Retraites 1888

      


SIXIÈME INSTRUCTION
L'obéissance

Saint Paul dans une de ses épîtres dit aux fidèles qu'il va annoncer un grand mystère: “Je vais vous dire un mystère” (1 Co 15:51). Poursuivant ce texte, on voit que Saint Paul dit que tous nous mourrons et que tous nous serons jugés. Assurément le mot mystère ne doit pas s'entendre ici dans le sens qu'on lui donne ordinairement. Saint Paul voulait dire: J'ai à vous parler d'une chose que vous comprenez bien, qui est parfaitement connue, usuelle, et cependant j'ai à vous faire sur cette chose des révélations dont vous ne vous doutez pas. En vous parlant ce soir de l'obéissance, j'ai aussi à vous dire “un grand mystère”. Car l'obéissance religieuse n'est pas ce qu'elle semble être de prime abord. Ce n'est pas la simple soumission, un acte de dépendance de la volonté. C'est autre chose. On a dit que l'obéissance c'était la “foi religieuse” - [“Fides religiosa”], et qu'elle était tout à fait analogue à la foi théologique. Or la foi théologique est une vertu par laquelle nous croyons en Dieu et à tout ce qu'il a révélé à son Eglise. Comme conséquence, elle veut que nous soumettions non seulement l'intelligence, mais la volonté. La définition de l'obéissance sera la même. Et de même qu'on ne peut être chrétien sans foi, on ne peut être religieux sans obéissance. Les effets de la foi chrétienne se reproduisent entièrement dans l'obéissance religieuse avec des caractères encore plus éclatants, plus merveilleux.

Nous soumettons notre intelligence aux choses de la foi entièrement, absolument. Nous soumettons l'indépendance de notre jugement, nos passions, nos manières de voir. Il faut en traiter de même avec l'obéissance, parce qu'elle a les mêmes racines, les mêmes principes, les mêmes conséquences. C'est sur l'obéissance que notre saint Fondateur a établi la Visitation. Bien des confesseurs de Visitandines sont très longtemps sans comprendre cela. Et ils ne comprennent rien à la Visitation parce qu'ils ne se doutent pas de ce principe-là. Saint François de Sales pose en principe que la source de la grâce dans les âmes, la source complète, sommaire, est dans l'obéissance. Les sacrements ne sont donc pas faits pour les Visitandines? Assurément si. La grâce des sacrements, la grâce de la confession, la grâce de la communion est donnée à chaque âme de Visitandine en particulier selon ses dispositions, mais la grâce spéciale de la vie religieuse, de la Visitation lui est donnée seulement par l'obéissance. Pendant très longtemps, je ne comprenais pas cela, et il y a des confesseurs qui ne le comprennent jamais. On voit des jeunes confesseurs qui veulent diriger les Visitandines: c'est une erreur. La grâce de l'ordre, de l'Institut, réside dans l'obéissance et non dans les sacrements: “Je vous dis un mystère”. Ce mystère est parfaitement vrai, quoique peu compris. Il est d'une application journalière: il donne le sens vrai de l’Institut. Ce qui remplit la vie d'une Visitandine peut bien se faire ailleurs. Qu'est‑ce qui fait donc qu'ailleurs on ne trouvera pas le même esprit? Qu'est‑ce qui a fait que pendant 40 ans on a pu remarquer au monastère de Troyes des vertus qu'on chercherait vainement ailleurs dans la généralité des communautés? A quoi attribuer ce privilège de sainteté si spéciale à chaque religieuse? Uniquement à l'obéissance. La sainte Communion n'est pas plus spécialement pour la Visitandine que pour la femme du monde, la confession non plus. Voyez où j'en veux venir. Il est très certain — c'est un dogme pour nous — que la grâce de la vie religieuse se communique par l'obéissance. De même que le pouvoir ecclésiastique, source de toutes les grâces du gouvernement extérieur de l'Eglise, que la juridiction, et par conséquent l'économie toute entière du peuple chrétien, réside dans notre Saint-Père le Pape, et de là descend, si l'on peut parler ainsi, dans les pasteurs et les fidèles. De même aussi en l'obéissance se trouve toute la sève, toute l'énergie, toute la force de la vie religieuse. Cela n'est pas très facile à comprendre, et surtout à faire. Ce qui est le plus impérieux en nous est notre personnalité. Nos aspirations les plus ardentes, les exigences les plus influentes viennent du moi. Or l'obéissance n'est pas autre chose que l'anéantissement, la destruction du moi. Si Notre-Seigneur, voyant la Cananéenne, s'écrie: “O femme, que ta foi est grande! qu'il te soit fait comme tu as voulu” (Mt 15:28), si le centurion qui venait prier Notre-Seigneur de descendre dans sa maison entendit cette parole: “En vérité, je n'ai point trouvé si grande foi en Israël” (Mt 8:10), quel n'est donc pas le mérite de la foi! Vous le savez, Notre-Seigneur jamais n'a loué personne, ni aucune vertu: “O femme, grande est ta foi!” (Mt 15:28). Notre-Seigneur admire la foi de cette femme. Il admire au même degré l'obéissance religieuse. Il le dit aussi à l'âme obéissante. Il remet sa puissance aux mains de l'obéissant; il lui soumet sa volonté divine.

