Retraites 1887

      


ONZIÈME INSTRUCTION
Les missions au Cap et au Brésil
Dimanche 27 Août 1887


Ce matin, au lieu de vous faire une instruction, je veux avoir avec vous une conférence sur plusieurs points que nous avons traités déjà, sans doute, dans le cours de l'année et pendant la retraite, mais sur lesquels je veux revenir parce qu'ils sont essentiels.

Le premier est la nécessité d'être extrêmement unis ensemble. Il faut absolument qu'il n'y ait qu'un seul courant, que chacun se range à la vie de générosité, d'obéissance, de tout son cœur, entièrement, parfaitement, avec tous les sacrifices possibles. Les paroles disent quelque chose, les faits ont une éloquence plus énergique. Je vais vous citer quelques faits, et ces faits, je les prends dans l'ordre d'idées que rappellent les obligations de nos Constitutions. J'irai chercher ces faits dans nos missions. Là on peut dire que l'action de Dieu est plus visible, se fait mieux sentir: voilà pourquoi je prends mes exemples dans nos missions. L'un de nos caractères essentiels du reste est d'être missionnaires. Sans doute nous ne faisons pas des missions, comme les Pères du Saint-Esprit, notre affaire spéciale, mais nous appartenons à la famille des missionnaires; nous dépendons de la Propagande. C'est à la Propagande que nous devons notre existence. Nous lui devrons par conséquent notre dévouement. C'est par elle que nous recevons les inspirations de l'Eglise et par elle que nous rendons nos devoirs à l'Eglise.

Ecoutez‑moi bien. Il est impossible d'avoir à l'avenir d'autres missionnaires que des saints. C'est ce que me répètent sans cesse le Père Simon, le Père David. C'est facile à comprendre. Figurez‑vous le premier missionnaire, saint Paul, allant prêcher, et quelqu'un de ses compagnons lui disant: ”Votre ange vous a dit d'aller à Ephèse”, et saint Paul l'écrivant aux autres fidèles. S'ils ne sont pas des saints: “Quelle farce, seront-ils tentés de dire, quel ange est venu lui dire de nous mener à Ephèse?” Or les missionnaires que nous envoyons sont les successeurs de saint Paul. Leur œuvre est celle de saint Paul. Ce ne sont pas des saint Paul, sans doute. C'est une raison de plus de les environner de tout notre respect, de toute notre considération. Nous ne devons donc envoyer en mission que des individus de cette trempe‑là.

Je regarde — et l'Eglise regarde — ce que font nos missionnaires comme une œuvre excellente, exclusivement surnaturelle. Tout ce qui se mêle là d'humain, toutes les considérations d'un ordre inférieur, vont contre l’oeuvre, et si elles dominent, la détruiront entièrement, radicalement. Aussi je n'hésite pas à le dire: Si qui que ce soit d'entre nos Pères s'aperçoit que les missionnaires que l'on envoie ne sont pas dans cet ordre d'idées, n'entrent pas dans cet esprit, il est obligé rigoureusement d'en prévenir le supérieur; et que celui‑ci agisse énergiquement. La mauvaise édification résultant de la tolérance dont on userait à l'égard de ces religieux serait en entière contradiction avec nos manières de voir. Nous ne pouvons agir que surnaturellement. Nous ne ferons quelque chose, ni par l'autorité, ni par l'influence, ni avec notre or, ni avec notre argent, pas plus qu'avec les gendarmes. Je recommande bien à chacun de nos Pères d'être sur ses gardes, de veiller à cela. J'ai des motifs sérieux pour le dire.

