Retraites 1888

      


DEUXIÈME INSTRUCTION
La mortification intérieure

Ce que je vous disais, que nous devions porter partout avec nous la mortification de Notre-Seigneur dans notre extérieur, n'est pas complet. Ce n'est pas là tout. Sans doute il faut agréer gracieusement tout ce qui est à l'encontre de nos goûts, de nos inclinations, de nos sentiments, et il faut que notre mortification à nous se porte vers ces deux points, le point de la charité envers le prochain, savoir nous gêner toujours pour les autres, et cet autre point qui est d'édifier. Il faut que chacun de nous produise sur tous ceux et celles avec qui nous serons en rapport un sentiment de respect religieux, de dévotion. Pour cela l'extérieur ne suffit pas, il faut absolument autre chose. Il faut, en effet, comme le veut notre saint Fondateur, que notre extérieur soit très simple, très naturel, (IVD  III, 25; Entr.12), mais qu'on ne puisse pas juger uniquement par lui si nous sommes bien ou pas bien, spirituels ou non spirituels, doux ou revêches. Sans doute il ne faut pas que nous ayons un extérieur insignifiant, ce n'est pas le sens de la parole de notre saint Fondateur. Mais, étant modelés sur Notre-Seigneur, il faut que notre extérieur dise, non pas nous‑mêmes, mais ce qu'est Jésus en nous ( IVD, III, 23; Entr. 12). Il est donc nécessaire que l'intérieur guide l'extérieur et dicte le sentiment qu'on aura de nous. Il faut que notre âme peigne en nos traits, en notre manière d'être, ce que nous sommes, ou plutôt ce que nous devons être. Il faut deux choses pour cela: l'esprit d'humiliation et l'esprit de prière.

L'esprit d'humiliation. Je me confessais un jour, étant en voyage, à un curé de la Savoie, à côté du village des Echelles. Ce curé, je l'avais trouvé en culotte de toile bleue, en gilet jaune, avec un bonnet de coton sur la tête. Il rentrait du bois sous son hallier. Je me promettais bien de ne plus me confesser à un curé pareil. Je m'accusais peut-être bien d'avoir manqué d'humilité. Il m'interrompit: “Mon ami, ce n'est pas tant d'humilité que vous avez besoin, que d'humiliations”. Un docteur en théologie ne m'aurait certainement pas dit si juste. J'admirai comme le bon Dieu me parlait par la bouche de son ministre, quel que fût son accoutrement extérieur. C'était d'une profonde philosophie, et c'était certainement ce qu'il me fallait; et c'est certainement ce qu'il nous faut à nous. Il faut que nous sachions créer en nous ce sentiment, que je n'appelle pas l'humilité, mais l'humiliation.

L'humilité est très difficile à définir. Lisez les Pères de la vie spirituelle, vous verrez la difficulté qu'ils ont à expliquer l'humilité. La meilleure définition est encore celle qui dit que l'humilité est la vraie connaissance de soi‑même (IVD III, 6), et c'est une chose bien difficile de se connaître soi-même. L'humiliation est bien plus facile à comprendre. Nous avons tous les motifs possibles pour embrasser 1'humiliation: nos péchés d'abord, ce que nous avons fait depuis notre baptême jusqu'à notre première communion, puis de notre première communion jusqu'à notre sacerdoce, et de notre sacerdoce jusqu'à aujourd'hui. Quel est celui qui, en se mettant bien en face de sa vie tout entière, ne sent pas la rougeur lui monter au front? Et pourquoi ne vivrions‑nous pas dans cette humiliation‑là ? Le bon Dieu a pardonné, c'est vrai. Mais, ces fautes, nous les avons néanmoins commises. Le bon Dieu a pu oublier; mais nous, nous ne devons pas oublier. Cette faute, ce péché, ces pêchés honteux, dégradants, qui les a faits? Eh bien, vivons de ce souvenir, vivons sous cette humiliation de nos fautes.

