Retraites 1888

      


PREMIÈRE INSTRUCTION
La mortification extérieure

La retraite, mes Amis, a pour nous une importance capitale. La retraite que nous allons faire n'est pas seulement pour nous, mais elle est pour toutes nos œuvres, elle est pour toutes les âmes qui dépendent de nous, de quelque manière que ce soit. Bien plus, notre retraite n'est pas seulement pour le présent, mais elle est pour tout l'avenir de la Congrégation, en sorte qu'il faut que nous nous approchions de Dieu avec crainte et tremblement, en considérant la mission qui nous est confiée. La haute importance de la retraite, son influence sur la mission que nous avons à remplir, nous montre bien la nécessité où nous sommes d'y apporter tout nous-mêmes, absolument tout nous‑mêmes, car tout nous‑mêmes est bien peu de choses en soi, pour obtenir les résultats qui sont dans les vues de la Providence. Mais enfin, en apportant tout nous‑mêmes, nous satisfaisons à Dieu, nous remplissons entièrement son vœu, son désir, nous sommes en un mot dans sa sainte volonté.

La retraite, pour nous surtout, doit être non pas seulement un enseignement, mais elle doit être encore et surtout la pratique de ce que nous avons à faire. Saint Bernard disait à ses religieux que la retraite, la solitude était “la forme de la vie” - [solitudo forma vitae”]. La solitude que vous ferez doit être la forme de votre vie. Ce que vous ferez pendant ces jours doit être ce que vous ferez continuellement. Venez, non pas à l'école, mais à l'apprentissage, non pas pour apprendre ce qu'il faut savoir, mais pour apprendre à le faire.
 
Or quelle doit être la forme de notre vie? D'après notre Directoire et nos Constitutions, nous voyons que deux mots résument toute notre vie: mortification et attention. La mortification d'abord. Nous n'avons pas de mortifications extérieures dans notre Règle, pas de jeûnes, de haires, de cilices. Or la mortification extérieure est absolument nécessaire à la vie religieuse. Il faut donc chercher ailleurs cette mortification extérieure. Pendant la retraite, appliquons‑nous à bien pratiquer cette mortification de tous les instants, dont nous allons parler. Tâchons de bien comprendre cela pendant la retraite, de bien le retenir après la retraite, et de bien faire ce que nous aurons compris et fait pendant ces jours.

La mortification doit consister surtout pour nous dans notre tenue extérieure, dans nos habitudes naturelles, dans le boire et le manger, dans le vêtement, dans l'attitude et le maintien, dans nos rapports avec le prochain et surtout entre nous, portant continuellement cette modestie de Jésus-Christ en tous nos membres, en tout nous‑mêmes (2 Co 4:10). Sans cela il n'y a pas d'Oblats, il n'y a pas pour nous de forme et de vie religieuse. Voyez la parole de la Bonne Mère: “On verra le Sauveur marcher sur la terre” (Vie de la Mère Marie de Sales Chappuis, p. 445). Il faut donc faire voir le Sauveur, le montrer; il faut qu'en nous voyant, on le voie. C'est aussi la parole de saint Paul adjurant les premiers chrétiens “par la douceur et l’indulgence du Christ” - [”per modestiam Christi”], c'est-à-dire, par sa manière d'être, de se tenir. Attachons une extrême importance à cette mortification de notre extérieur. Ce sera un de nos grands moyens d'action sur les âmes. Le monde ne peut pas nous connaître sur notre intérieur qu'il ne voit pas; il nous juge sur notre extérieur. Si nous avons un maintien simple et modeste, cela frappera ceux qui nous verront, cela nous conciliera les cœurs et amènera la confiance. Il faut que nous pratiquions la mortification extérieure pour être religieux et, encore une fois, c'est la seule mortification extérieure que nous puissions faire. Il ne faut pas pour cela que nous ayons un extérieur compassé, singulier, avec des yeux qui se retournent, une figure toute contractée. Non, il faut que notre extérieur soit extrêmement simple. Voyons quelques détails.