Au Cap, le Père Simon, de l'avis de tous les hommes compétents, a un mérite extrême. À  l’œuvre on reconnaît l'ouvrier. La mission du Cap est bénie du ciel. A l'heure qu'il est, il n'y a plus à Pella qu'un ou deux protestants ou païens, et c'est un pays de pasteurs, de fermiers qui ont pour ferme l'Afrique entière et pour demeure leur tente, et qui vont sans cesse d'un lieu à un autre. Les abris qu'ils élèvent méritent à peine le nom d'habitation humaine. Ces gens‑là, devenus chrétiens, aiment les Pères. Les femmes et les jeunes filles se mettent sous la conduite des Sœurs. On en prépare quelques-unes à la vie religieuse. Quelques autres sont mariées et vivent dans l'esprit de la bonne Mère. Les lettres que m'écrit le Père Simon portent le cachet d'un véritable enfant du bon Dieu. C'est quelque chose de ce que les Apôtres devaient écrire. Nos Pères viennent de fonder une autre résidence à Springbock, ville où l'on croyait d'abord qu'il n'y aurait rien à faire du tout. On avait fait croire au Père Fromentin qu'il était impossible de rien faire là. “Vous m'avez envoyé là pour me condamner à fumer du matin au soir”, m'écrivait‑il. A quoi cela tenait‑il, que le spirituel n'entrait pas là? Je dis au Père Simon de faire prier. “Allez à Springbock, ajoutai-je, faites faire une retraite. Dites au Père Fromentin d'ouvrir une école”. On obéit. A qui ouvrir une école? Le Père Fromentin en ouvre une pour les nègres, les Soeurs une autre pour les blancs et les blanches. Mais comment le Père Fromentin va‑t‑il faire l'école? Il ne sait pas un mot d'anglais. Le Père Simon lui donne quelques leçons, lui fait un petit vocabulaire, lui dit comment prononcer. On ouvre l'école. Le premier jour il y a 6 élèves, le second 8. Ajourd'hui il y a en 36, et tout ce petit monde prie et étudie. On leur demande: “Comment faites‑vous pour comprendre le Père? Il ne peut pas vous parler, il ne sait pas votre langue”. —“Il sait très bien parler, répondent‑ils, il entend tout ce que nous disons“. A côté de cette école de nègres, l'école des blancs prospère, augmente. Voilà donc deux prises de possession, où le bon Dieu se fait sentir. Un ou deux m'ont déjà écrit et m'ont demandé de prier la bonne Mère pour eux.

Au Brésil, le bon Dieu s'est fait sentir aussi. Nos Pères étaient allés là tenir le séminaire de Para. Il y avait trois ou quatre élèves, dont un très bon qui mourut. Les trois autres étaient de singuliers sujets. L’un d'entre eux qui est diacre a quitté le séminaire pour se marier. Il est impossible de venir à bout de cette œuvre dans ce malheureux pays, dans un diocèse qui est presque aussi étendu que l'Europe. Voyant qu'on n'y pouvait rien faire, le Père Séguin malade est revenu. Mgr de Macédoine me demanda d'envoyer le Père David et le Père Lardon en mission aux Parantins, à deux cents lieues de Para. Là il y a une paroisse dont la juridiction s'étend à plus de cinq cents lieues d'un côté, de l'autre côté on ne sait pas jusqu'où elle va. Nos Pères prêchent là une mission ou deux et il s'y passe des choses bien belles et bien surnaturelles. Après s'être occupés de la paroisse, nos Pères vont dans la banlieue. Ils trouvent des Indiens qui ont autrefois entendu parler des Padre. Ils s'avancent. La première personne qu'ils rencontrent est une négresse: “Père, leur dit‑elle, personne ne m'avait dit que vous deviez venir. J'ai vu pendant mon rêve que ma conscience n'est pas en bon état, qu'il fallait que je vienne au village et que là je trouverais un Père qui me pardonnerait mes péchés”. Elle n'avait jamais vu de prêtre de sa vie. Ils prêchent une mission très fructueuse, font deux ou trois cents baptêmes, et je ne sais combien de centaines de mariages et de confessions. Enfin, après un voyage extrêmement consolant et fécond, ils rentrent aux Parantins et trouvent une lettre qui leur ordonne de tout abandonner et de se mettre en route pour Rio Bamba, dans la République de l'Equateur. Pourquoi ce contre-ordre?

