Allocutions

      

La vie religieuse vous met en possession d’un royaume

Allocution du 29 août 1886 pour une profession religieuse

“Venez, les bénis de mon Père, recevez en héritage le Royaume
qui vous a été préparé depuis la fondation du monde” (Mt 25:34)

Mes amis, nous venons de passer une bonne et sainte retraite dans laquelle vous avez appris à vivre de la vie que le bon Dieu demande de vous. Après cette vie d'ici-bas, ce sera la récompense, le Royaume et le règne éternel avec Dieu. Mais comprenez le bien. Cette promesse de Royaume n'est pas seulement pour l'éternité, c'est aussi pour le temps, pour les jours passés sur la terre. Aujourd'hui, je vous redis l'appel du divin Sauveur, ces paroles qu'il vous adresse à vous tout particulièrement: “Venez, les bénis de mon Père, recevez en héritage le Royaume qui vous a été préparé depuis la fondation du monde” (Mt 25:34). Je vous appelle pour entrer en possession des jouissances de ce royaume dès maintenant, et non pas pour attendre la mort et l'exaltation du Ciel. C'est aujourd'hui, c'est dans cet instant même. Oui, c'est un royaume que je vous donne, et bien plus qu'un royaume. La vie religieuse vous constitue rois, vous met en possession d'un royaume. Vous aurez la splendeur, la puissance et la gloire des rois.

Vous régnerez sur vous, sur votre âme, vous la posséderez et gouvernerez. Votre volonté, votre imagination, votre esprit, votre cœur vous obéiront. Vous serez maîtres chez vous, et maîtres souverains. Vous acceptez de bon cœur, parce que vous l'aimez et le voulez, la règle religieuse, qui va devenir la loi de votre vie, qui pour vous devra toujours être reine et maîtresse, et cela parce que toujours vous l'aimerez et vous la voudrez. Elle va régner maintenant et à jamais sur toutes les puissances de votre âme, elle va mouvoir votre volonté et votre cœur, elle va diriger tous vos actes. C'est une loi toute d'amour. Vous viendrez l'apprendre de la bouche de Notre-Seigneur, de notre saint Fondateur, de la bonne Mère. Voilà la loi qui vous rendra rois, puissants, forts, parce qu'elle régnera exactement et complètement sur vous, et qu'elle y fera régner Notre-Seigneur.

Ce sera la puissance unie à la liberté: deux choses bien rares à rencontrer ici-bas. On n'est souvent puissant et libre ni pour soi-même, ni pour les autres. L'ange du Ciel, lui, vit dans la puissance et la liberté, il respire un air libre et infini, qui n'a d'autres limites que la volonté de Dieu, qui s'étend au-delà de tout ce que les hommes peuvent voir et comprendre. Et les pauvres âmes qui ne peuvent secouer le joug de leurs passions, celles-là prennent le démon pour maître. C'est un maître dur et cruel qui se nourrit de leurs sueurs et de leur sang, qui les accable ici-bas, et les entraîne en enfer. Ces malheureux qui crient à tous les échos: “Liberté! Liberté!” sont soumis à un régime de tyrannie épouvantable. Le diable seul peut inventer et forger de pareils fers pour les river aux pieds et aux mains des hommes d'aujourd'hui. Arrachons nous de cet esclavage, et Dieu nous assiéra sur des trônes, et le Saint-Esprit, régnant en nous, nous fera réellement régner avec lui. Vous régnerez aussi sur le monde. Notre-Seigneur vous donne, par la vie religieuse, une part de son pouvoir sur les âmes, une part de son pouvoir sur les corps eux-mêmes. Il est bien convenu que nous croyons aux paroles de l'Evangile telles qu'elles sont dites, sans autre interprétation que celles que Notre-Seigneur y attache lui-même.

