Retraites 1889

      


DIXIÈME INSTRUCTION
L’édification du prochain

“Allez donc, de toutes les nations faites des disciples” (Mt 28:19). Voilà la dernière recommandation de Notre-Seigneur aux Apôtres avant de remonter au ciel. Je crois, mes amis, qu'il faut prendre ces paroles pour nous, au sortir de notre retraite. Allons enseigner tous ceux qui nous verront. Enseignez‑les comme je vous ai dit pendant la retraite, par la science, la doctrine. Enseignez‑les encore autrement, par la bonne influence que vous exercerez autour de vous, par l’exemple que vous donnerez. Les fidèles à qui nous n'adressons même pas la parole, un élève à qui nous ne dirons rien, tous les gens qui ne nous voient qu'en passant, et ils sont nombreux, comment peuvent‑ils nous juger? Appliquons à cet ordre de choses la parole de Notre-Seigneur, et tirons‑en profit; prêchons et enseignons par le bon exemple. Ce bon exemple ne doit pas être le fruit d'un calcul, d'une attention passagère sur soi‑même. Il faut que la puissance, le règne de Dieu s'exerce d'abord en nous. Il faut, comme dit notre saint Fondateur, que notre vertu surabonde en nous‑mêmes, qu'elle soit très fidèlement pratiquée en nous‑mêmes, afin qu'elle puisse passer à travers tout notre être et aller ainsi édifier le prochain.

Donnons l'édification dans nos collèges. Sommes‑nous toujours bien édifiants? Songeons que les élèves nous imiteront, et ils apporteront pour excuse: “Je fais comme le Père un tel”. Ils sont légers, distraits, tant que vous voulez, mais ils remarquent bien cela. Ils ne se trompent pas à notre sujet. Dites‑vous donc: “Je serai si pieux que je deviendrai un saint”. Est‑ce seulement une bonne pratique que je vous indique là? Non, mes amis, c'est une obligation rigoureuse pour nous, parce que le bon Dieu nous a mis, nous a posés pour la sanctification des âmes. Nous devons les sanctifier et tâcher de le faire efficacement en employant les moyens qui sont en notre pouvoir. Donc, à la fin de la retraite, nous prendrons la bonne résolution d'édifier nos élèves, non pas tant par ce que nous dirons, par ce que nous ferons paraître, que par ce que nous serons. Il faut dire à l'enfant cinquante fois la même chose; à un homme, il n'est pas besoin de tant répéter. Quand il faudra se faire une opinion sur nous, il n'aura pas besoin d'un flot de paroles de notre part: il établira son opinion sur des bases bien plus certaines et qui ne le tromperont jamais. Il ne regardera pas tant ce que nous avons dit, ce que nous avons fait, que ce que nous sommes dans la réalité: l'on trahit toujours, bon gré mal gré, ce que l'on est. Soyons donc, mes amis, de bons, de saints religieux.

Il est cependant une règle extérieure qu'il faut suivre pour édifier le prochain, nos élèves. Il faut que votre tenue les édifie, que votre manière d'être les édifie. Devez‑vous pour cela vous compasser, vous étudier? Non, mais il faut éviter soigneusement certains défauts: le laisser- aller, mettre ses mains dans ses poches, passer ses mains dans sa figure ou dans ses cheveux, avoir des airs mondains, distraits. Toutes ces choses‑là sont des riens, direz‑vous: c'est énorme. Soyez toujours bien dignes en récréation, en classe. Que votre maintien soit correct, à l'unisson de votre intérieur. Vous devez vivre en la présence de Dieu, vous avez Dieu en vous, que votre maintien traduise le sentiment que vous avez de cette présence.

“Que leur comportement dénote le sérieux et la révérence” - [“Nihil, nisi grave, religione plenum prae se ferant”], dit le Concile de Trente, en parlant des clercs. Revêtons‑nous bien de cette gravité, dans tout notre être, et qu'elle marche devant nous. En classe, à la chapelle, observez bien de ne jamais vous appuyer, à moins que vous ne soyez malades. Ayez les mains jointes, cela porte au recueillement, à l'attention; cela édifie les élèves et leur montre comment il faut prier. Ne croisez jamais les jambes ou les pieds. Dans votre démarche, ne vous penchez pas à droite ou à gauche, ne vous appuyez pas avec l'air plus ou moins distrait, insignifiant.

