Allocutions

      

La soutane est la marque de l’appel du Seigneur

Allocution du 15 Septembre 1893 à Saint-Bernard
pour la prise d’habit de Ferdinand Peychaud,
pour l’admission au noviciat des Pères Bridet, Pommé, Chauveau et du Frère Jean
et pour la profession des Pères Prosper Dufour, Charles Dufour, Buron,
Ladislas Javorowski et du Frère Vincent.

Mes chers amis, votre demande d'aujourd'hui dit bien des choses. Elle dit que vous voulez être des hommes de cœur, des hommes généreux, se donnant eux-mêmes, des hommes qui ne craignent aucune peine, ni aucun sacrifice pour procurer le bien aux âmes et pour être utiles à la société, des hommes en un mot qui veulent être utiles à Dieu et au prochain, sans autres limites que celles de la volonté de Dieu. C'est une grande détermination que celle-là, mais déjà elle est bien encourageante pour vous. Puisque Dieu a mis cette étincelle dans vos cœurs, c'est qu'il vous aime. Il a fait choix de vous pour travailler à une œuvre à laquelle il a attaché de bien grands mérites et de bien grandes promesses. Il faut qu'il ait jeté sur vous un regard tout particulier de bonté et de miséricorde.

Aujourd'hui nous allons donner une soutane, recevoir des novices et faire faire des vœux.
Vous, mon cher enfant, vous allez recevoir un vêtement qui vous sépare du commun des hommes. Vous n'aurez pas les mêmes devoirs à remplir que ceux qui restent dans le monde. Vous aurez d'autres obligations plus spéciales et plus particulières et ce vêtement vous les rappellera. Aimez bien à porter cette soutane. Le monde a été civilisé par la soutane. Prenez l'histoire. La France n'a-t-elle pas été faite par le clergé? Citez-moi un seul fait, un seul acte de véritable charité, qui n'ait été inspiré à son origine par l'habit que vous allez revêtir. Je vais plus loin. Maintenant encore la France, l'Europe vivent de la soutane. L'Université, à qui a-t-elle emprunté ses programmes pour l'éducation de la jeunesse? Où se sont inspirées la législation et l'administration modernes? Ont-elles été inventées par les laïques? Non, ce n'est que la copie de l'administration et de la législation de l'Eglise. Sans doute il y a le droit romain. Mais le droit romain, est-ce autre chose que le droit chrétien? Cherchez dans les sciences et les arts, dans la peinture, d'où vient l'inspiration première de toutes ces richesses dont le monde est fier à l'heure qu'il est.

Le plus beau génie de la France, Bossuet, portait la soutane. Et ce grand organisateur de la charité, cet apôtre du faible et du pauvre, saint Vincent de Paul, portait la soutane. On a pu l'imiter dans ses œuvres de bienfaisance, le monde a pu le copier, comme les artistes copient les tableaux de Raphael, mais il n'en est pas moins vrai que le maître plane au-dessus de tous ses imitateurs, que c'est lui qui a eu la première idée du tableau de la Transfiguration et que personne n'a pu le réaliser comme lui.

Symbole, non seulement du sacrifice et du dévouement, mais encore de la vertu, de la science et du talent, du génie même, pour nous la soutane est un symbole bien plus cher encore: c'est la marque de l'appel du Sauveur, du choix qu'il a fait de nous, de notre vocation religieuse. Comme au temps de Jacques et Jean, Jésus est passé et il a dit: “Venez à ma suite” (Mt 4:19). Jean, sur les bords du lac de Génésareth, ont laissé là leur père, leur barque et leurs filets et ils ont suivi Jésus (Mt 4:20). Voilà, mon cher ami, que Jésus vous fait le même appel, et cet habit que vous allez revêtir est le signe de votre adhésion à cet appel et le témoignage de votre volonté de suivre toujours Jésus-Christ.

On cherchera à ternir l'éclat de ce vêtement symbolique. Peut-être même les roues des chars qui passent sur la voie publique pourront faire jaillir sur lui quelques taches de boue. Il se trouvera même peut-être sous cet habit divin quelque homme moins digne. Il n'en reste pas moins vrai que nulle part, ni dans l'armée, ni dans la magistrature, ou ailleurs, on ne trouvera sous un vêtement quelconque un aussi grand nombre d'hommes honorables, pieux, dévoués, justes, intelligents. En vous disant cela, mon cher ami, je raconte le passé, je montre le présent et je prédis l'avenir. Je vous félicite donc, mon cher ami, d'avoir été jugé digne de grossir le nombre de ceux qui portent ce saint habit.

Vous qui avez déjà la soutane et qui allez vous engager dans la vie religieuse, comprenez bien ce que c'est que cette vie religieuse que vous allez essayer. Vous allez vous consacrer au bien et au salut de vos frères. Vous allez entrer dans une société dont le but est de faire le bien, un bien qui s'étend des choses les plus simples et les plus humbles jusqu'aux plus grandes et aux plus relevées, comme me le disait le vénérable évêque de Riobamba, des occupations les plus ordinaires jusqu'à celles qui ont trait aux plus hautes questions sociales. C'est pour faire ce bien, pour vous y consacrer, que vous vous faites religieux.