A Rome, à la Propagande, le Secrétaire, le Préfet lui‑même m'avaient dit: “Vous êtes au Brésil, en êtes‑vous contents? Que font vos Pères?”—“Ils sont curés”. Là‑dessus on nous conseilla de ne pas rester. Dans ce malheureux pays, le gouvernement qui est dirigé par les Francs‑Maçons est opposé à ce qu'on porte l'Evangile aux Indiens sauvages. Il ne veut pas laisser fonder de nouveaux évêchés, il ne veut pas admettre les Congrégations religieuses, ni les missionnaires. Le Saint-Siège veut qu'on amène le gouvernement du Brésil à accepter des missionnaires”. “Ecrivez à Para, m'a‑t‑on dit à Rome, que vous irez le jour où l'on érigera une Préfecture apostolique. Nous ne pouvons vous aider dans vos missions sans cela”. C'est ce que nous avons fait immédiatement. Au reçu de cet ordre, le Père David m'écrit: “J'ai reçu votre lettre comme l'expression de la volonté de Dieu et je me mettrais immédiatement en marche pour l'Equateur, si je n'avais pris des engagements avec les gens du pays. Voilà le moment des fêtes, et ces fêtes réunissent un grand nombre de peuple. On m'a déjà donné des honoraires. Ces fêtes dureront jusqu'à la fin de juillet. Ces gens en outre sont très irritables; ils en viendraient probablement à des voies de fait, s'ils apprenaient que nous voulons les quitter avant les fêtes et les processions qui les accompagnent, et qui sont une chose capitale pour le pays. Aussitôt les fêtes terminées, nous partirons. Nous allons vendre nos deux vaches, nous placerons nos deux domestiques, nous avons trente poules, nous allons les manger, cela fera une par jour. Mon Père, ajoutait‑il en finissant, vous nous envoyez dans un pays que nous ne connaissons pas. Tout ce que nous en avons appris, c'est qu'il y a quelques années un tremblement de terre y a englouti 40.000 personnes. Nous y courons néanmoins avec bonheur, puisque c'est la volonté de Dieu. Hier soir, m'écrivait‑il ensuite, fête de saint Dominique, nous avons mangé notre trentième poule et nous nous sommes mis en marche”. Voilà des lettres qui portent un cachet bien profond et bien tranché de l'esprit religieux.

Je le répète, il faut que chacun de nous ait cet esprit, que ceux qui sont loin comme ceux qui sont près vivent de la même vie, qu'ils n'aient qu'un seul cœur, une seule âme; et que cet esprit soit l'esprit de la bonne Mère, esprit de simplicité, de cordialité confiante. Il faut n'être pas soi. Tant qu'il y a quelque chose de soi, le bon Dieu est parti, cela le fâche et il s'en va. Nous allons nous en aller chacun dans nos collèges, dans nos fonctions. Ne soyons entre les mains de Dieu que des machines, des riens. Le bon Dieu, s'il le faut, fera des miracles, si nous entrons bien dans cet esprit d'obéissance. Et tous ceux qui dans la Congrégation y entreront feront bien leur besogne. Plaçons‑nous à ce point de vue surnaturel. Où irons‑nous si nous voulons suivre notre jugement ou le sentiment des hommes et la prudence humaine? Qu'est‑ce qu'on peut faire avec tout cela? Appuyons‑nous sur le bon Dieu. Ayons confiance en notre Règle, en nos supérieurs.

C'est aujourd'hui la fête de saint Joseph Calazanz. C'est un saint qui cherchait à réunir les petits enfants. Il a du succès dans son pays. Il va à Rome, où l'on accepte son œuvre. Il obtient une Bulle du Pape, puis le bon Dieu semble se retirer et réunir tout contre lui. Ses ennemis triomphent. Le Pape croit prudent de suspendre l'effet de sa Bulle et de ne pas lui laisser continuer ses œuvres en Italie. A Rome surtout on lui dit: “Retirez‑vous”. Le saint continue ailleurs; on le compare au saint homme Job. Puis la lumière se fait, il revient en Italie. Son œuvre se répand d'une façon merveilleuse. Ses écoles s'établissent à Rome et subsistent et prospèrent.  Faisons comme a fait ce saint. Soyons bons, humbles, pieux, dévots, courageux, fermes, énergiques contre les difficultés, mais en toute douceur et simplicité. Renouvelons nos vœux dans cet esprit. Et que la grâce de cette rénovation soit bien entière, complète en chacun de nous. Soyons bien fidèles en particulier à observer notre vœu d'obéissance comme je vous l'ai expliqué, comme le voulait notre saint Fondateur et comme la bonne Mère l'a toujours observé.