Retraites 1889

      


NEUVIÈME INSTRUCTION
De notre manière d’enseigner, de faire le catéchisme et de prêcher

Nous irons faire la clôture de la retraite à Foicy. Ce sera agréable pour nous. Foicy rappelle de bien bons souvenirs à plusieurs d'entre vous. C'est là qu'ils ont fait leur profession, c'est là qu'ils ont été admis au noviciat. Je recommande toujours bien le recueillement pendant cette dernière journée. Qu'on fasse grande attention. Encore une fois, c'est la retraite qui fait la retraite. Les exercices que l'on fait fidèlement, à la suite les uns des autres, apportent la grâce et nous donnent les matériaux nécessaires pour l'édifice que nous devons élever pendant l'année.

La mission de l'Oblat est non seulement de diriger, mais aussi d'instruire: “Allez donc, de toutes les nations faites des disciples” (Mt 28:19). Notre mission est d'instruire. Nous instruisons de différentes manières: en faisant la classe, le catéchisme, en prêchant. Et nous nous figurons assez volontiers que faire la classe, c'est notre affaire, et nous faisons cela à notre façon, pensant que cette façon là est tout naturellement ce qu'il y a de mieux. Cela ne peut pas continuer comme cela. Ce n'est pas la peine de former une Congrégation, si chacun fait à sa façon, à sa manière. Alors, faisons‑nous tous vicaires, curés, professeurs, et nous ferons chacun comme nous l'entendons. Est‑ce à dire que l'uniformité sera complète, que tout le monde doit se ressembler absolument, qu'il ne faut tenir nul compte de ses sentiments, de sa pensée? Que chacun suive, sans doute, en une certaine mesure, son talent, son inspiration, son idée, sa manière de dire et de faire, mais que ce ne soient là que des divergences de détail. Que toutes ces manières de faire et de penser soient réglées, alimentées, inspirées par l'esprit de la Congrégation. Alors vous serez exactement comme des branches, des rejetons que l'on a pris sur un sujet quelconque et que l'on a greffés sur l'arbre qui lui donne la sève et la force. Voilà une petite branche que vous plantez en terre, elle se dessèche, elle ne prend pas racine. Greffez‑la sur un sujet vigoureux, qui lui donnera de la sève, qui la nourrira, et elle produira des fruits excellents. Voilà pourquoi une Congrégation porte des fruits, parce que c'est un principe unique sur lequel s'attachent, se soudent et vivent différentes ramifications.

Vous enseignez. Or pour enseigner il faut savoir quelque chose. On n'enseigne pas, quand on ne sait rien. Vous faites la classe. Vous ne pouvez pas la faire sans rien savoir. De là la nécessité absolue d'étudier. La première année que je faisais de la théologie, j'étais épouvanté de ce que disaient les théologiens. Les théologiens font des cas de conscience effrayants à ceux qui étudient. Le médecin est responsable des malheurs que cause son ignorance; l'avocat répond en conscience des pertes d'argent dont sa négligence a été la cause à l'égard de ses clients. Vous êtes professeur. On vous a confié des enfants pour lesquels les parents font des sacrifices. Vous ne répondez pas par votre dévouement à ce qu'on avait droit d'attendre de vous. Vous devez restituer aux parents. Je sais bien que ce serait assez difficile pratiquement. Il n'en est pas moins vrai que vous avez commis une injustice envers les parents qui vous ont donné leurs enfants, et que par conséquent vous êtes tenus à restituer. C'est l'abc du traité de la justice.

Ce ne sont pas les Jansénistes ni les rigoristes qui disent cela, c'est saint Liguori et tous les autres. Comment voulez‑vous faire la classe si vous ne savez pas la faire? si vous ne vous êtes pas préparé? Chaque élève coûte en moyenne 1000 francs à ses parents —  supposons‑le —  vous avez vingt élèves, c'est 20000 francs qu'on vous confie, comme on les confierait à un banquier, et vous les laissez dissiper par votre faute. Vous viendrez vous plaindre ensuite que vous êtes sans foi, sans amour du bon Dieu. Êtes‑vous dans les conditions voulues pour remplir la tâche que l'on vous a confiée?

Donc en justice, vous ne pouvez pas faire la classe, si vous n'avez pas préparé, si vous n'avez pas fait d'études suffisantes. Celui qui regarde une classe comme un manège auquel on attache un cheval se trompe. Le cheval marche et fait son tour vaille que vaille. Mais si le professeur se conduit comme le cheval, s'il se regarde comme une bête de somme attachée à sa besogne, celui‑là est sans cœur et sans intelligence. L'acte qu'il fait est un acte profondément humiliant. Ce n'est pas trop sévère ce que je vous dis là. Je vous dis ce que disait saint Paul: “Voilà pourquoi il y a parmi vous beaucoup de malades et d’infirmes et plusieurs sont morts” (1 Co 11:30). Voilà la cause de votre sommeil et de votre faiblesse.