Edifiez aussi les élèves par vos paroles, non pas sans doute en leur prêchant sans cesse, mais par cette bonne conversation qui respire la bonne odeur de Jésus-Christ, en laissant tomber quelque bonne parole, sagement, discrètement, aimablement. Edifiez le prochain au milieu duquel vous vous trouvez. Si vous allez en vacances, si vous vous trouvez dans quelque réunion du monde, partout apportez un grand cachet de modestie, de simplicité, d'aisance. Soyez grandement humbles, sans rien faire extérieurement qui le témoigne. Quand on est vraiment humble et mortifié, on porte cela avec soi: c'est un parfum qui se répand et embaume. Dans tous vos rapports avec le prochain, édifiez‑le bien. Edifiez‑le dans vos lettres. Il ne faut pas écrire comme le font les gens du monde. Il faut écrire sagement, raisonnablement. Il ne faut pas prêcher, si ce n'est pas à propos, mais il ne faut rien dire qu'avec la prudence et la sagesse voulues, à l'imitation de notre bienheureux Père. Soyons l'image parfaite de saint François de Sales, et, comme lui, portons partout la bonne odeur de Notre-Seigneur Jésus-Christ.

Nous sommes réunis ici à Foicy, à l'endroit où le christianisme à commencé à Troyes, et nous sommes réunis à l'instant où le christianisme semble finir à Troyes. Le christianisme finit au point de vue politique, au point de vue des idées, des dispositions, des vertus des chrétiens. On n'est plus guère chrétien que de nom; on ne comprend plus les choses de la foi; on ne sait plus ce que c'est que la mortification. Nous sommes obligés d'élever les enfants avec une dose de christianisme tellement légère qu'elle est à peine sensible. Le bon Dieu, la Providence nous réunit ici comme les premiers disciples, comme saint Paul, comme saint Savinien, pour que nous convertissions le monde comme ils l'ont converti autrefois. C'est plus difficile encore qu'en ce moment‑là. Nous n'avons plus la sainteté, la ferveur, le zèle des premiers apôtres.

La conclusion à tirer, c'est qu'il faut que nous soyons les vrais enfants de la sainte Eglise, les vrais enfants de saint Savinien. Il faut que nous retrouvions le courage, l'énergie, la foi qu'avaient les premiers apôtres. Nous avons la même besogne à faire, le monde est là devant nous pour que nous le convertissions. La besogne est peut‑être encore plus difficile qu'elle l'était alors. Saint Savinien allait prêcher sur la place publique. Si vous alliez le faire, la police vous arrêterait et les braves gens se moqueraient de vous et vous dénonceraient.

Qui est‑ce qui peut sauver le monde, sinon les religieux? Qui est‑ce qui ramènera la foi, si nous ne le faisons pas? nous prêtres? nous religieux? nous en particulier qui n'existons que pour travailler sur ce terrain‑là, ce terrain qui est devant nous, aride, desséché, brûlé par le vent impétueux. Ayons donc, s'il se peut, plus de foi encore, plus de zèle, plus d'amour du bon Dieu que n'en avaient saint Savinien et les premiers apôtres. Il faut réimprimer 1'Evangile, disait la bonne Mère, il faut le réimprimer dans les âmes. Qu'est‑ce que l'Oblat de saint François de Sales, sinon celui qui doit se consumer à cette réimpression? Que je voudrais bien, mes amis, que ces pensées‑là germent un peu dans votre cœur, que chacun regarde ce que je dis comme le regardant personnellement, comme un appel spécial de Dieu à être le missionnaire de sa vérité, de son saint amour. Dieu m'appelle, je ne suis pas le maître, je n'ai pas à mettre de terme à ses desseins sur moi. Que Notre-Seigneur vous fasse comprendre cela à tous. Ne soyez plus des enfants, ne soyez pas indifférents, soyez des apôtres comme saint Pierre et saint Savinien. Que cela soit parfaitement arrêté chez vous, parfaitement déterminé. Vous avez une mission de Dieu à accomplir, mission qu'il vous a donnée dans son amour: remplissez les obligations que cette mission vous impose. Donnez‑vous à Dieu dans ce sens‑là par le moyen du Directoire, en faisant le catéchisme, en prêchant, en faisant la classe, en vous appliquant à des travaux manuels. Si le bon Dieu maintenant vous apparaissait et vous disait ce qu'il y a dans sa volonté éternelle sur chacun de vous, combien il vous a désigné d'âmes à sanctifier, à soulager, à sauver, vous seriez étonnés et peut‑être effrayés. Comment faire pour remplir le programme qui doit conduire au ciel chacun de nous? Comment faire pour sauver tant d'âmes, et par quels moyens?

Par quels moyens, mes amis? C'est bien simple, par l'oraison, par la messe, par les communions que vous ferez, par votre Directoire en un mot, par l'obéissance et la souffrance. Notre-Seigneur n'a pas sauvé le monde par sa seule prédication, il l'a sauvé par les mortifications de sa vie, par les souffrances de la passion, par son sang et sa mort.

