Retraites 1894

      


SEPTIÈME INSTRUCTION
Le Chapitre Général - Le Directoire - La charité - Le Chapitre Général

Nous avons tenu cette année, mes amis, un Chapitre Général. Il y avait plusieurs questions importantes à traiter, des élections à faire, certaines additions à joindre aux Constitutions. D'ici deux ans nous demanderons à Rome l'approbation définitive de nos Constitutions ; il faut donc que nous examinions bien si elles peuvent suffire aux exigences de la Congrégation, sans qu'on n'ait  plus rien à rajouter ou à retrancher. C'est précisément pour cela que l'Eglise n'approuve d'abord les Constitutions des Instituts religieux que pour un temps déterminé. Nous avons fait quelques modifications dont on va vous donner lecture, et que nous soumettrons humblement à Rome, afin qu'on les ratifie et qu'on les introduise définitivement dans nos Constitutions.

(Lecture a été faite alors d'une partie du procès‑verbal du Chapitre Général. On retrouvera au cahier des Chapitres Généraux ce procès‑verbal en son entier.)

Il y a encore deux ou trois autres questions traitées dans le procès-verbal du Chapitre Général, et dont il est inutile de vous donner lecture, parce que j'en ai déjà parlé longuement pendant la Retraite, ou que je me propose d'en parler, et qui concernent la pauvreté, l'obéissance, la charité, les vocations, les Annales Salésiennes ... Cela a fait ou fera encore la matière des instructions de notre Retraite.

Dans chaque Ordre religieux, mes amis, il y a une devise. Les Jésuites disent : Ad Majorem Dei Gloriam. Les Chartreux ont une devise qui vient du Moyen‑Age et s'inspire quelque peu de la forme littéraire des scolastiques de l'époque : Sol si vi permanet Carthusianus in vi : c'est à dire : par la solitude, solitudine, par la silence, silentio, par la visite, visitatione. Sol si vi, le Chartreux se maintient dans la vigueur, dans la force, in vi.

Nous pourrions bien prendre, mes amis, une devise analogue : Di car vi permanet Oblatus in vi. Directorio, par le Directoire ; caritate, par la charité ; visitatione, par la visite, 1'0blat garde sa vigueur et sa force: permanet Oblatus in vi.

Par le Directoire d'abord. Il est bien certain qui si nous sommes fidèles à la pratique du Directoire, chacun en particulier, cette pratique fera de nous de bons et saints religieux. C'est de toute évidence. Je reviens perpétuellement  là‑dessus. Toutes mes instructions, toutes mes recommandations à tous nos Pères reviennent constamment à ce sujet, et roulent uniformément sur le Directoire. C'est que l'expérience en a été faite d'une façon bien concluante. Qu'est‑ce qui a sanctifié Saint François de,  Sales ? le Directoire. Et Saint François  de Sales, par le Directoire, est devenu un saint complet. Il y a dans le paradis bien des saints qui avaient des lacunes, qui étaient incomplets, qui avaient des défauts. Ils pouvaient être des saints et être incapables de faire de bons vicaires ou de bons professeurs de théologie. Il y a eu des saints originaux, des saints ayant eu des défauts de caractère, ‑ quand ce ne serait que Saint Colomban, ‑ des saints avec lesquels il aurait été bien difficile de vivre, des saints portés à la pratique de certaines vertus particulières qui ne sont pas toujours des vertus sociales. Tandis au contraire que Saint François de Sales accueille tout le monde ; ce qu’il a fait, ce qu’il prescrit et enseigne va à tout le monde,  aux religieux, aux prêtres, aux gens du monde, aux vieillards et aux enfants, aux hommes et aux femmes. C'est facile, à la portée de tous ; c'est sûr et fécond, via plana ac tuta.

La base de la doctrine et des moyens de Saint  François de Sales, c'est le Directoire. Qu'il soit aussi la base de notre vie. religieuse ; sur ce fondement nous établirons une vie religieuse, stable et solide.