Que l’obéissance ne soit donc plus un mystère pour vous, quelque chose de vague, d'indéfini. L'obéissance doit être prompte, c'est bien. Elle doit être cordiale, dit encore la Constitution, persévérante. Oui, c'est bien, mais elle doit avoir des racines plus profondes encore de doctrine. Elle a un sens plus important encore et qu'il faut bien comprendre. Il faut que nous comprenions bien que le canal de la grâce, le moyen du succès, le moyen unique de sanctification, l'opération religieuse, réside entièrement, absolument dans l'obéissance. En effet, en quoi cette puissance pourrait‑elle résider? Dans notre propre vertu, dans nos talents? Non, certainement. Donc elle réside uniquement absolument dans l'obéissance. C'est ainsi qu'il faut comprendre l'obéissance, et c'est ainsi qu'il faut l'enseigner. Enseignez sans doute aux communautés religieuses l'obéissance selon leurs règles. Il est certain que d'autres communautés n'ont pas une obéissance si complète, si radicale. Ce sont des Congrégations de personnes pieuses plutôt que des Congrégations religieuses. Du reste le vœu d'obéissance peut bien subsister avec des adoucissements, pourvu qu'ils ne dénaturent pas le vœu. Ces adoucissements néanmoins affaiblissent beaucoup la grâce de l'obéissance. Mais chez nous l'obéissance doit revêtir entièrement son caractère. Que l'obéissance soit tout pour nous. Que ce soit par elle que nous travaillions, que nous priions, que nous vivions.

Mais quelle obéissance sera la nôtre? Qu'est‑ce qui nous la donnera? D'où nous viendra‑t‑elle? Nous obéirons aux Constitutions, au Directoire. Un peu plus tard, et quand il sera fait, nous obéirons au Coutumier, qui nous dira la manière dont il faut parler, se tenir, agir. L’obéissance est là. Il y a ensuite une autre face de l'obéissance, plus parfaite; c'est l'obéissance aux personnes. L'obéissance à la lettre des Constitutions, du Directoire, coûte sans aucun doute: il faut se mortifier, rompre sa volonté, ses inclinations, les mouvements de la nature. Mais il y a là certainement beaucoup moins de sacrifices que dans l'obéissance rendue aux personnes. L'obéissance aux personnes est donc beaucoup plus parfaite et infiniment plus méritoire que l'obéissance rendue à la loi, attendu que naturellement nous n'aimons pas avoir au‑dessus de nous quelqu'un qui nous commande, qui nous assujettisse; et, ce qu'il y a de plus humiliant et de plus dur, une personne semblable à nous, qui peut-être n'a pas plus de mérite que nous, qui souvent même ne nous vaut pas. C'est là qu'est la perfection de la foi religieuse. Notre-Seigneur n'apporte rien à l'appui de sa parole. Il ne cite pas de texte de la loi; il dit:  “Faites ceci, admettez cela”. On croit à sa parole et il s'écrie: “Oh! Que votre foi est grande!”  Il n'admet pas de discussion, il veut qu'on ajoute foi à la parole de l'homme, d'un homme qui marche et mange comme les autres hommes, d'un homme dont beaucoup disent du mal, qui est regardé comme le fils d'un artisan de basse extraction, qui n'a pas étudié, qui est un ignorant. Obéissez ainsi et vous aurez la perfection de l'obéissance, vous aurez trouvé le moyen le plus sûr et le plus court d'arriver à la vraie vie religieuse. Toute la puissance de la vie religieuse est là. Il me semble que cette matière est traitée suffisamment pour vous ce soir: la parole de Notre-Seigneur, la doctrine de saint François de Sales, l'expérience des saints religieux donnent là‑dessus une certitude absolue.

