vie religieuse. Cela vous étonne? Savez-vous que ce sont les plus petits faits, dans l'histoire du monde, qui ont eu les grandes conséquences? Prenez la Bible, ouvrez-la et lisez. Vous verrez que tout depuis les premiers mots de la Genèse jusqu'au mot qui clôt l'Apocalypse, tout repose sur cette doctrine. Dites-moi, qu'est-ce que le péché originel qui conduit des milliers et des milliers d'âmes en enfer et qui couvre la terre de crimes? C'est une femme qui par curiosité prend un fruit et le mange. Ce n'était presque rien, n'est-ce-pas ? Ce n'était même pas un péché de gourmandise, puisque Eve avait tous les fruits possibles à sa discrétion. Elle n'avait donc pas faim. C'est une simple petite curiosité. Et quelles en ont été les conséquences? Voilà une démonstration bien évidente. Vous me direz sans doute: “Mais Dieu avait défendu de toucher à ce fruit”. Sans doute la défense de Dieu était chose grave, mais le fait en lui-même, en dehors de la défense de Dieu, pouvait passer presque inaperçu.

Continuons. Nous voici au désert où se trouve rassemblé tout le peuple d'Israël. Dieu lui choisit un homme pour le conduire, Moïse. Il lui fait passer à pieds secs la Mer Rouge, il lui donne la loi sur le mont Sinaï. Ce thaumaturge, cet homme cher au cœur de Dieu, doit conduire les autres dans la terre promise et lui n'y entrera pas. Pourquoi? C'est une punition. Le peuple a murmuré, ne trouvant pas d'eau à boire. Dieu dit alors à Moïse: “Frappe de ta verge le rocher d'Horeb et il en sortira une source vive”. Moise obéit. Mais en frappant il lui vient un doute à l'esprit: “Comment pourra-t-il faire sortir une source de ce rocher? comment pourra-t-il ouvrir le rocher lui-même?” Et il frappe une seconde fois. La source jaillit. Mais Dieu lui dit: “Tu n'entreras pas dans la terre promise; tu la verras, mais tu n'en jouiras pas” (Cf. Ex 17:6-7; Nm 20:7-12). Et cela parce que cet homme cher au cœur de Dieu avait eu un instant d'indécision, parce qu'il avait frappé deux fois au lieu d'une. Qui de nous n'a jamais éprouvé ces moments d'indécision.

Plus tard, le peuple de Dieu souffre une famine effrayante, par suite du manque de pluie. Le prophète Elie se met en prières et invoque le Ciel, mais le Ciel est d'airain. Cependant le prophète montant vers Horeb et traversant péniblement le désert s'écrie: “Ne vaut-il pas mieux que je meure, plutôt que de voir périr tout mon peuple? Mon Dieu, ne me donnerez-vous pas un signe pour marquer que ma prière est exaucée”. Il prie avec tout le peuple et le signe apparaît. C'est un nuage imperceptible, pas plus gros que la trace d'un pas humain, ce n'est rien. Elie a confiance et il va annoncer au peuple le terme de la famine. Le nuage imperceptible grossit, il couvre le Ciel, la pluie tombe abondante, le Ciel n'est plus fermé (Cf. 1 R 18:41-45). S'il avait douté, en présence d'un signe de si petite importance, que serait-il arrivé? Et nous trouvons cette importance des petites choses consignée à chaque page de la Bible de l'Ancien Testament.

Et maintenant si nous ouvrons l'Evangile. Que signifie la parole que Notre-Seigneur adresse à sa mère aux noces de Cana? Jésus était là avec ses disciples. Le vin vient à manquer. La sainte Vierge s'adresse à Notre-Seigneur et lui dit: “Ils n'ont pas de vin!”— “Mon heure n'est pas encore arrivée” lui dit Notre-Seigneur. Quelques minutes après il appelle le maître d'hôtel qui présidait au repas, il lui fait remplir six urnes qui se trouvaient là pour la purification. (Elles ne sont pas très grandes, ces urnes. J'en ai vu une qui est conservée à Aix-la-Chapelle.) Quelques minutes seulement: voilà ce qu'il fallait pour que l'heure de la puissance de Notre-Seigneur arrivât (Cf. Jn 2:1-10).

