Retraites 1886

      


DOUZIÈME INSTRUCTION
Le sacrifice

Nous continuerons la retraite jusqu’à demain après la messe, afin de compléter les dix jours réglementaires pour ceux qui se préparent à être reçus novices et profès. Ne laissez pas la grâce de la retraite s'évaporer avant la fin. Conservez-vous dans le recueillement et dans la présence de Dieu. C'est là le fonds de notre état, de notre manière d'être: c'est le fonds du religieux. Le religieux est l'homme de la pensée, de la réflexion; il est l'homme de chez lui, celui qui ne se répand pas au-dehors, qui ne s'égare pas sur les places publiques. Il ramasse dans les trésors de son cœur ce que Dieu lui donne. A chaque instant, il peut dire à Dieu: “Me voici, puisque tu m’as appelé” (1 S 3:6).

Dans l'Evangile, il y a une quatrième chose, le sacrifice. Le Verbe fait chair a prié, afin de nous apprendre à prier, il a travaillé, il a prêché l'Evangile, et enfin il a souffert. Telles sont aussi les quatre conditions nécessaires à la réimpression de l'Evangile. La quatrième page, et la dernière, c'est la Passion de Notre-Seigneur. Notre-Seigneur doit racheter le monde, et pour le racheter, il donne ses souffrances. Ce sont des souffrances volontaires, c'est vrai, mais il les acceptait en vertu d'une volonté antérieure de son Père: “Non pas comme je veux”, disait-il, “mais comme tu veux” (Mt 26:39). La condition essentielle de la Rédemption était d’obéir à la volonté de Dieu. Et Notre-Seigneur a eu à souffrir, non seulement pendant la semaine sainte, mais toute sa vie, “comme l’agneau qui se laisse mener à l’abattoir” (Is 53:7). Voilà son continuel caractère.

C'est ce caractère très spécial de la vie de Notre-Seigneur qu'il faut établir et réaliser en nous. Le prophète des douleurs, Jérémie, dit que Dieu demande trois choses: une victime, un sacrifice et de l'encens (Jr 17:26). C'est bien là aussi du reste ce qu’enseigne la bonne Mère. Nous devons nous considérer comme victimes, comme apparte­nant à Dieu, et non plus à nous-mêmes, comme les victimes de la volonté de Dieu. La direction d'intention n'est pas autre chose que cette immolation de notre être à Dieu. Il faut que les dispositions de notre âme soient bien humbles au regard de tout ce qui nous arrive. La Règle que l'Oblat a à prati­quer, le prochain avec lequel il doit vivre, les occupations, les fatigues qui remplissent ses journées, tout cela c'est la volonté ou la permission de Dieu qu'il faut accepter, et qui nous fera porter partout le caractère de victime. Victime! le Sauveur l'a été essentiellement. Cest là sa situation dans toutes les circonstances de sa vie. Il a été victime dans sa naissance, victi­me dans sa vie privée et dans sa vie publique, victime entre les mains de ses bourreaux, et victime entre les mains de Dieu: “Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as tu abandonné?”(Mt 27:46).

Ce caractère de victime doit être aussi le nôtre. Nous aussi nous sommes les victimes de Dieu. Nous devons recevoir en toute humilité et simplicité tout ce qui nous arrive, comme une victime. Un Oblat de saint François de Sales ne doit pas être autre chose qu'un oblatus, un être qui offre, qui est offert. Que cette disposition au sacrifice soit donc en nous, comme la note dominante de notre existence. Nous ne serons pas les plus misérables des hommes, parce que, quelque amer que soit notre calice, nous le boirons avec Notre-Seigneur. Cette disposi­tion de victime fera que les choses pénibles qui nous surviendront seront agréées de nous courageusement. Le prophète ajoute le sacrifice. La victime est là. Mais si elle reste toujours en expectative, elle n'aura pas grand mérite. Ce qui consacre la victime, ce qui la rend vraiment victime, c'est le sacrifice. Soyons donc toujours prêts au sacrifice, et donnons généreusement ce que Dieu nous demande.