Ce n'est pas seulement un conseil que je donne, c'est une voie que je trace, et c'est la voie de la vérité. Cette humiliation entretiendra en vous cette disposition à la charité dont je vous parlais ce matin. Elle entretiendra la charité et la complaisance envers le prochain. Cet esprit d'humiliation que nous porterons avec nous, nous redira souvent les péchés que nous avons commis, quand même notre conscience n'aurait plus à nous les reprocher. Celui qui subit les châtiments de la justice humaine dans le fond des cachots, attaché à la chaîne du bagne, et même sur l'échafaud pour une faute d'un instant, d'une minute peut‑être, subit une humiliation éternelle. Nous, à notre tour, ne faisons pas si bon compte de la situation que nous nous sommes faite vis‑à‑vis de Dieu, des anges, des hommes qui ont connu nos fautes.

Oui, nos péchés sont nombreux et dégradants, et ceux qui proviennent de la passion, et ceux aussi que nous avons commis par suite de travers de caractère, par faiblesse, par lâcheté d'âme. Et vous croyez qu'en nous plaçant en face de ces pensées, nous ne devons pas avoir au- dedans de nous‑mêmes une humiliation profonde? Et il faut considérer non seulement nos péchés, mais encore nos fautes, nos travers, nos ridicules. Nos fautes qui ont toujours eu une passion quelconque comme principe. Ainsi voilà une faute d'amour‑propre, d'où provient‑elle? Est‑ce la jalousie? Est‑ce je ne sais quoi qui témoigne d'un manque de sincérité, de franchise, d'honneur?

Nos défauts. Qui est‑ce qui n'a pas de défauts? Si nous les analysions à l'aide du scrutin, si nous disions sincèrement, cordialement à ceux qui nous environnent, à ceux qui nous connaissent: “Mettez dans l'urne ce que vous trouvez en moi de défauts” (Est 3:7; 9:25), croyez‑vous qu'on n'en trouverait pas un grand nombre? Parmi ces défauts, il y en a que nous connaissons bien. Il y en a d'autres qui nous blesseraient parce que nous les découvririons alors en nous, et il y en a d'autres que nous ne voudrions pas reconnaître et qui sont vrais pourtant. “Purifie-moi du mal caché” (Ps [19] 18:13). Est‑ce que ce n'est pas là le moyen d'abaisser notre âme, de la mettre dans cette situation vis‑à‑vis de Dieu qui est tant réclamée par les auteurs de la vie spirituelle, et d'en arriver enfin à nous défaire de nous‑mêmes et à nous unir au bon Dieu? Et comme la retraite est la forme de la vie, il faut que pendant l'année nous fassions souvent notre oraison là-dessus, “en esprit d’humilité et avec le repentir dans l’âme”. Que ce ne soient pas des réflexions passagères, mais une habitude qui demeure en nous. “Mais avec cela, mon Père, vous allez détruire toute affirmation dans le caractère, vous allez y mettre je ne sais quoi d'incertain et de timide”. Non assurément. Le caractère le plus fort, l'âme la plus généreuse sera celle qui vivra dans ce milieu, qui sera, vis‑à‑vis d'elle‑même et vis‑à-vis de Dieu, et vis‑à‑vis des fidèles et du prochain, ce qu'elle doit être en vérité. Quand il s'agira de montrer sa charité pour Dieu et pour le prochain, son dévouement pour les âmes, vous verrez jusqu'où elle ira, parce qu'elle ira dans la vérité.