Voyez Notre-Seigneur dans toutes les circonstances de sa vie. Il suit et accomplit heure par heure ce que les prophètes ont annoncé. Il remplit exactement sa règle, son Directoire en quelque sorte. Voyez-le dans sa Passion, depuis le Jardin des Oliviers jusqu'au Calvaire et lisez Isaïe et les Prophètes; les moindres détails sont conformes à ce qui a été prédit. Et cette parole: “C’est achevé” (Jn 19:30), la dernière parole qui devait s'exhaler de son cœur et de ses lèvres, est l'expression de la plus exacte vérité. Comprenez-vous maintenant la valeur d'un mot, de la plus petite action. C'est quelque chose qu'un mot dit dans un moment de silence, que le plus petit manquement à la Règle, si petit qu'il paraisse. Un manquement réfléchi, voulu, c'est un retrait des grâces de Dieu. C'est Eve mangeant le fruit défendu ou Moïse frappant les deux coups sur le rocher d'Horeb. Comment se fait-il qu'en général, partout autour de nous, la foi soit aussi affaiblie et diminuée. À quoi cela tient-il? Je suis convaincu que très souvent cela ne tient pas à de grands crimes, à de grands péchés, mais à ces riens que je viens de vous signaler. Encore une fois tout dans la sainte Ecriture, depuis le premier jusqu'au dernier mot, confirme cette doctrine.

Prenez la théologie. Qu'est-ce que Notre-Seigneur au Saint Sacrement? L'apparence d'un peu de pain que saisissent votre regard et votre toucher. Qu'est-ce que la goutte d'eau du baptême? Et pourtant sans cette goutte d'eau, pas de baptême, sans cette parcelle de pain que le prêtre apporte à l'autel, pas d'Eucharistie. Comprenez bien cette doctrine, mes chers amis, En dehors de là il n'y a rien, mais rien du tout. Quoi que vous fassiez, si les petites choses sont négligées, vous n'aboutirez à rien. Sans doute ces petits manquements ne sont pas des péchés. Mais, pour avoir le sacrement, ne fallait-il pas avoir la matière? Eh bien! La matière de la vie religieuse, ce sont les petites choses et rien que cela.

Ce que je dis peut vous paraître singulier. Je ne vous cite pas de texte. Je vous apporte le Livre, la doctrine tout entière et je vous dis: “Prenez, lisez, tirez les conséquences”. Si vous aimez Notre-Seigneur, si vous voulez être vraiment à lui, servez-le comme il l'aime et le veut. Aimez à faire comme il a fait. Soyez à lui, à la parole et au moment. Cette parole, dût-elle coûter la mort, acceptez-­la entièrement et n'en retranchez rien, car c'est ainsi qu'a fait Notre-Seigneur. Cette doctrine repose sur l'amour que nous devons avoir envers Dieu: “Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme et de tout ton esprit” (Mt 22:37). Donnons-nous donc entièrement et sans réserve à cet amour. Le véritable amour comprend, veut et prévoit. Disons donc à Notre-Seigneur: “Oui, Seigneur, nous désirons vous aimer d'un amour infini et qui réponde au vôtre”. Demandons cette grâce à nos saints Fondateurs, à la bonne Mère Marie de Sales. Oh! Si vous aviez pu voir, comme je les ai vues, ses lettres, sa volonté, sa conscience, sa vie tout entière. Comme elle comprenait bien cette doctrine, que ce qui caractérise le véritable amour de Notre-Seigneur, c'est la fidélité aux plus petites choses. Vous, mes chers amis, qui allez entrer dans la Congrégation, demandez à Notre-Seigneur comme grande grâce de bien comprendre ces petites choses, qui préparent de grandes choses sur la terre, et de bien plus grandes encore dans le Ciel.