La bonne Mère indique un sacrifice habituel, c’est le couper-court. Quand survient une peine, il faut couper-court à toute réflexion, à tout murmure, et dire: “J'accepte”. Quand arrive une tentation d'orgueil, de sensualité, il faut encore couper-court. On vous fait de la peine, on vous témoigne du mépris. Pourquoi vous y arrêter? Pourquoi étendre de ce côté-là vos cogitations, comme dit saint François de Sales? Coupez-court! Le sacrifice ainsi compris et prati­qué est extrêmement agréable à Dieu. Le couper-court à ce qui nous rattache à notre volon­té propre, à ce qui nous fait regarder en arrière, à ce qui nous englue et nous retient captifs.Vous ne tirez plus par un mouvement généreux, vous êtes embourbés: sortez vite, et ne laissez pas même là les sandales de vos pieds. Sortez vite et entièrement du lieu où vous êtes retenus. En pratiquant généreusement le couper-court, on acquiert une somme de force et d'énergie considérables. L'aimant est faible quand il est seul; si on lui donne une traction graduée, sa puissance devient double, triple. Un jour vous supportez une petite contrariété; le lendemain, vous la porterez un peu plus grande, et ainsi de suite. Votre capacité de patience et de sacrifice deviendra considérable. Jour par jour, heure par heure, vous prendrez l’habitude du sacrifice et quand un ordre de Dieu vous demandera formellement une chose difficile qui semblera impossible à la nature vous vous en acquitterez complètement et courageusement.

Comprenez que c'est là le moyen, et qu'il est facile. Ce n'est pas par de longues méditations que vous y arriverez, c'est par l'action, c'est par des sacrifices quotidiens et répétés. Les martyrs n'ont pas fait dater leur courage et leur héroïsme du jour de leur mort. Ils s’y étaient préparés longtemps à l'avance. Au jour marqué, au moment de la consommation du sacrifice, il n'avaient plus qu'un petit acte à réaliser pour compléter et consommer leur sacrifice. Ce moyen que je vous donne est extrêmement bon et utile. Voyez la bonne Mère, comme elle restait toujours calme, comme elle surmontait les misères de la nature, du caractère, de la santé. C'était par le couper-court et l'esprit de sacrifice. Un jour, trois sœurs meurent: c'étaient celles sur lesquelles la communauté avait fondé le plus d'espérances. La bonne Mère a un petit moment de surprise. Mais elle se ravise bientôt: “Comment ne l'aimerais-je pas, mon Dieu, puisque vous l'aimez et le voulez ainsi?”
Dans les circonstances nombreuses où nous avons quelque chose à donner au bon Dieu, tâchons d'arriver avec une âme bien préparée. C'est un escalier à gravir, efforçons-nous d'en être déjà arrivés aux trois-quarts, aux cinq-sixièmes. Sans cela nous courons risque de n'y arriver jamais. Voilà un ennui, un embarras, ne discutez pas. Fiez-vous au bon Dieu, coupez court avec telle ou telle circonstance qui vous arrêterait, qui vous embarrasserait.

"Et l’encens”, dit le Prophète (Jr 17:26). L'encens est une substance qui embaume, qui est l'emblème du remerciement, de l’action de grâces, de l'amour reconnaissant. Quand nous avons remporté quelque victoire, quand nous avons souffert et triomphé, rendons grâces à Dieu, mettons de l'encens dans l'encensoir, c'est-à-dire ayons de la gratitude, remercions. Quand nous avons des épreuves aussi, quand nous sommes bien victimes, remercions encore, aimons l'épreuve dans laquelle le bon Dieu nous a mis.

Le prophète dit: “J’ai refusé le sacrifice, parce qu’on n'avait pas apporté l'encensoir”. Recevons tout généreusement de la main de Dieu. Si nous n'aimons pas la chose elle-même qui nous arrive, aimons du moins la volonté de Dieu, afin que notre sacrifice soit un sacrifice entier, complet, acceptable à Dieu. Rien n’est plus beau, ni plus efficace que cette union à la volonté de Dieu, cette complaisance dans le vouloir divin au milieu des épreuves. Le bon Dieu aime et bénit ces sentiments-là. Nous nous sommes complus dans le vouloir divin et Dieu se complaît en nous.