La charité. Saint  François de Sales aurait désiré fonder un Ordre religieux sur l'unique précepte de la charité. Il pensait que la pratique de la charité suffirait à faire arriver les âmes au plus haut degré de la sainteté. Il avait raison. Ce qu'il y a de plus pénible, de plus difficile au monde, c'est la pratique complète et parfaite de la charité ; ce lien‑là, quand on peut  le porter, remplace assurément tous les autres, et plus que tous les autres unit  intiment à Dieu. Nous essaierons donc de pratiquer, aussi parfaitement que possible, la charité les uns envers les autres.
A ce propos de la charité, il ne sera pas mal que je fasse une petite remarque ce matin. Il en est  parmi vous qui sont très charitables, trop charitables même, à écouter leur langage. Leur charité est telle qu'ils font amitié intime avec tout le monde, et traitent un peu tout le monde en camarades. On se permet même, parait‑il, de tutoyer quelques‑uns de ses confrères. C'est absolument interdit. D'autres ‑ ou les mêmes ‑ se permettent de supprimer les appellations qui précédent les noms propres. On dit Gilbert, Perrot, - pourquoi pas Brisson aussi ? on le fait probablement du reste ! Ce n'est pas tout à fait notre style, mes amis. Quand nous étions au grand séminaire, on nous a appris à nous traiter avec respect, à dire Monsieur en parlant les uns des autres. C'est la moindre des choses que nous agissions nous aussi respectueusement les uns envers les autres, et que quand on parle d'un religieux, on dise le Père un tel. Le précepte de la charité bien compris doit nous inspirer le respect les uns des autres ; il doit nous interdire ces façons de parler trop libres et inconvenantes. Evitons soigneusement entre nous toute espèce de familiarité de langage. J'ai appris avec peine ce petit désordre. Vous ferez bien de répéter cela à ceux qui  ne sont pas là, afin que la chose ne se reproduise plus.

On est tenté de prendre maintenant quelque peu des habitudes républicaines ; de se traiter les uns les autres avec un sans gêne qui n'est pas toujours édifiant. Croyez‑vous que Saint François de Sales qui voulait fonder toutes les vertus religieuses sur la charité et qui aurait par conséquent donné des préceptes très détaillés sur la pratique de cette vertu, mère et inspiratrice des autres, aurait toléré de pareilles expressions, de pareilles manières ? Qu'on fasse grande attention à cela pour l'avenir.

La charité donc dans les termes, dans les expressions ; la charité aussi dans les rapports mutuels. Qu'on soit bien indulgent, qu'on se pardonne bien les uns aux autres. Pas d'amertume pour nos frères. Sachons compatir non seulement à leurs peines, mais à leurs défauts, à leurs infirmités, à leur fautes. Notre charité ne va pas jusque‑là. - Mais ce sont des minuties, des riens! -  La preuve que nous n'en jugeons pas ainsi, c'est la difficulté même que nous avons à pardonner ces riens. Mettons‑nous‑y de bon cœur pendant la Retraite : voyons bien tous nos manquements dans notre confession générale. - C'est difficile, je l'avoue, de ne manquer jamais à la charité à l'égard du prochain ! Et je connais bien intimement quelqu'un, - c'est même l'homme que je connais le mieux ici‑bas, qui y manque bien souvent... Quand on nous fâche, quand on nous exerce bien, prenons cela avec douceur ;  traitons‑nous avec condescendance ; parlons les uns des autres avec considération. Une communauté, c'est comme un individu : ceux qui font partie de la même communauté que nous, sont comme nous, des parties du même individu, du même être moral. Amoindrir tel ou tel de nos frères, c'est nous amoindrir nous‑mêmes, c'est amoindrir la Congrégation dont nous sommes une partie. Toutes les fois donc qu'on vous parle mal d'un de vos frères, qu'on vous dit : il a tel défaut.; il a manqué de telle façon, défendez‑le; défendez au moins son intention, sa sincérité, sa simplicité s'il le faut. Et surtout ne démolissez jamais un de vos frères à votre profit. C'est une faute, un malheur énorme.

Il faut que l'0blat de Saint François de Sales ait le cœur assez grand, la charité assez étendue, pour ne pas tomber dans une erreur aussi déplorable. Pour cela, il faut avoir une certaine dignité de caractère, un certain jugement aussi, et c'est ce qui est la base de la charité.