Il faut donc étudier, il faut préparer ses classes, il faut suivre les programmes; et la raison pure et simple de tout cela, c'est la justice envers les familles des élèves. Encore une fois, les théologiens vont très loin sur ce point. Relisez votre théologie et vous verrez. On ne peut pas exempter de péché grave un professeur qui perd son temps. Le vieil auteur que j'ai appris allait jusqu'à compter les heures. Je n'irais sans doute pas jusque là. Une obligation morale ne peut guère se mesurer par kilos ou par centaines. Mais il n'en est pas moins certain qu'il y a là une obligation grave, qui entraîne facilement un péché mortel. Pas un seul théologien ne vous dira le contraire. Vous êtes donc obligés de travailler, d'employer votre temps. Travaillez dans le sens de votre programme, de votre classe à faire. Et rappelez‑vous mes paroles d'aujourd'hui: “Un professeur qui n'étudie pas se met en état de péché”. Ce péché devient facilement grave, et c'est un péché contre la justice, qui par conséquent entraîne restitution.

Ce que je vous dis de l'enseignement de la classe, je vous le dis à peu de choses près de l'enseignement du catéchisme, de l'enseignement fait du haut de la chaire. Il n'est pas plus permis de faire le catéchisme et de parler aux fidèles du haut de la chaire, sans savoir sa matière, que de faire la classe en de pareilles conditions. Il faut étudier pour faire le catéchisme. Il faut prendre la méthode indiquée. Il faut bien se pénétrer de ce que l'on a à faire. Si ce sont des enfants, il faut leur expliquer la lettre du catéchisme; il faut prendre les moyens que l'on voit les plus convenables pour leur faire apprendre et réciter cette lettre. Il faut leur donner des explications nettes, claires, à la portée de leur intelligence. Il est bien plus difficile de faire un catéchisme à des enfants que de faire un cours à des hommes, même à des savants. Il faut savoir non seulement ce que l'on veut dire, mais il faut savoir le mettre à leur portée, le faire saisir de ces intelligences qui ne sont pas encore éveillées. Il faut rendre la doctrine intéressante et l'entremêler de traits, d'histoires, de faits, de comparaisons, d'exemples de la sainte Ecriture, de la vie des saints. C'est énorme ce qu'il faut savoir pour bien faire le catéchisme. Vous êtes là devant des enfants, vous n'avez rien à dire, vous battez la campagne, les enfants bâillent et ne comprennent rien. Si vous faites bien le catéchisme, leurs yeux s'ouvrent, leur regard vous dit qu'ils saisissent, qu'ils comprennent.

Pour bien faire le catéchisme, il faut savoir bien sa théologie, l'Ecriture sainte, afin de pouvoir faire usage d'une foule de traits de l'Ancien et du Nouveau Testament, des paroles de Notre-Seigneur, de la doctrine des saints Livres. Il faut savoir la tradition et l'histoire de l'Eglise. Il faut savoir l'histoire des temps modernes. Il faut savoir les choses qui se passent maintenant, afin de prémunir les enfants contre telle fausse doctrine. Rien n'est plus difficile à faire que le catéchisme aux enfants. L'homme le plus intelligent, le plus capable, le plus disert, est celui qui se fera le mieux comprendre des enfants. Et il fera d'autant mieux le catéchisme qu'il saura mieux.

La méthode que donne notre saint Fondateur à ses curés est excellente: elle n'a pas vieilli. Elle a fort bien réussi à saint François de Sales, elle a fait des pays qu'il a convertis ceux qui se maintiennent le plus fermement. Ce pays sans doute a subi l'influence du mal comme les autres. Mais on peut constater que la foi y est extrêmement bien implantée. Monseigneur d'Orléans disait que si l'on voulait trouver la justesse du jugement, la délicatesse des manières, la suavité de la foi, il fallait aller en Savoie. Il a dit là‑dessus des choses magnifiques; or qui est‑ce qui a fait la Savoie ce qu'elle est? N'est-ce pas saint François de Sales?