Vous régnerez sur les âmes pour lesquelles vous prierez, vous régnerez en maintenant leur volonté, leurs dispositions conformes à la volonté de Dieu. Les religieux saints et mortifiés ont toute puissance sur les âmes qui les approchent. Voyez la bonne Mère. Saint Thomas ne dit il pas que les religieux soutiennent la sainte Eglise de Dieu, qu'ils lui donnent la vie et le mouvement. La sainte Eglise a besoin de leur autorité morale et de leur dévouement. Elle ordonne aux religieux la sainteté et le zèle afin qu'ils lui viennent en aide en lui apportant des âmes.

Oh! Le beau règne que celui-là, la belle vocation qui nous donne, tant de pouvoir sur la sainte Eglise et sur les âmes, qui nous met entre les mains tant de volontés à diriger et à conduire à Dieu. O puissance de la prière, de la volonté, de la mortification religieuse! Et quelle influence profonde et salutaire n'a-t-elle pas sur les âmes! “Son règne n’aura pas de fin” (Lc 1:33). L'ange promettait à la sainte Vierge que le règne de son Fils n'aurait pas de fin. Le vôtre non plus n'aura pas de fin. Vous l'exercez maintenant, vous l'exercerez jusque dans le Ciel. Dieu se servira des prophètes, des apôtres, des religieux pour communiquer aux âmes sa gloire et son bonheur. Ce qui se fait sur la terre se fera encore dans le Ciel. Je n'exagère pas, mes amis, je dis ce qui est, ce qu'enseignent les docteurs: votre règne n'aura pas de fin.

Enfin, vous régnerez sur Dieu lui-même. Dieu s'est rendu obéissant à la voix de l'homme. La bonne Mère me disait: “On n'a qu'à faire cela et cela pour se rendre maître du bon Dieu; et l'âme se rend, par sa fidélité religieuse, tellement maîtresse de Lui, qu'il ne sait plus que faire pour lui témoigner son amour. Il me semble”, ajoutait elle, “— et je le dis tout bas —  que le bon Dieu en arrive jusque là, qu'il ne sait plus ce qu'il fait avec nous!” Ce regard d'attachement fidèle, de complet abandon que vous lui avez apporté pendant la retraite, gardez le lui bien, et vous serez maîtres de lui.

Vous régnerez sur Notre-Seigneur Jésus-Christ dans la sainte communion. Vous lui direz: “Venez ici, et il viendra”. Vous, mes amis, qui serez prêtres, à la sainte messe, il descendra entre vos mains. Mais vous aurez une autre puissance que les autres prêtres. Est ce que saint Jean n'a pas eu de Jésus des paroles, des regards qui lui apprenaient des secrets que Notre-Seigneur semblait ne pas vouloir confier aux autres Apôtres? Les autres sans doute, sont avec le Sauveur, ils ont les secrets réservés aux amis, ils sont les intimes du Sauveur. Mais c'est Jean qui, à la Cène, règne vraiment sur le cœur du Maître, c'est Jean le bien-aimé qui obtient, qui fait ce qu'il veut.

Cette doctrine, mes amis, est vraie de tous points. Voilà la part accordée à la fidélité religieuse. C'est aujourd'hui votre initiation à la vie religieuse. Commencez bien. Continuez avec générosité, avec ferveur. Ne faites pas d'autre considération que celle-là. Que votre donation soit bien entière. Encouragez vous bien, et entrez de plain-pied dans le royaume de Dieu. Ce sera une royauté si complète que rien n'échappera à vos âmes. Elles auront tout le bien. Ecoutez donc bien, avec l'oreille de votre cœur, avec toute la bonne volonté dont vous êtes capables, l'appel du Sauveur: “Venez, les bénis de mon Père, recevez en héritage le Royaume qui vous a été préparé depuis la fondation du monde” (Mt 25:34).

Cette parole, retenez la. Qu'elle soit pour vous une vérité constante; qu'elle demeure en vous, et elle y gardera et y vivifiera la foi, le zèle. Que ce soit la pierre placée au fond du lit du Jourdain, et qui sera le témoignage constant et perpétuel que vous êtes les vrais fils de Moïse, les vrais enfants de Dieu.