Allocutions

      

Réimprimez l’Evangile par la pratique du Directoire

Allocution du 27 mai 1892
pour la profession du Père Vautrin

Toutes les fois que l'Eglise approuve un ordre nouveau, cet ordre est toujours indiqué par les circonstances. Il faut, aux différentes époques de la vie du monde, le moyen de préserver, de sanctifier les particuliers. Dieu, dans sa Providence, suscite à différentes époques des ordres religieux dissemblables, chacun avec un but particulier, qui n'a pas encore été réalisé ni tenté jusqu'alors. Quand on vient à considérer les Oblats, on se demande volontiers: “Pourquoi ont-ils été institués?” Cherchez dans leurs œuvres s'il n'y a pas quelque chose de particulier qui n'a pas encore été entrepris jusqu'alors.

En considérant ce que nous faisons, on ne voit rien de nouveau. Est-ce l'éducation? Un grand nombre d'ordres religieux s'en occupent. Sont-ce les missions? Les ordres de missionnaires sont multiples. La direction des âmes? C'est le ministère général du clergé. Pourquoi donc instituer quelque chose de nouveau, quand apparemment il n'y a rien de nouveau, rien d'extraordinaire ? Cette question doit se poser naturellement. Pour répondre, il faut se placer sur un terrain qui n'est pas celui des apparences, celui des choses qui se voient, qui peuvent se saisir par tout le monde. Quel est ce secret mystère? Vous allez me comprendre.

Chaque ordre religieux a été créé à l'époque à laquelle il avait à répondre aux besoins que réclamait cette époque. Saint Dominique, saint François d'Assise furent envoyés à un monde ignorant, grossier, à des populations abruties, matérielles, ignorantes, aux passions violentes, haineuses. Il fallait apporter un remède à de grands maux. Saint Dominique vint apporter la lumière, le flambeau. Sa mère, dans un songe, voit que l'enfant qu'elle va mettre au monde parcourra la terre avec le flambeau de la lumière, de la foi, de la science révélée. Saint François d'Assise arrive avec la science suffisante, mais le feu brûle, les ardeurs de l'amour de Dieu s'échappent de son cœur. Il révèle aux hommes autre chose à aimer que les jouissances de la terre, que les satisfactions corporelles. Les secrets de l'amour de Dieu qu'il fait comprendre aux cœurs se tournent à d'autres choses qu'aux choses matérielles. Saint Ignace est le soleil de l'Eglise aux temps des hérésies, du doute, des ténèbres. Il fonde un ordre religieux qui arrête les chutes amenées par le protestantisme. Il faut de la science et des études à ses fils pour prévenir les ravages du doute.

Que faut-il maintenant, à l'heure qu'il est? Pourquoi désirer autre chose que ce que nous avons? Notre société n'est plus celle de saint François d'Assise, de saint Ignace. Comme la société chrétienne n'existe plus, qu'elle n'est protégée par aucun gouvernement, que les familles ne sont plus chrétiennes, comme il n'y a plus d'institution qui ne préside à rien, à l'heure qu'il est, que faut-il donc ? De quel secours la société a-t-elle besoin ? Va-t-on, pour renouveler le monde, faire du zèle? Se remuer? Occuper un grand nombre de champions à soutenir la lutte? Qui fera les choses? Et quel pourra bien en être le succès? Qui va se mettre en avant? Personne n'en a le courage. Tout le monde pourtant sent le besoin pressant et personne ne se montre et ne se met en tête. Il faudrait dans la société, on le sent, de profondes modifications. L'action générale, l'action qui n'est plus individuelle, est presque nulle, disons-le, presque inutile. Que faire?

Il faut faire ce qu'à dit la bonne Mère Marie de Sales. Il faut réimprimer l'Evangile. Imprimer un nouvel évangile? Non! C'est le même Evangile. Il n'y en a qu'un, mais il faut le présenter autrement à la multitude des âmes. Il faut amener Notre-Seigneur lui-même pour qu'il préside à cette entreprise. Ecoutons-le qui nous dit, comme il disait aux Apôtres: “Allez! enseignez!” Qu'était le christianisme au commencement? Dans les choses sociales d'alors? Trois cents ans après les persécutions, il n'était pas encore entré dans le gouvernement des sociétés. Quelles en étaient les œuvres? Nous n'en voyons guère qu'une: la famille chrétienne. Au VIe siècle, à Troyes, on était païen. Autour de la vierge sainte Maure, une partie du bourg de Troyes était païenne. Qu'y avait-il à faire? Prendre les gens, individu par individu, et leur prêcher l'Evangile. Il fallait faire ce qu'a fait Notre-Seigneur. Il n'a pas imprimé des livres, il n'a pas écrit ni à Hérode, ni à Tibère pour avoir une armée, il n'a pas cherché à faire des prosélytes en grand nombre pour tenter une action sociale. Les francs-maçons font le reproche à Notre-Seigneur de n'avoir rien fait de social. L'Evangile ne contient pas un seul mot de la question sociale. Il s'adresse aux individus. Jésus appelle nominalement Pierre, André, etc. Il agit sur telle âme; son action à lui est surtout personnelle, tandis qu'il charge de la prédication aux foules, aux masses ses 72 disciples.