Parlons maintenant de la prédication, des instructions à faire du haut de la chaire. Il faut nous pénétrer d'une vérité très importante. Il ne faut pas, pour prêcher, que chacun se borne à prendre un sermonnaire et à répéter quelque sermon de là vaille que vaille. Il y a une observation première à faire. A l'heure qu'il est, il ne faut plus, ou presque plus, prêcher de sermons. Voilà un jour de fête patronale, une grande circonstance: bien, prêchez un sermon. En dehors de là, je vous défends de le faire. C'est vraiment une mauvaise action. Aujourd'hui personne n'écoute les sermons. Quand, par hasard, vous ferez un sermon, gardez‑vous bien d'annoncer le premier point, le deuxième point. Nous serions insipides pour tous ceux qui nous écoutent. C'était bon pour autrefois, pour les prédicateurs d'avant la Révolution. Quand l'auditoire était composé d'hommes qui avaient fait leurs études, qui avaient fait leur théologie, comme aujourd'hui on fait son droit, on faisait grand plaisir en débitant un sermon bien divisé et bien savant.

Aujourd'hui, quels sont ceux qui peuvent entendre un sermon? J'assistais un jour à un sermon à Saint-Nicolas pour la société des Dames de charité. J'avais à côté de moi un prêtre vénérable, assez original et malin, ancien curé de Saint-Pantaléon, Monsieur Boulage. Le prédicateur annonça ses trois points. Quand il eut fini le premier, Monsieur Boulage se pencha vers moi, et tirant sa montre: “Combien donnez‑vous, quand vous allez à un sermon de charité?” — “Quarante sous” — “Moi, je ne donne que 20 sous, je ne suis pas si riche que vous. Mais voulez‑vous donner un bon avis au prédicateur? Allez lui dire: «Monsieur le prédicateur, vous venez d'annoncer trois points. Or, je vous donne 20 sous de plus si vous n'en donnez que deux. Et si vous voulez vous arrêter là, où vous en êtes, après le premier point, je vous offre 40 sous». Qu'on fasse la motion publique, et vous verrez que tout le monde triplera l'offrande”. Pour moi, j'aurais volontiers donné 6 fr. pour ne pas entendre les deux autres derniers points. Vous annoncez vos points, les gens instruits font votre sermon à l'avance. Les autres s'ennuient et disent: “Comme cela va être long!” Fénelon ne voulait pas qu'on énonçât de division: il avait raison. Est‑ce à dire qu'il ne faille pas mettre de suite et d'ordre dans son sermon? Je ne dis pas cela. Au contraire, il faut que tout soit bien ordonné, bien divisé. Mais gardez‑vous bien d'aller étaler à l'avance votre marchandise. Divisez pour vous, mais ne dites rien.

Un autre avis bien important. Quand vous êtes en demeure de donner un sermon pour une œuvre de charité par exemple, arrangez‑vous de façon à ne pas mettre une demi‑heure à donner votre premier point, vingt minutes pour le second et quinze minutes pour le troisième. Il ne faut pas parler comme cela. C'est une mauvaise chose. Voyez les homélies des saints Pères, de saint Jean Chrysostome, de saint Bernard. Cela durait un quart d'heure, vingt minutes, vingt-cinq minutes au plus. Nous savons le temps précis qu'elles duraient, puisque nous les avons par écrit. Pourquoi dépasser cette limite? Vingt‑cinq minutes au plus, voilà la règle. Je parle pour les sermons. Ce serait une instruction, un catéchisme, une instruction de retraite qu'on pourrait aller un peu au-delà sans doute. Mais prenons garde de n'être pas long.

Il faut intéresser. Que ce que vous dites soit écouté, soit retenu par ceux à qui cela s'adresse. Pour cela servez‑vous de la sainte Ecriture, de la théologie, de la vie des saints, des faits édifiants que vous recueillez. Cela est absolument nécessaire quand on parle en public et qu'on veut se faire écouter. Mais tout cela ne s'apprend pas par intuition, il faut travailler, il faut étudier. Il faut que tous nous ayons un carton, dans lequel nous mettrons des feuilles volantes — des copies d'élèves — ayant chacune son titre et rangées par ordre alphabétique. Nous mettrons là ce que nous trouverons d'intéressant dans nos lectures, dans nos études. Voilà une belle pensée sur la foi, sur la mortification, sur Notre-Seigneur, sur la sainte Vierge, vous la transcrivez sur la feuille volante qui a pour titre foi, mortification, etc. Si elle est un peu longue et que vous ne vouliez pas vous donner la peine de la transcrire tout au long, prenez-en quelques mots, quelques lignes, le sens, et renvoyez au volume et à la page où vous pourrez plus tard la retrouver facilement.

J'ai entendu autrefois avec infiniment de plaisir le Père Gratry faire des conférences à saint Etienne-du-Mont aux élèves des écoles. Il était assis devant une table, il avait devant lui ses cahiers, un Homère, un Newton. Il parlait des étoiles. Le Père Gratry parlait toujours des étoiles. Il prenait un sujet quelconque, se servait de ses notes, lisait des passages marqués à l'avance dans les ouvrages qu'il avait apportés. Homère a dit telle chose, Newton en a dit telle autre. Sans doute on ne peut pas faire cela devant tout le monde, mais on peut faire quelque chose d'analogue et qui soit intéressant pour les auditeurs. Or le Père Gratry était extrêmement intéressant. Ses instructions avaient un charme incomparable. Nous aussi, nous parlerons d'une façon intéressante et neuve, si nous recueillons de la sorte ce que nous aurons trouvé de neuf et d'intéressant sur notre route.