Le religieux n'a plus ni famille, ni maison, ni intérêt personnel. Il est libre pour se dévouer sans arrière-pensée. Le curé a encore sa maison; il doit pourvoir à son entretien, à ses besoins. Il est obligé d'y apporter une certaine sollicitude. Le religieux n'a plus aucun souci, ni de la nourriture, ni du vêtement: tout lui est préparé. Il peut dès lors se livrer tout entier à l'œuvre qu'on attend de lui. S'il est professeur, il pourra être tout entier au soin de sa classe; s'il est missionnaire, il saura être complètement missionnaire. On pourra l'envoyer sur une plage abandonnée, rien ne le retiendra. Dût-il manquer de tout, il ne s'en préoccupera pas. Il est religieux, il se fie à l'obéissance et à la Providence. Le religieux ne peut pas avoir un autre but que celui de servir les âmes auxquelles Dieu l'a envoyé. Nul intérêt terrestre n'interviendra dans ses actions. Son seul intérêt est le bonheur des âmes.

Comprenez bien, mes amis, l'excellence de cette vie religieuse, qui est si nécessaire au monde. Combien de plaies que personne ne pourra panser, combien de douleurs que personne ne pourra calmer! Qui le fera? Le religieux et lui seul. Quand je considère ce qui s'est passé sur la terre dans les souvenirs de l'histoire, quand je cherche un exemple de service complet, entier, dévoué, rendu par un homme à un autre homme, je ne trouve rien de plus parfait en ce genre que la Rédemption de Notre-Seigneur Jésus-Christ, le Sauveur du monde. Or il n'avait pas où reposer sa tête. Voilà l'exemple du religieux et son modèle. Notre-Seigneur, dans ce dénuement, avait mission de sauver le monde. Et le religieux a pour mission de sauver les âmes. Qu'il imite donc son divin modèle.

Vous qui avez déjà franchi les premières marches de l'autel et qui venez faire vos vœux, j'ai à vous dire ce que le grand-prêtre disait aux fidèles qui allaient entrer dans le sanctuaire: “Sanctifiez-vous, devenez des saints! Vous devez être d'autres Jésus-Christ”. Je vous dis la même chose. Ce n'est plus une simple promesse, du reste, que vous allez faire, ce n'est plus surtout une simple résolution. C'est un engagement, un serment solennel. Ce serment va vous transfigurer, vous transformer en un autre homme. Et si un Père de l'Eglise a dit: “Le chrétien est un autre Christ”, à plus forte raison doit-il en être ainsi du religieux qui fait ses vœux. Je dis plus. Le religieux ne doit pas être seulement un autre Jésus-Christ, il doit être Jésus-Christ lui-même.

Dieu dit, en parlant de son Fils Jésus-Christ: “À toi le principat au jour de ta naissance, les honneurs sacrés dès le sein, de l’aurore de ta jeunesse” (Ps 110:3). “C'est moi qui vous produis, moi qui suis avec vous un seul et même Dieu. En vous engendrant j'ai eu un idéal, et cet idéal, je ne l'ai pas pris dans les anges, mais dans les hommes. Je vous ai, pour ainsi dire, formé de toutes les vertus, de toutes les splendeurs que doivent avoir plus tard, à votre imitation, les saints, ces hommes que j'ai appelés à être un jour mes amis, mes fidèles”. Nous devons donc être d'autres Christ et réaliser en nous ces splendeurs et ces vertus que Dieu a mises en son Fils. Si, par impossible, le Christ n'existait pas et que Dieu voulut le créer, c'est en vous qu'il devrait pouvoir trouver de quoi le réaliser.

Je vous dis ces choses, je fais cette supposition pour vous faire comprendre la grandeur de notre mission, l'obligation pour nous de travailler à être saints. Quand la bonne Mère disait: “On verra de nouveau le Sauveur marcher sur la terre”, est-ce qu'elle se trompait ? Non, elle disait vrai. Elle faisait une prophétie; c'est vous qui devez la réaliser. Et vous allez le promettre par un engagement solennel qui va vous lier. Dès lors le joug de la perfection chrétienne doit peser sans cesse sur vos épaules et garder continuellement votre cœur.

Ces vœux religieux, étudiez-les, méditez-les. Je vous assure que leur pratique vous rendra non seulement les amis de Dieu, mais en quelque sorte ses membres, sa substance, sa personne. Nous n'avons plus le temps d'exposer ici la doctrine des vœux, mais je vous répète que les vœux sont quelque chose de tellement grand, de tellement puissant, que cela doit pénétrer l'homme tout entier, doit changer ses faiblesses en vertus, ses inconstances en fidélité. Et c'est la fidélité à accomplir nos vœux qui nous obtiendra cette merveille.

Une dernière pensée pour terminer. Notre-Seigneur vous dit: “Je vous ai appelés”. Où vous a-t-il appelés? À la croix. “Je vous ai appelés pour mettre vos pas dans la trace de mes pas”.
Où sont les derniers pas de Notre-Seigneur? Ce sont ceux qu'il a fait pour monter au Calvaire, Suivons Notre-Seigneur jusque-là.

Nous tous qui sommes ici, vos parents et vos amis, nous allons prier pour que vous ayez la grâce qui fait les vrais religieux, la grâce qui fait les saints. Amen.