Mais cette obéissance, comment y arriver? quel est le moyen par lequel vous atteindrez le but suprême où vous allez? L'Apôtre dit: par la souffrance. “Tout Fils qu’il était, [le Christ] apprit, par ce qu’il souffrit, l’obéissance” (He 5:8). Jésus-Christ a donc appris l'obéissance en suite des souffrances qu'il a endurées. Voulons‑nous être capables d'obéir? Souffrons. Et quelle souffrance plus efficace que d'agréer l'obéissance donnée, quelque répugnance que l'on ressente de cette obéissance. La souffrance fait naître la grâce, et la grâce amène la vertu d'obéissance. Ne redoutez point l'obéissance qui coûte. Si vous rencontrez des répugnances presque invincibles, rappelez‑vous la manne du désert, légère, insipide auprès du souvenir des oignons d'Egypte et des viandes. On regrette les marmites d'autrefois. Et pourtant c'était cette manne délicieuse tombée du ciel. Tout est là, le présent, l'avenir de la vie religieuse: il faut se décider. Il faut agir en déterminés, par rapport à l'obéissance. Je m'y jetterai à corps perdu, je m'y perdrai, je m'y anéantirai et je ne m'y retrouverai plus.

A qui devons‑nous obéir? Au supérieur général de la Congrégation, cela va de soi. Aux supérieurs particuliers: cela est plus difficile. A tous ceux qui ont quelque autorité sur nous dans nos emplois, nos exercices. Cette obéissance rendue au plus petit d'entre nos supérieurs est plus agréable à Dieu que celle que nous rendons aux supérieurs plus élevés et d'un plus grand mérite. Là est une source de grâces tellement certaine, que vous chercherez partout ailleurs, sans le trouver jamais, un moyen d'obtenir comparable à celui‑là. On me rapportait ce trait il y a quelque temps. Un religieux apprend que son père est mourant. Et son père lui faisait dire: “C'est à toi que je veux me confesser, et c'est de ta main que je veux recevoir les derniers sacrements. Si tu ne viens pas, je ne le ferai pas”. Il va demander la permission à son supérieur d'aller voir son père. “N'y allez pas”, répond le supérieur. On conçoit la douleur qui saisit le cœur du religieux qui obéit. Le lendemain il reçoit une lettre très longue, où on lui raconte que son père s'est confessé et a reçu les sacrements avec une foi merveilleuse, avec une piété et une onction admirables. Qu'est‑ce qu'a dit Notre-Seigneur? “Ayez de la foi comme un grain de sénevé” (Cf. Mt 17:20). Un petit grain. Eh! Seigneur, qu'est-ce que cela un grain de sénevé? Qu'est‑ce que cela? Il germera, il deviendra un grand arbre, les oiseaux du ciel y trouveront un asile, et un grand nombre d'êtres y viendront chercher leur abri et leur nourriture.

Voilà l'obéissance. Que l'obéissance porte sur un acte, si petit qu'il soit: c'est le grain de sénevé. Qu'elle soit pour vous alors une grande chose, car elle l'est réellement. Nous retiendrons bien que l'obéissance est le canal des grâces de la vie religieuse, et non les sacrements: c'est une source bien plus abondante que les sacrements. Je ne fais pas d'erreur. L'obéissance sans doute ne remettra pas les péchés, elle ne donnera pas le Corps et le Sang du Sauveur, mais elle nous donnera le pouvoir de dompter le péché en nous et de devenir des Apôtres. Elle nous donnera le Verbe de Dieu, qui parlera en nous, qui agira en nous. Demandez au Sauveur Jésus, ce grand maître de l’obéissance, de bien comprendre cette vertu qu'il a pratiquée pendant trente ans. Car enfin, jeune homme, homme fait, il obéissait. Et à qui? À un pauvre charpentier, à une simple femme qu'il respectait, qu'il vénérait sans doute, mais enfin qui était bien au‑dessous de lui. Voilà un exemple à suivre. Amen.