Je vais vous raconter encore une histoire de Monsieur Boulage. Il avait invité un jeune prédicateur à prêcher sa fête paroissiale. Le prédicateur avait donné un sermon bien étudié, bien divisé, bien arrondi. A la sacristie, il s'attendait à recevoir des éloges, car il était convaincu d'avoir très bien dit. “Dites‑moi un peu, lui dit Monsieur Boulage, à qui avez-vous parlé?” — “Mais , Monsieur le Curé, à vos paroissiens.” — “A mes paroissiens du siècle dernier, mais pas aux miens. Ils n'ont rien compris de ce que vous avez dit. Il fallait donc changer votre exorde et évoquer les âmes et les corps des paroissiens d'autrefois. Il fallait dire: «O vous tous qui reposez sous les dalles funéraires de cette église, paroissiens d'il y a cent ou deux cents ans, levez‑vous et venez assister à la parole de Dieu». Cela aurait été très bien. Ils auraient été contents. Vous avez parlé avec la langue, avec les idées d’il y a cent ou deux cents ans, vous les auriez tous ravis. Vous avez parlé pour mes paroissiens qui étaient sous terre et non pour ceux qui étaient assis sur les bancs, et qui ne comprennent plus ni votre langue ni vos idées. Prenez la résolution, quand je vous inviterai une autre fois, et je vous invite pour l'année prochaine, de vous adresser non à mes paroissiens morts, mais à mes paroissiens vivants”. J'entendis le sermon du prédicateur l'année suivante. Il avait profité de la leçon et il parla d'une façon intéressante et pratique aux gens qui étaient devant lui.

Quand on prêche, faut‑il se servir de sermonnaires? Il est bon d'en lire sans doute, cela donne des idées: faites vos sermons avec ces idées‑là. Mais surtout n'allez pas prêcher des pages de sermonnaires. Prenez les idées, arrangez cela, mêlez-y ce que la réflexion personnelle vous inspirera et ce que vous aurez trouvé d'intéressant dans vos notes. Faites de tout cela un amalgame, qui, s'il est bien digéré, bien approprié à votre auditoire, fera que vous serez vous‑même et que vous intéresserez.

Vous êtes occupé à des travaux manuels, faites encore comme je dis: examinez, renseignez‑vous, étudiez; vous récolterez bien des choses intéressantes que vous noterez, qui vous serviront dans vos travaux eux-mêmes, qui vous perfectionneront et vous serviront dans l'avenir. Faites bien comme je vous dis, ayez vos feuilles volantes, pas un cahier. Un cahier ennuie; on ne peut trouver ce que l'on cherche. J'ai commencé et je n'ai jamais pu continuer. A la troisième page, je trouvais que ce que j'avais écrit était sot, stupide, ridicule. Avec des feuilles volantes, je n'aurais pas eu la même tentation. Un mot que l'on trouve dans ses notes, rappelle le livre que l'on a lu, cela éveille d'autres idées, cela élargit les horizons, on est neuf.

Je demandais à Mgr Landriot comme il se faisait que ses écrits fussent si intéressants, si variés. “Donnez‑moi votre secret, lui dis‑je; vous devez avoir une bibliothèque fort considérable”. — “Je n'ai pas d'autre bibliothèque que celle de l'archevêché, mais venez, je vais vous montrer ma vraie bibliothèque.” Dans un petit cabinet, il me montra un petit meuble. “Voilà ma bibliothèque, me dit‑il. Il ouvrit un carton qui était dans ce meuble: “Voilà comment je travaille. Voilà le mot liberté. J'ai quelque chose à dire ou à écrire sur la liberté, je trouve là tout ce que j'ai lu d'intéressant sur cette idée, je m'en inspire. Il me vient d'autres idées, et ma tâche est aux trois-quarts faite”.

Je vous engage, mes amis, à faire de même. Comme votre Père et votre supérieur, je vous demande de le faire par obéissance. Commencez petitement, avec quelques feuilles de papier. Votre trésor ira peu à peu en se grossissant. Nous allons donc bien prendre la résolution de ne pas perdre notre temps, de travailler à nous instruire. Nous demanderons au bon Dieu qu'il veuille bien nous laisser devenir un peu savants. Nous avons reçu une mission qui demande cela. Tâchons de remplir dignement les désirs de notre saint Fondateur.