C'est la parole de l'Apôtre bien-aimé: “Si vous confessez vos péchés, la vie de Dieu est en vous, parce que vous vous conformez à lui. Si vous ne les confessez pas, si vous dites que vous n'avez pas de péché, vous êtes un menteur. La vérité n'est pas en vous” (Cf. 1 Jn 1:8-10).  Dieu n'a rien à faire avec vous. La suprême force, la suprême énergie est là: c'est la base. C'est là que se prépare, s'élabore toute activité, c'est de là qu'elle part. Faites‑en l'essai. Portons bien en toute humiliation nos fautes, nos péchés, nos travers, nos misères, et que cette humiliation soit notre compagne fidèle. Saint François d'Assise disait: “J'ai épousé la pauvreté. Un jour, j'allai au Calvaire et je demandai au Seigneur Jésus l'épouse avec laquelle je devais passer ma vie. Jésus me regarda et me dit: «Epouse la pauvreté»”. Saint François d'Assise épouse la pauvreté, et de cette union naît une famille immense, qui couvre le monde depuis le XIIe siècle et qui se répand aussi nombreuse de nos jours, dans nos temps malheureux, qu'autrefois. Nous, mes amis, nous épousons l'humiliation. Elle sera aussi féconde que la pauvreté, elle sera mère d'une famille peut‑être aussi nombreuse, mais d'une famille assurément plus chère encore au Sauveur Jésus.

Portons donc en nous l'humiliation. Que cette habitude se traduise dans tous les actes de notre vie. Cet esprit d'humiliation doit être en nous avec esprit de prière. Le Directoire, mes amis, c'est la grande leçon de la prière, mais ce n’est pas de la prière seulement, formulée avec les lèvres ou le cœur, avec la pensée, une élévation d'un moment de notre âme à Dieu, une union transitoire avec Dieu. “Il faut prier sans cesse” (Lc 18:1). Et comment prier sans cesse?  des lèvres ou de la pensée? Par le Directoire notre âme est en un commerce continuel avec Dieu, c'est l'union constante à Dieu, la prière de la volonté, de l'action, de l'être tout entier. Telle est la vraie doctrine, la pure théologie, au sujet du Directoire. C'est une succession d'actes d'amour de Dieu. Donc, si notre vie tout entière est prise, si nos mains sont prises, nos yeux, notre cœur, tout est pris en nous, tout est donné à Dieu.

Remarquez‑le bien, mes amis, c'est le sentiment des fidèles sur les Oblats: ils sont des hommes de prière, leur prière est puissante auprès du bon Dieu. Vous n'êtes rien, vous êtes d'hier, nous n'avez de valeur en quoi que ce soit. J'affirme cependant que je ne crois pas qu'on se recommande autant aux prières d'aucun ordre religieux d'hommes, autant qu'à nous. “C'est une erreur, on a tort”. Oui, c'est vrai, si nous considérons ce que nous sommes en nous‑mêmes et ce que nous faisons par nous-mêmes, on a tort et très grand tort. Mais si nous considérons ce que nous devons être, ce que nous sommes dans la pensée de notre Institut, on a mille fois raison. Je n'ai pas vu jusqu'ici qui que ce fût, sans qu'il se recommandât aux prières de la Congrégation. Il est inutile de citer des faits: nous n'en finirions pas.

Je veux pourtant citer un nom, Mgr Fiala, évêque de Bâle, que je voyais à mon dernier voyage, quelques mois avant sa mort, et auquel je demandais sa bénédiction pour moi et pour toute la communauté. Il me la donna, puis joignant les mains: “Maintenant, mon Père, me dit‑il, promettez‑moi de me donner tous les jours à la messe votre bénédiction, avec les prières de votre Congrégation”.