Je vous en conjure, par l'amour de Notre-Seigneur, comprenez bien que vous devez être les apôtres de cette heure et de ce moment, que vous ne pouvez pas rester au coin du champ, oisifs. La moisson vous réclame. Vous ne pouvez pas vous en exempter sans manquer à tous vos devoirs, sans compromettre votre salut éternel. Pensez‑y, réfléchissez-y. Dites‑vous: “Je réponds des desseins d'apostolat que Dieu a eus sur moi; il m'en demandera compte. Il faut que je puisse y correspondre par la fidèle observance, par la foi et le courage dans le combat et l'épreuve”. Lisez n'importe quelle théologie, prenez saint Thomas, vous verrez l'efficacité de la souffrance, vous verrez ce commentaire de la doctrine de saint Paul, à savoir que Notre-Seigneur a racheté virtuellement et efficacement tout homme. Mais son sang est‑il appliqué efficacement à tout homme? Tout son sang reçoit‑il cet emploi divin? Non, puisqu'il y en a qui se perdent. Or qui est‑ce qui applique ce sang de Notre-Seigneur? Notre-Seigneur vit et agit dans ses sacrements, dans son Eglise, mais par qui agit‑il? Par ses prêtres surtout, par ses religieux: c'est par eux qu'il consomme la Rédemption du monde.

Si Notre-Seigneur en remontant au ciel n'avait pas laissé ses apôtres sur la terre, s'il n'avait pas laissé son Eglise, qui est‑ce qui aurait été sauvé? Donc dans les desseins de Dieu, dans l'ordre de Dieu, nous sommes destinés à appliquer le sang de Notre-Seigneur, à compléter ce qui manque à sa Passion pour sauver les âmes. Si nous n'y pensons pas, nous ne sommes pas dans la vérité, nous sommes des êtres d'aventure, des sentinelles perdues, qui n'ont pas de but: nous ne faisons rien, nous n'espérons rien. Et pendant ce temps le règne de Satan s'agrandit. On nous fait, à nous clergé et prêtres de Jésus-Christ, un reproche bien mérité: celui de ne pas assez travailler. Pendant que le maître du champ dormait, l'ennemi est venu semer l'ivraie. S'il avait eu l'arme au bras, s'il avait été disposé à combattre, à marcher, l'ennemi ne se serait pas montré. Si les prêtres étaient dominés par la pensée du zèle du salut des âmes, le désir de les édifier, de ne pas les scandaliser, l'ennemi ne serait point le maître, et ses ravages dans le champ du père de famille ne seraient point si grands. Oui, mes Amis, soyons des hommes de Dieu et partons de cette chapelle comme des missionnaires, comme les Apôtres, après qu'ils eurent reçu le Saint Esprit. Je vous répète les paroles que m'a dites notre Saint-Père le Pape: “Je vous envoie à la France; vous irez encore ailleurs. Allez trouver les évêques”. J'ai eu bien tort de ne pas oser continuer ce que j'avais commencé. “Commencez par l'Archevêque de Cambrai, allez à Bordeaux, à Marseille. Voyez tous les évêques, dites-leur ce que je vous dis. J'aime votre Institut: vous avez d'immenses services à rendre. Soyez des religieux fidèles, généreux, dévoués «jusqu’à l’effusion du sang». Voilà le religieux comme il le  faut. Allez maintenant et rappelez‑vous toujours que vous travaillez avec le Pape et que le Pape est avec vous.”

L'année suivante, je n'avais pas été voir les évêques, comme le Pape me l'avait dit. Il m'en fit le reproche: “Quand le Pape dit de faire quelque chose, il faut le faire.” Or, je n'ai pas pu accomplir cet ordre du Saint-Père: les circonstances ont été plus fortes que ma volonté. Je voudrais bien avoir la force, l'énergie nécessaire pour impressionner vos esprits, pour toucher vos cœurs. Je ne puis pas faire davantage. Demandez à Notre-Seigneur au saint Sacrement, à la sainte messe, qu'il allume en vous le feu sacré de l'apostolat, qu'il vous fasse comprendre ce que veut de nous notre Saint-Père le Pape. Dites bien: “Oui, je veux suivre le Sauveur là où il m'appelle; je veux suivre le Sauveur et répondre à ses désirs, à ses intentions”.

Demandez cela, tout à l'heure, pendant le Salut. Priez saint Savinien et cette longue série de saintes âmes qui se sont succédé dans ce monastère. C'étaient de saintes religieuses. Elles édifiaient le monde par leurs aumônes, par leur amour de la règle. D'ici même, elles sont parties pour le ciel. En ce moment elles nous voient, elles nous regardent. Elles sont heureuses de nous voir travailler sur cette terre qu'elles ont foulée de leurs pieds. Elles sont pleines de désirs de nous voir, comme elles, nous appliquer à faire la sainte volonté de Dieu.