Nous avons fait bien des fautes depuis que nous existons : un très grand nombre d'entre elles tiennent précisément à cela. Nous avons bien oublié ce précepte‑là, ce principe du respect de nos frères, - du respect de leurs pensées, de leurs opinions ; de ne pas chercher à démolir ce qu'ils faisaient. - Voyez‑vous des maçons qui bâtissent une église ; si ceux de droite démolissent ce qu'ont fait ceux de gauche, et réciproquement, jamais la construction ne sortira de terre. - Ce point‑là est peut être celui que nous avons oublié davantage. Croyons‑nous que nous n'en ressentions pas les conséquences que cela n'ait pas fait souvent une très mauvaise impression à notre endroit ?  Pour ma part, il m'est revenu plusieurs fois qu'un jeune Père dînant chez un bon Curé, causait à tort et à travers, faisait ses réflexions, babillait sur celui‑ci, sur celui‑là, sur le Père un tel et sur le Père un tel : - Il y a cela de bon en lui ‑ pas grand chose naturellement ‑ et le reste ne vaut rien ! La conclusion qu'en tire  l'auditeur est bien simple : Celui‑là ne vaut rien, et les autres ne valent pas grand‑chose, à commencer par le babillard indiscret et peu charitable . Tout le mal que vous direz d'un de vos frères sera toujours cru, et on le croira de vous aussi ; et on jugera vous‑même d'après le mal que vous aurez dit des autres. J'insiste de tout mon pouvoir sur cette observation que je vous fais.

Ecoutez bien, mes amis, il est certain que tout le monde ne peut pas avoir la même manière de faire : les uns sont plus vifs, plus ardents, plus tranchés ; les autres aiment mieux temporiser, aller doucement, attendre et ne rien brusquer. Les uns disent à tout venant : je suis franc ; je dis ce que je pense ! D'autres aiment plus volontiers à garder leur pensée, et à ne pas la dire à tout bout de champ. Forcément les uns et les autres se heurtent à certains moments. L'un va vite, l'autre va lentement  ; ils sont dans le même chemin ; ils se rencontrent et se choquent ... Il faut que nous ayons assez de génie pour comprendre que celui qui est vif et qui s'en vante à tous propos doit avoir forcément quelque lacune  ; il ne sera pas toujours aussi sage, aussi prudent, aussi réfléchi que les circonstances le demanderaient. Mais nous devrons comprendre aussi que celui qui temporise, qui réfléchit toujours et sans cesse,  pourra bien quelquefois mettre dans son fait un peu d'amertume, de malice, de méchanceté même... Voilà les hommes, voilà comment ils sont faits tous. Nous sommes des religieux sans doute ; mais le malheur, c'est que nous soyons encore des hommes, et des hommes plus que les autres, parce que nous sommes bien plus souvent en face de nous‑mêmes. Il faut que l'oblat s'élève au‑dessus de soi‑même ; il faut qu'il dise : je ne suis rien;  c'est la parole, c'est l'action de Dieu qui est tout, c'est l'action de Dieu dans les âmes. Si le bon Dieu a différentes manières d'agir, je n'ai pas à juger, mais à accepter. Vis‑à‑vis de nos Pères, vis‑à‑vis de tout le monde, je ne dirai jamais de mal. Je ferai tout ce que je pourrai moi‑même pour ne pas avoir de pensées contraires à la charité, et pour n'y manquer pas plus intérieurement qu'extérieurement.

Ayons, mes amis, un peu de cette largeur de caractère, de cette grandeur d'âme qui fait qu'on ne s'arrête pas à ce qui est mesquin, à ce qui est petit. Montons plus haut ! Soyez bien unis à vos frères, ayez bien votre coeur dans la communauté, et alors vous serez bien avec le bon Dieu. N'a‑t‑il pas affirmé que toutes les fois que deux ou trois seraient réunis en son nom il serait au milieu d'eux ? Mais il faut l'union, la réunion des cœurs.

Celui qui a une charge la doit bien remplir, il doit s'employer de tout son cœur pour être à la hauteur de sa tâche et la Constitution dit que les autres ne doivent pas s'en mêler. Celui qui a à diriger une classe, une Œuvre, une communauté, doit bien s'employer à sa besogne ; il est à son affaire ; il doit agir selon ce qui lui a été indiqué et recommandé. C'est très bien. Mais si dans sa classe on lui adjoint quelque surveillant et quelque aide ; si dans son œuvre on lui donne quelqu'un pour partager son emploi ; si dans sa communauté quelque Père est envoyé prêcher, confesser ou faire un travail quelconque, - que fera‑t‑il, s'il se met à démolir celui qu'on lui adjoint, celui qu'on a envoyé travailler avec lui, et cela parce qu'il veut demeurer seul ? - Mon ami, il ne fallait pas vous faire religieux. La condition du religieux c'est d'être lié à quelque chose ou à quelqu'un, - c'est d'être lié avant tout à l'obéissance, de voir avant tout le bien des âmes. Considérez bien souvent ce que Dieu a mis dans vos frères : si Dieu a mis dans l'âme de votre frère une petite étincelle de son Saint‑Esprit, et que vous croyez, vous, avoir une grosse flamme, un brasier ardent, qui vous dit que le bon Dieu ne tiendra pas plus de compte de cette petite flamme que de votre fournaise ? et qu'il n'opérera pas davantage par lui que par vous ? Les jugements de Dieu sont impénétrables. Chacun de ceux qui ont reçu quelque chose du bon Dieu ont droit à l'estime, à l'affection ; ils ont droit à occuper la place que Dieu et l'obéissance ont désignée.