Demandez à la bonne Mère qu'elle fasse en vous cette quatrième page de l'Evangile. Aimons à demeurer dans cet état de victime. Cet état nous rendra religieux dans toutes nos allures, il coupera court à tout ce qui nous retient dans l'amour-propre. Regardons Dieu d’un regard d'amour en lui disant: “Puisque vous l'avez voulu, fiat! Que votre volonté, qui est faite dans le ciel, soit faite aussi dans la pauvre terre de mon cœur”. Si nous savons bien réimprimer l'Evangile en nous, nous l'imprimerons aussi dans l'âme du prochain nous donnerons à l’âme du prochain cette gravité, ce sérieux pour les choses de Dieu qui ne lui manquent que trop souvent.

Un Père Bénédictin, secrétaire de Mgr Mermillod, me le disait un jour: “A l'époque de la guerre, beaucoup de messieurs et de dames s'étaient réfugiés en Suisse.  Qu’est-ce que vous avez donc pour confesseurs en France?”, me disait le Père? “Qui est-ce qui confesse chez vous?“ — “Les prêtres, évidemment!” — “Comment vos prêtres peuvent-ils réussir à faire des chrétiens qui ont une dose si légère de christianisme? Jamais et nulle part, je n'ai vu des chrétiens si faibles, si peu chrétiens que les chrétiens de France”. — “Je crois, répondis-je, que cela tient au pays”. — “Non, cela tient à ce que les confesseurs eux-mêmes ne sont pas suffisamment chrétiens. Ils ne comprennent pas plus l'Evangile que ceux qu'ils confessent. Cherchez bien, vous ne trouverez pas trace en eux de l'esprit de sacrifice”.

Le Père Bénédictin avait-il raison?  Un peu peut-être? Et nous si nous voulons réimprimer l'Evangile, nous devons nous rappeler cette grande loi du sacrifice. Un pécheur recevra les sacrements, mais il ne deviendra pas un saint, si son confesseur ne sait le lui apprendre, si le confesseur n'est pas un saint lui-même, à moins d'une grâce bien extraordinaire. Il sera peut-être une pierre des fondations, mais il ne sera jamais une pierre de choix, si vous ne la savez tailler. L'expérience est là. L'homme de sacrifice seul inspirera le sacrifice; l'homme de renoncement seul inspirera le renoncement; l'homme d'action de grâces, l’action de grâces. Sans cela, l'âme sortira toute froide, glacée; il ne restera plus rien du souffle de l'Esprit saint dont vous étiez chargés d'entretenir la flamme.

Nous avons donc essentiellement besoin de l'esprit de sacrifice, et pour nous et pour les autres. Vous ferez là-dessus tous les sermons, toutes les instructions possibles. Ce sera du vent, du bruit, “une cymbale qui retentit” (1 Co 13:1). Il n'en restera rien. Que reste-t-il, à l'heure présente, de l'Evangile dans les âmes? Ne nous contentons pas de parler, de crier. Rien ne restera. Il n’y aura de vrai christianisme nulle part. C'est ce que Léon XIII disait jadis à un prêtre allemand qui venait le voir, au prince de Hohenlohe, je crois: “L'Allemagne est bien malade”, disait-il. — “Etes-vous prêtre?” — “Oui, Saint Père”. — “Etes-vous bon prêtre?” — “Je m'efforce de l'être, Saint Père”. — “Je vous dis que si vous êtes un bon prêtre, vous façonnerez les âmes à votre image, et si vous n'êtes pas bon, les âmes aussi se feront à votre image et dites bien cela à tous vos prêtres”.

Commençons donc, nous Oblats. Commençons par nous, et ensuite nous le ferons faire aux autres. C'est bien lourd? C'est un fardeau qui charge vos épaules?  Chargez-le bien, posez-le bien au milieu, portez-le généreusement: autrement il vous écraserait. Demandons à Notre-Seigneur de bien comprendre l'esprit de sacrifice, et de nous souvenir de la nécessité de cet esprit de sacrifice dans nos travaux, nos études, dans nos rapports avec le prochain, dans toutes les choses de la vie, portant en nous la mortification de Notre-Seigneur (2 Co 4:10). C'est alors seulement que nous pourrons le faire comprendre et goûter aux autres. Les âmes qui nous entendront qui nous verront diront, en se frappant la poitrine: “Oui, je veux faire ainsi”. Que le bon Dieu, que notre saint Fondateur, que la bonne Mère donnent de bien comprendre cette quatrième page de l'Evangile. Et qu’elle soit la conclusion, le sceau, le testament de notre vie tout entière, de notre existence comme religieux.