Notre maintien d'abord, notre tenue dans la prière. N'appuyons jamais nos coudes, à moins d'être malades. “Mais, mon Père, vous nous faites une instruction comme à  des enfants”. —  “Oui, et comme à de tout petits enfants, et retenez bien ce que je vous dis”. Nous tiendrons notre corps droit, dans la prière. La tête un peu inclinée, les mains jointes en croisant les doigts. L'habitude n'est plus de prier comme au temps de notre saint Fondateur, les mains complètement jointes. Les pieds seront l'un contre l'autre. Nous éviterons bien de les croiser, de mettre les jambes l'une sur l'autre. Notre attitude en un mot sera celle du plus grand recueillement. Les fidèles verront que nous prions réellement, que nous croyons à la présence de Dieu. A l'heure qu'il est, ce n'est pas par de beaux discours, par de belles pensées que nous convertirons les peuples. Tout cela est bien usé dans un peuple qui a abusé de tout, qui ne croit plus à rien. Il faut traiter les gens, comme disait saint Paul, sans vouloir faire appel à leur raison, à leur esprit, mais à leur sentiment, à leur estime. Et nous n'arriverons là que par les moyens que nous avons indiqués. Dans nos prières, nous aurons donc bien ce recueillement extérieur, cette tenue irréprochable. Et en cela nous représenterons Notre-Seigneur priant sur la montagne, dans le jardin des Olives, au milieu de ses disciples.

Dans notre manger soyons bien religieux. Je défends absolument de prendre les habitudes que l'on a actuellement dans le monde, de porter son couteau à sa bouche, de le garder à la main et de gesticuler avec son couteau ou sa fourchette. Il ne faut pas, sous ce rapport, que nous soyons comme tout le monde. Gardons fidèlement les formes de l'ancienne politesse. Il ne faut pas non plus qu'à table nous prenions certaines manières de faire, d'apprécier les choses qui sont servies. Les gens du monde se scandaliseront s'ils ne nous trouvent pas mortifiés. Ne faisons donc jamais les connaisseurs en vins, en viandes, en toute espèce de sauces et d'apprêts. Trouvons bon ce qui est bon, mais ne faisons pas les gourmets. Evitons cela par‑dessus tout. Que l'on fasse bien la mortification de mettre un peu d'eau dans le vin, à moins que nous ne blessions ainsi les personnes qui nous ont invités et qui seraient choquées de voir mettre de l'eau en du vin de certaine qualité. Je dispense de la Règle seulement en ce cas, et par charité. Faisons la Règle en tous les autres cas, parce que c'est la Règle. Le prêtre met bien toujours de l'eau dans le vin du calice, et il le fait parce que c'est la Règle et parce que Notre-Seigneur a fait cela à la Cène. Faisons‑le pour les mêmes motifs.

Ne manquons jamais de faire la mortification à chaque repas, soit en mangeant davantage de quelque chose que nous aimons moins, soit en nous privant de quelque chose que nous préférons. Mais surtout ne manquons jamais à cette mortification. Mes amis, la pratique de mettre de l'eau dans le vin a une grande signification. Rappelez‑vous la parole de saint Paul: [Dans le vin] “on n’y trouve que libertinage” (Ep 5:18). Il est bien certain que l'abus du vin entraîne en des désordres très grands et qui sont d'une conséquence bien fatale. Cette inclination à satisfaire son goût, à stimuler le palais par la nourriture ou le breuvage, passe bientôt à l'état d'habitude, suscite l'activité du sang et est la source de beaucoup de tentations et de chutes. Qu'on le comprenne bien et qu'on pratique bien cette mortification de la Règle, afin d'éviter les pièges du démon que vous signale saint Paul. Dans nos rapports les uns avec les autres, faisons de la pratique de la charité un grand acte de mortification. La charité en théorie, c'est beau, c'est magnifique, mais la pratique n'a rien de bien ravissant. La charité est l'une des plus grandes mortifications qui existent. Les conséquences de la charité sont admirables, délicieuses, mais la pratique n'en est nullement délicieuse. On cultive en effet la charité à ses propres dépens, aux dépens de ses inclinations, de son jugement propre, de l'activité de son esprit, aux dépens de sa propre nature. Pratiquez donc bien la charité entre vous pendant la retraite. Ne laissez rien à la charge et sur le cœur de ceux à qui vous obéissez, de ceux qui vous sont égaux, de ceux qui sont au‑dessous de vous. Si vous pouviez imiter de loin l'exemple de la bonne Mère! Pendant sa vie entière, je n'ai pas remarqué le moindre petit manquement à la charité, soit avec ses Supérieurs, soit à l'endroit de ses égaux ou de ses inférieurs.

A ce propos — et je reviendrai là‑dessus pendant la retraite — je désire bien qu'on s'abstienne de tout jugement défavorable sur telle ou telle communauté, quelle qu'elle soit. Ayons l'esprit de la bonne Mère, qui était un esprit tout de charité. Si nous avons à faire notre mea culpa, faisons notre mea culpa de tout cœur, devant le bon Dieu, et prenons la résolution de toujours respecter ce qui appartient au bon Dieu. Un jour je faisais mes réflexions à la bonne Mère, réflexions que je croyais justes. “Oui, me répondit-elle, mais faites attention. Ceux dont vous parlez font aimer le bon Dieu”.