Quand la bonne Mère disait dans ses instructions qu'il faut “réimprimer l'Evangile”, elle parlait d'une façon éminemment philosophique et juste. Il faut établir l'Evangile par les moyens par lesquels Notre-Seigneur l'a établi. Il faut faire profiter les âmes de la bonne nouvelle, comme Notre-Seigneur l'a fait. Notre méthode est celle-­là, celle de Notre-Seigneur. La sainte Eglise, du reste ne fait pas autrement. L'Evangile est pour tous, et il faut y amener les âmes une à une. La bonne Mère demande que nous fassions l'application de la doctrine de Notre-Seigneur. Elle veut que nous agissions de la même manière et de la même façon que le Sauveur lui-même, de façon que notre action devienne la sienne; elle demande que nous mettions nos pieds dans la trace des pieds de Notre-Seigneur. Comme opérations, nous emploierons les moyens ordinaires. Oui, mais n'y joindrons-nous pas quelques moyens particuliers? Oui. ­Quels moyens? Je le dis tout haut : le Directoire. Le Directoire fait par vous, fait par les âmes que vous dirigez, par la société toute entière au milieu de laquelle se développe votre influence.

Je ne veux pas dire par là que ce soit en suite d'une règle générale, d'une législation faite à l'avance, que l'Esprit de Dieu va se mettre à souffler et à convertir les peuples. À l'heure qu'il est, où trouver des gens qui se réunissent en foule pour prier Dieu, pour opérer des choses d'un grand sérieux. C'est presque impossible de mener une vie chrétienne collective, ailleurs que dans la vie religieuse. L'Eglise depuis qu'elle est faite suit forcément le siècle, elle traverse les écueils, les mouvements, les luttes, les péripéties. Elle a subi l'industrie, avec tout son remue-ménage, sa multitude d'employés, de gens subordonnés, attachés à telle ou telle administration. Il n'y a plus ni pensée, ni art personnel. Que voulez-vous faire avec cela? Les gens ne peuvent presque plus témoigner de leurs sentiments, de leurs convictions personnelles. L'Eglise ne marche pas à l'encontre de l'industrie, de la civilisation, de l'électricité, de la vapeur, des chemins de fer. Elle y aide même, si elle voit que cela est utile.

Seulement, nous sommes obligés de constater avec elle que l'instabilité est partout, jusque dans les fortunes et surtout dans la fortune. Voilà une maison parfaitement établie qui, depuis de longues années, possède de grands biens. Arrive une opération de banque malheureuse, le lendemain la fortune a croulé. En place de la splendeur, c'est la ruine; de l'opulence, la plus profonde misère. Les enfants sont obligés d'aller à droite et à gauche, le nid familial se disperse et s'en va à tous les vents du ciel. Voilà des individus certes très séparés les uns des autres, voilà tout un ensemble d'existences éparpillées. Il faut pourtant que les âmes se sauvent au milieu de ces tristesses et de ces ruines. Heureusement, elles peuvent se sauver. L'Evangile les sauvera, leur apportera des paroles d'amour, de vie, de bonheur. Toutes les âmes ont droit au bonheur.

Mais comment leur procurer ce bonheur du Ciel? Toutes les âmes ne se font pas religieux ou religieuses. Tout le monde ne peut se lever de bon matin, étudier, consoler. On n'a pas le temps! Il faut pourtant que les âmes se sauvent. Vous les sauverez en réimprimant en leur cœur l'Evangile. Et pour cela il faut prendre l'Evangile à un autre point de vue, afin qu'il puisse arriver à toute âme, à toute intelligence afin qu'elle en soit pénétrée, secouée, éclairée par lui. Il faut que la bonne nouvelle puisse atteindre l'âme, il faut que le pain de la consolation, le pain de l'espérance puisse être reçu par toute âme.

Apportez l'Evangile à chaque âme avec qui vous êtes en rapport, l'Evangile âme à âme et aussi l'Evangile mot à mot, à la suite de saint Paul, de saint François de Sales, de la bonne Mère. Vous verrez que le Directoire, que les applications du Directoire, c'est précisément l'art efficace pour faire arriver l'Evangile aux âmes. Prêchez l'Evangile avec le Directoire et par le Directoire: présence de Dieu, direction d'intention, amour d'union et réunion de la volonté à la volonté de Dieu. Que les religieux pratiquent le Directoire, que cette pratique soit toute leur vie. Le Directoire n'est pas autre chose que 1'Evangile en acte. Il n'est pas une simple dévotion, une simple pratique pieuse. C'est une vie entière et complète, entièrement et complètement chrétienne. Pratiquez-le donc, puisque c'est la vie. C'est comme le battement du pouls dans le corps du chrétien, c'est la respiration du cœur. Qu'on soit en Californie, au fond des mines où le mineur extrait le charbon à grand peine, avec de grandes difficultés, on peut faire son Directoire et sauver son âme. Partout, dans la vie publique, dans le commerce, l'industrie, vous pouvez accepter vos peines en esprit de pénitence. Vous ferez votre Directoire et Dieu vivra et agira en vous. Il faut qu'un chauffeur de chemin de fer sauve son âme!