A Rome, je n'ai pas vu un seul personnage éminent qu'il ne m'ait dit, avec un profond sentiment de confiance: “Faites prier vos Pères pour moi”. Toutes les Visitations avec lesquelles nous sommes en rapport à l'occasion de leurs retraites prochaines, n'ont pas manqué de nous écrire de longues pages et de se recommander aux prières de nos Pères. Mais il y a, dira‑t‑on, recommandation et recommandation. Et précisément on sent bien que ce ne sont pas là des formules, c'est un sentiment vrai, un acte de foi, de confiance en la puissante efficacité de vos prières. Donc il faut que nous soyons des hommes de prières, et que nous priions pour tous ceux et celles qui se recommandent à nous. Que ce ne soit pas pour nous de simples paroles de politesse: nous devons donner à ces personnes ce qu'elles nous demandent.       J'avais fait dresser à ce propos une liste de toutes les recommandations qui nous avaient été faites dernièrement. Elle serait trop longue à lire ici, mais que la communauté en prenne acte. De nombreux monastères de Visitandines et de Carmélites se recommandent instamment aux prières des Oblats pendant cette retraite. On croit donc que pendant la retraite que nous faisons nous prierons, nous serons des hommes de prière. On se fie à nous pour cela. C'est qu'en effet le don de la prière est pour nous un don essentiel, si nous voulons bien comprendre notre mission. Et nous accomplirons bien notre mission par la prière continuelle du Directoire, par cette ascension continuelle de notre volonté vers la volonté divine, qui est une prière sans fin. Ayons bien cet esprit de prière. En allant et en venant, en faisant tous nos exercices de la retraite, portons bien avec nous cet esprit de prière. Lorsque vous aurez bien pratiqué cela, regardez les âmes avec lesquelles vous aurez été en commerce et voyez ce que vous leur avez donné.

Ces jours derniers j'administrais une pauvre femme qui n'avait pas pratiqué depuis sa première communion. Elle a une jeune fille d'une grande foi, qui la prépare à bien mourir. Je lui portais dernièrement la sainte Communion. Je déclare que j'ai été tout embaumé par l'esprit de prière que j'ai trouvé chez cette femme. Qu'est‑ce qui la faisait prier ainsi? C'était autre chose que la grâce des derniers sacrements. Sa fille vient à nos œuvres, vit de cette vie de foi et de prière qui est notre vie, et elle a communiqué ce don à sa mère. Cette pauvre femme avait pu sans doute recevoir les sacrements avec foi, elle pouvait réunir assurément toutes les conditions que la théologie réclame pour bien recevoir ces derniers sacrements, mais l'esprit de prière ne se développe pas dans 1'âme tout d'un coup, dans une âme qui n'a pas pratiqué la prière, qui n'en a pas eu l'habitude.

Etablissons bien l'esprit de prière en nous, et nous verrons tous les fruits qu'il produira dans les âmes. Je vous ai cité un exemple. Je reçois de belles lettres du Père Simon et de nos Pères et de nos Sœurs d'Afrique. Eh bien on voit, on sent, qu'ils communiquent l'esprit de prière aux âmes qui les environnent, d'une façon tellement forte, tellement suave, qu'on se sent ému en lisant ces récits, en assistant aux scènes qu'ils décrivent. Oh! je vous en supplie, nourrissez en vous l'esprit de prière par une attention douce, simple, mais forte à ce que vous avez à faire. Priez aussi par tous les mouvements de votre corps et de votre âme, regardant partout le bon Dieu et faisant toute chose pour lui. Que ce fonds de prière soit votre vie. Permettez‑moi de répéter sans fin la même chose: communiquez cet esprit aux autres et vous le communiquerez infailliblement, parce qu'il sera en vous.

Pendant la retraite, prenons cette forme de l'humiliation. Le bon curé m'a dit que c'est ce qu'il nous faut, et cela est vrai. Humilions‑nous bien devant la multitude de nos fautes, de nos misères, de nos hontes. Il faut ensuite nous servir de tout pour établir en nous l'esprit de prière, tellement vivace que tout prie en nous et qu'en approchant les âmes nous les fassions prier. Ce sera une bien grande grâce, si le Sauveur Jésus, par la bénédiction qu'il va nous donner, met ces deux esprits en nous. Oui, Seigneur, c'est vous seul qui pouvez faire cela. Donnez‑nous, Père, votre double esprit, ce double esprit que le prophète [Elisée] demandait à son père [Elie] qui s'en allait vers le ciel (2 R 2:9). Nous vous le demandons, Sauveur Jésus, accordez‑nous‑le. Nous aussi nous avons à évangéliser les peuples, à porter votre nom devant les nations, à vous faire louer, adorer, aimer, Seigneur Jésus, pendant le temps et pendant l'éternité. Ainsi soit‑il.