Retraites 1888

      


QUATRIÈME INSTRUCTION
Le voeu de chasteté

Ce matin, mes amis, je vous parlais des vœux que font les religieux, et j'insistais sur 1'obligation où nous sommes d'être de vrais religieux, non seulement au fond de nous‑mêmes, dans notre cœur, mais aussi à l'extérieur et sur toute notre personne. Il faut qu'en nous voyant on dise: “C'est un religieux”. Faites‑y attention. Il ne faut pas avoir pour cela des airs singuliers, des manières drôles, mais il faut porter avec nous le respect, la vénération, la confiance. Il faut qu'on dise: “Voilà l'homme de Dieu!” Encore une fois, où que nous soyons, avec qui que ce soit que nous nous trouvions, il faut être des religieux. Ce soir, je vous dirai quelques mots sur le vœu de chasteté.

Le vœu de chasteté consiste dans la promesse que nous faisons à Dieu de nous priver des plaisirs des sens, et surtout des plaisirs défendus par les 6e et 9e commandements. Le vœu de chasteté dans sa plus grande extension comprend l'abstention de tous les plaisirs sensuels, ou plutôt de toute la sensualité. Ainsi, chercher à ce qu'il ne manque rien, à être bien vêtu, bien couché, bien assis, bien chaussé; chercher cette mollesse que l'on peut trouver dans le vêtement, dans la tenue, les plaisirs de la bouche; en un mot tout ce qui est sensualité est atteint par ce vœu. Faites‑y bien attention. Toutes ces sensualités énervent, enlèvent la fleur et la délicatesse de l'âme.

C'est du reste ce que sentent mieux les hommes et surtout les femmes du monde. Soyez chastes devant elles, et chastes dans ce sens. Tenez‑vous bien, ne mettez pas vos mains dans vos poches, ne vous asseyez pas mollement devant elles. Il faut que toujours un Oblat soit un peu mal à 1'aise devant les femmes, qu'il soit toujours un peu embarrassé. Que ce soit là la règle. Ne vous mettez jamais à l'aise devant vos pénitentes, devant quelque femme que ce soit. “Chasteté” et “castanea” [châtaigne] ont la même étymologie. La châtaigne, c'est quelque chose qu'on ne peut pas toucher. Nous qui sommes exposés surtout par le ministère des femmes, des jeunes filles, rappelons‑nous de nous tenir toujours devant une femme comme devant un supérieur, devant un évêque, devant le pape. Pourquoi? parce que votre attitude dira dès l'abord que vous êtes chastes, et cela édifiera. Votre attitude fera comprendre à celle qui est devant vous, son devoir à elle. Votre attitude lui inspirera la confiance, le respect, la dévotion. C'est comme cela que nous devons prêcher extérieurement. Jésus-Christ s'est fait homme principalement pour que sa modestie, dit saint Paul, apparût devant les hommes. La grâce de son corps peut se communiquer à tous les chrétiens. L'onction divine qui était répandue en Notre-Seigneur tout entier, puisqu'il est Dieu, peut et doit arriver jusqu'à nous.

La Revue des Révérends Pères Jésuites publie actuellement un travail très intéressant sur la sainte humanité de Notre-Seigneur, sur sa taille, sa figure. Il y a des choses très belles dans ce que disent à ce sujet les saints Pères, saint Augustin, saint Chrysostome surtout. Il résulte de tout cela que 1'Homme-Dieu avait en lui, en son corps, une activité, une puissance de conversion, de sanctification sur tous ceux qui l'approchaient. Saint Chrysostome, expliquant les paroles de l'Apôtre, dit là‑dessus de très belles choses. “Revêtez‑vous de Jésus-Christ” (Rm 13:14). C'est un magnifique manteau, puisque c'est le manteau de Dieu. Jetez dehors le manteau de la vanité et demandez au Fils de l'homme son manteau; vous ne serez plus alors ce que vous êtes maintenant, vous serez “des dieux” (Ps 81 [82]:6).