L'Evangile ainsi compris, expliqué, appliqué, sauvera les âmes. L'Oblat saint François Sales, menant sa vie spirituelle du Directoire, aura des relations, des connaissances, des affections et recevra de Dieu le don de communiquer cette vie. Est-ce un petit ministère, une œuvre indifférente? C'est l'œuvre des œuvres: le Directoire de saint François de Sales pratiqué non seulement par les religieux mais par les prêtres, par tous. Et tout homme en ce monde peut le pratiquer. Il n'y a pas de vie si occupée, si distraite qu'on ne puisse y faire entrer la pensée de Dieu, qu'on ne puisse reposer en Dieu. Vivre en Dieu, c'est une atmosphère où tout le monde respire, dit saint François de Sales, un lit de repos sur lequel toute âme fatiguée se repose et reprend des forces nouvelles.

Vous me comprenez, mes chers amis, nous ne pouvons pas nous passer du Directoire. L'homme ne peut pas vivre sans bonheur; le bonheur est la conséquence absolument nécessaire de l'Evangile. Il faut que l'Evangile arrive à chaque âme. À l'heure actuelle, cela ne peut guère se faire que par le Directoire. Par le Directoire du moins cela se fera sûrement et rapidement. De même qu'au temps des persécutions les chrétiens emportaient sur leur cœur l'hostie sacrée avec laquelle ils devaient se communier, il faut aujourd'hui que nous ayons notre tabernacle secret et notre hostie. Mettons Dieu au plus profond de nos cœurs. On ne peut pas l'afficher au dehors. Qu'il soit dans notre poitrine, et nous l'entourerons là de toute notre affection. C'est là, la communion que vous devez donner aux fidèles. Au milieu du feu des persécutions, des tribulations, des occupations multiples et distrayantes, qui éloignent de l'âme la pensée divine, vous donnerez Jésus comme soutien à ceux qui viennent à vous.

Comprenez bien ce Dieu que vous devez donner. Comment? Ce Dieu eucharistique n'est pas sur l'autel. Où est-il? Là, mes amis, dans votre cœur. Soyez ce que notre Directoire demande de L'Oblat de saint François de Sales. Dieu est là, en vos mains, donnez. Vous êtes prêtres, consécrateurs, sous-diacres: consacrez votre vie, faites descendre Dieu en vos âmes. Vous donnerez, vous emporterez la communion aux chrétiens. Voilà votre mission: elle n'est pas autre que celle-là. Vous ferez ce que font tous les autres: prédications, missions, soin des âmes, vous aurez toutes ces choses. Vous vous souviendrez qu'au sacrifice vous devez offrir l'hostie et donner encore autre chose, vous-mêmes tout entier.

Nous avons des épreuves comme missionnaires. Nous en avons dans cette terre ingrate et desséchée d'Afrique et dans cette terre d'abîmes, de ruines et de volcans qu’est l’Equateur. Ce qui fait que nos Pères et Sœurs réussissent là, ce n'est pas leur prédication de sermons, c'est parce qu'ils font leur Directoire. Ils donnent Dieu aux âmes, et Dieu leur donne de pouvoir se communiquer aux âmes d'une façon toute spéciale. Les âmes là-bas le sentent et le comprennent. Prenez, mes amis, la grande résolution d'être ce que vous devez être. Si nous sommes Oblats de saint François de Sales, si nous sommes les enfants de la bonne Mère, il faut pratiquer et prêcher l'Evangile, il faut le réimprimer. Il n'y a pas à biaiser. C'est absolument de toute votre volonté, de tout votre cœur qu'il le faut faire, de tout votre être. Mettez-vous-y. Ne vivez et n'agissez plus que pour l'Evangile. Ce sera une vie complète, entière, qui fera descendre en vous des grâces ineffables. Ces grâces, vous les répandrez autour de vous, tous vous comprendront, tous vous suivront dans ces conditions-là: pas de difficultés au dehors, pas de résistances au-dedans. Tout réussira.

Allez, faites vos vœux. Dieu vous aidera si vos regards sont fixés constamment sur le Sauveur. Suivez le divin Maître partout où il vous dira de venir, sur la mer de Galilée, où il faudra prêcher, où il faudra obéir. Vous le suivrez toujours. Il vous précédera au Calvaire, il vous mènera, après que vous l'aurez suivi sur la terre, régner avec lui dans le Ciel. Ainsi soit-il.