Je le répété encore, Gravons-bien cela dans nos convictions. Chacun a reçu du bon Dieu un don ; par ce côté‑là il est cher au cœur de Dieu. Tout ce qui vient de Dieu est excellent ; et il faut porter un affectueux respect à tout ce qui vient de Dieu. Nolite extinguere Spiritum Sanctum, dit Saint Paul : Gardez‑vous  bien d'étouffer, de rendre inutile le don de Dieu ; vous agissez directement contre le Saint- Esprit.

N'est‑ce pas ce que nous recommande Saint François de Sales ? Ne tenez pas tant, dit‑il, à faire du bien qu'à le voir fait par d'autres : le bien que vous occasionnerez sera plus grand et profitable que celui que vous auriez fait vous‑mêmes. On a confiance en vous, c'est bien. Si à coté de vous, dans votre communauté, dans votre Œuvre on accepte un autre Père, vous ne lui faites pas opposition ; vous l'aidez à faire le bien. Et Saint François de Sales dit que cela, c'est la perfection !

La Bonne Mère disait cela d'une façon admirable. Je l'examinais dans les moindres détails ; je voulais pénétrer entièrement son âme ses manières de faire. C'était admirable. Toutes les fois qu'il se présentait une question à agiter, une décision à prendre, la Bonne Mère écoutait ce que chacun disait ; au besoin elle suggérait discrètement quelque bonne idée. Quand elle avait recueilli tous les avis, elle ajoutait son petit mot : Oui, c'est bien ce que je pense, nous ferons comme la Sœur une telle a dit. Et elle faisait toujours à la Sœur l'honneur de la décision que elle‑même bien souvent avait suggérée. La Sœur avait toujours raison. Comme elle savait bien aussi respecter dans chaque Sœur le don de Dieu, la chose de Dieu : comme elle en parlait avec amour ; chez l'une c'était la dévotion au Saint Sacrement, chez l'autre l'amour des pauvres ; chez d'autres qui semblaient inutiles à tout, c'étaient quelques traces de charité, de condescendance. Elle savait regarder le don de Dieu et respecter la personne qui en était la dépositaire. Voilà sa doctrine, qui doit être la nôtre ; voilà ce que c'est que la charité.

Il faut au moins, mes amis, que nous ayons les uns pour les autres ce qu'on a dans les grands séminaires : des termes de respect mutuel et de bonne éducation. Ne nous permettons jamais cette familiarité de paroles qui est inconvenante entre gens bien élevés, entre religieux surtout. Mettons‑nous au‑dessus des petites jalousies, des mesquineries qui font qu'on cherche à tout attirer à soi au détriment des autres. Gardons-nous de nous enfermer jamais dans ce cercle rétréci où l'on ne trouve de bon que ce que l’on fait, où tout ce qui vient des autres n'a rien qui vaille. Ne soyons pas des étrangers pour nos frères ; que les divergences de caractères n'influent jamais sur les rapports mutuels de notre charité, et viennent jamais apporter dans nos communautés ce je ne sais quoi qui empêche les cœurs de battre à l'unisson.

Est‑ce facile, mes amis ? - Je sais bien que c'est tout ce qu'il y a au monde de plus malaisé. C'est plus difficile que de pratiquer exactement les vœux de pauvreté, de chasteté et d'obéissance ; mais c'est plus méritoire aussi, c'est plus saint et plus parfait : c'est ce que la Bonne Mère et Saint François de Sales ont prêché de paroles et d'exemples. Nous pouvons être assurés que ce sera la meilleure garantie de succès pour notre Congrégation. Nous verrons ce soir le troisième mot de notre adage, la visite.

Que le bon Dieu, mes amis, nous trouve bien conformes à ce que nous lui avons promis au jour de notre profession, afin que quand viendra le jour de la récompense, nous puissions nous endormir sans crainte dans ses bras ; et que notre fin soit d'autant plus douce que nous aurons eu davantage de peines pour accomplir ce que le bon Dieu demandait de nous. - Ainsi soit‑il.