Ce que saint Chrysostome disait en style oratoire est d'une théologie parfaite. Il faut que notre corps porte la grâce avec lui, comme faisait Notre-Seigneur Jésus-Christ. Comment le fera‑t-il, si nous ne sommes pas chastes, réservés dans notre attitude, si nous sommes comme tout le monde, s'il n'y a pas chez nous la “castanea”? C'est énorme, c'est capital, c'est un grand péché d'agir autrement avec les femmes: quand elles sentent l'homme, elles ne sentent plus Dieu. A l'égard des hommes, ce ne sera pas tout à fait la même chose. Nous garderons encore la modestie, mais une modestie qui ira avec rondeur, avec simplicité, qui fera que nous serons toujours disposés à nous gêner pour les autres; nous aurons des manières simples, faciles, cordiales, sentant la bonne éducation. Attachez une extrême importance à ces considérations que je vous fais sur le vœu de chasteté. Il est impossible que vous paraissiez dans le monde sans malédiction, si vous ne portez pas en vous, sur vos traits, l'image de Notre-Seigneur, notre modèle. Si votre attitude, vos gestes, vos manières ne sont pas chastes, c’est-à-dire pas chrétiennes, s'il y a en vous de la désinvolture, cela n'est pas religieux, surtout cela n'est pas de chez nous. On peut permettre aux Trappistes de se détendre un peu, de souffler. Ils couchent sur la dure, ils ne mangent pas leur content, les mets dont ils se nourrissent chargent leur estomac. On peut permettre cela aussi aux Capucins. Ils ont bien d'autres occasions de se mortifier. Nous, nous n'avons que celles-là.

Une des grandes conditions de la chasteté, c'est de ne pas s'exposer dans ses rapports avec qui que ce soit, et se préparer ainsi des regrets, des amertumes, des hontes. Quel est le moyen de résister aux tentations contre la chasteté? Tous les théologiens disent: la prière. Oui. Mais suffit‑elle, et est‑ce toujours un moyen assuré? Non. Il en est même à qui on doit conseiller de ne pas prier, parce que ce serait une nouvelle occasion de tentations. Le premier des moyens, c'est l'ouverture au confesseur. A la première petite pointe de tentation, découvrons tout, disons tout, et cela n'ira pas plus loin. Si cela revient, nous le dirons encore, et jamais nous ne succomberons. Mais qu'on y fasse bien attention! Des chutes bien profondes, des malheurs bien grands, sont venus du secret que les âmes voulaient se garder à elles‑mêmes et garder à leur confesseur. De terribles tromperies, d'incroyables subtilités les ont égarées: “Ce que je fais n'est pas mal; jusqu'ici je n'ai pas mal fait; je n'ai pas l'intention de faire mal”. Le diable est plus malin que vous. Vous ne voyez pas que, comme l'araignée, il tend sa toile, il resserre de plus en plus le fil, il rattache un fil à un autre: vous allez être prisonnier.

Surtout, par‑dessus tout, défiez‑vous de ces faiblesses contre nature qui font qu'on se laisse toucher par la physionomie d'un petit garçon, son regard, son sourire, ce je ne sais quoi qui aboutit enfin à de profondes misères, d'autant plus terribles que personne ne pardonne ces choses, que ces choses mettent sur la pente de toutes les hontes, de toutes les vengeances. Ayez‑en peur, je vous en prie. Et puis cela ne peut se taxer, cela n'a pas de nom: c'est une faiblesse indigne. La prière elle‑même, je le répète, est souvent impuissante à conjurer cette pente; l'ouverture de cœur seule, la manifestation de l'âme, des dispositions, la déclaration de la tentation et de ses suggestions, voilà le principal remède. Par ce moyen‑là vous éviterez les chutes, des chutes toujours profondes, des chutes impardonnables, vous éviterez le scandale et la peine terrible du scandale. Or tous les autres scandales, le monde les pardonne: celui-là, jamais. La justice humaine, représentée souvent, il faut le dire, par des hommes que ne sont pas toujours moraux, n'adopte jamais néanmoins de légèreté de matière en pareil cas. La moindre imprudence, le moindre laisser‑aller, a des conséquences épouvantables et un retentissement européen.