Encore un mot: Pour que la retraite soit bien “la forme de la vie” il faut bien faire passer toute cette mortification dans notre vie. Ce qui fait qu'un régiment a bonne apparence et marche bien, c'est que tous les soldats sont habillés de la même façon, qu'ils sont tous équipés pareillement, qu'ils ont tous la même façon d'être, la même façon de marcher. Un zouave ne marche pas comme un cavalier. Voyez comme on reconnaît les filles de saint François de Sales, les Visitandines, où qu'elles soient, d'où qu'elles viennent. Elles ont le même langage, la même tenue, les mêmes manières. C'est parce qu'il y a eu la formation complète, absolue, par le moyen du Directoire et de l'obéissance. C'est un moule duquel elles sortent toutes façonnées. Or il est plus difficile de former des femmes que des hommes. Il faut donc y arriver. Il faut adopter ce principe que partout où un Oblat parle ou agit, il faut qu'on reconnaisse là Notre-Seigneur.

Saint Jean Chrysostome dit que, quand Notre-Seigneur passait quelque part, on le reconnaissait alors même qu'on ne l'avait jamais vu et l'on disait: “Voilà Jésus de Nazareth!” Tout son extérieur, sa manière d'être portait à une confiance immense en lui. C'est, dit le saint Docteur, qu'il y avait en Jésus-Christ deux grâces, l'une surnaturelle et l'autre naturelle qui s'échappaient de son maintien, de sa modestie, et qui frappaient ceux mêmes qui ne le connaissaient pas. On se sentait attiré par Notre-Seigneur non pas tant par la grâce surnaturelle, que par la grâce naturelle dont il avait investi sa sainte humanité. Il faut qu'il en soit ainsi de nous. Il faut que nous nous formions bien à l'école du Directoire, de l'obéissance, à cette gymnastique intérieure et extérieure. Nous arriverons ainsi tous à avoir les mêmes manières de prier, de manger, de converser. Je vous en conjure et vous en supplie, “par la douceur et l’indulgence du Christ”  (2 Co 10:1), que vous vous mettiez tous en ce mouvement et ne soyez tous qu'une volonté, qu'un cœur, qu'une âme. Et  j'ajouterai avec saint Paul: qu'un corps. Il faut que vous ne soyez tous “qu’un Corps” (Ep 4:4), qui sera formé à l'image de Notre-Seigneur Jésus-Christ, de sorte que vous ne ferez plus qu'un corps avec lui et qu'une âme. C'est le complément de cette union de Notre-Seigneur avec nous, commencée par l'Incarnation et l'Eucharistie et continuée par la vocation. Voilà donc l'exercice majeur de la retraite, voilà à quoi nous allons nous appliquer immédiatement.

A cette mortification ainsi pratiquée, nous ajouterons l'attention à la parole divine accomplie bien entièrement. Attention d'abord à ce que je vous dirai, car enfin ce que je vous dis c'est de la part de Notre-Seigneur. C'est non seulement de sa part que je vous parle, mais c'est lui qui vous parle. Ce que je vous dis ne m'appartient en aucune façon. Je n'en suis pas le maître, pas même le dépositaire. Je reçois pour mettre en vos mains. Ce n'est pas à moi, c'est à vous. Vous ferez donc bien attention à tout ce que je vous dirai, vous le retiendrez de toute l'étendue de votre force, de votre volonté. Vous ferez bien attention aussi à tout ce que Dieu vous dira pendant cette retraite, au fond du cœur, afin que vous puissiez l'utiliser et que ces jours de grâces vous soient d'un grand profit.

Que Notre-Seigneur qui vous a réunis vous bénisse, qu'il vous donne ce cœur large qu'il a donné à Salomon, ce cœur qui s'élève au‑dessus de soi‑même, qui embrasse toute la volonté divine, tout le prochain, tous les événements, tout ce qui est permis de Dieu, ce cœur large, profond, immense. Faisons taire tout ce qui provient de notre manière de voir, de notre volonté propre, ayons ce cœur large et profond, qui est la plus grande grâce que Dieu ait faite dans l'Ancien Testament (1 R 3:13; 4:31), le meilleur trésor qu'il nous réserve parmi les grâces de cette retraite. Demandons à la bonne Mère de nous aider à obtenir cette grâce, elle qui avait le cœur si grand.