Ayez‑en peur, mes amis “comme on fuirait le serpent” (Si 21:2). Aussitôt que vous voyez le serpent sortir de dessous les feuilles, fuyez. Aussitôt que le démon s'approche tant soit peu, réfugiez-vous dans l'obéissance, dans la confiance au confesseur. Il suffit, pour nous en convaincre, des exemples terribles qui arrivent parfois. Si vous gardez le silence, le démon vous tiendra pieds et poings liés. Il ne résiste jamais au grand jour. Comme moyens préventifs, la prière, la déclaration au confesseur suffisent-elles? Non, il y a en nous des pentes terribles; il y a quelquefois de ces choses presque irrésistibles. Comment les combattre? Si vous priez beaucoup, quelquefois cela excitera davantage votre imagination. Si vous vous découvrez à votre confesseur, quelquefois il arrivera que cela ne produira pas autant d'effet que vous pourriez le désirer. Que faire? Notre saint Fondateur donne le moyen. Il dit: “Nous portons en nous un grand besoin d'aimer; c'est la cause de presque tous les actes que nous faisons et que font les hommes sur la terre. Cet amour fait que la voie de l'homme se dirige ou vers la vie ou vers la mort. L'homme s'aime lui‑même, aime ce qui lui plaît, il est avide de ce qui lui donne des jouissances”. Il ne faut pas vous le cacher, vous le dissimuler, vous tournez autour de votre propre personnalité et vous n'irez pas au-delà. Est‑ce là que doit aller votre amour? Ecoutez notre saint Fondateur qui nous dit que nous ne devons vivre, respirer ni expirer que pour l'Epoux céleste. Notre cœur doit être tellement tourné vers Dieu, il doit avoir une telle habitude d'union à Dieu, que cet amour doit le remplir entièrement et le satisfaire. Et alors le cœur n'aura plus besoin d'autre chose. Là où est notre trésor, là doit être notre cœur. Quand notre amour est là où il doit être, la tentation frappe en vain à la porte du cœur: elle n'entre pas. Le grand moyen d'être chaste, c'est d'être pieux.

Comment voulez‑vous avoir dans ce corps misérable un cœur parfaitement pur si un rayon de l'amour divin, si la grâce de Dieu ne vient pas l'embraser et s'emparer de lui? Voyez les saints, quels sont les plus chastes? Ceux qui ont le plus aimé Notre-Seigneur. Quoi de plus chaste que saint Louis de Gonzague, saint François d'Assise, saint François de Sales, saint Charles Borromée: leur grande chasteté, leur pureté sublime, venait uniquement de leur grand amour. Notre bonne Mère Marie de Sales, je le proclame ici, et ce n'est pas par sa confession que je l'ai su, a conservé toujours son innocence baptismale. A quoi a‑t‑elle dû cette grande faveur? À son amour du bon Dieu, à sa piété de petit enfant, et plus tard à son union intime avec Notre-Seigneur. C'est donc un grand moyen de conserver la chasteté que l'amour du bon Dieu. Et qui aimera Notre-Seigneur, si ce n'est pas nous? Pourquoi travailler, et dans quel but? Qui peut nous combler de plus de grâces et de faveurs?  Les bénédictions descendront en abondance, la rosée du ciel nous pénétrera; la terre fera écho au ciel. Encourageons‑nous donc et soutenons‑nous bien dans cette voie qui est la bonne. 

Portons donc bien notre cœur à l'amour de Dieu, de la très Sainte Vierge, à l'amour de toutes les choses divines: c'est le seul moyen efficace et complet d'assurer en nous la chasteté. Demandons bien à Notre-Seigneur de l'aimer, et lui, nous aimera aussi: il nous donnera de grandes prérogatives. Jamais personne n'a attaqué sa vertu, jamais on n'a rien dit contre lui. Quand il parlait à la Samaritaine, les Apôtres étaient surpris de le voir avec une femme, mais nul n'osa rien dire. Voilà l'exemple, voilà le maître, celui qui nous donne tout ce qui nous est nécessaire pour bien garder la chasteté. Nous allons le lui demander.