Retraites 1887

      


CINQUIÈME INSTRUCTION
La chasteté

Préparons‑nous à nos confessions, en faisant l'examen dont nous avons parlé hier. J'attache à cela une importance fondamentale. Il faut écouter et recueillir tout ce que je vous dis. Ce doit être la base de votre vie; c'est ce que je vous dis qu'il faut faire et qu'il faut faire faire à ceux dont vous êtes chargés. C'est là notre fonds, notre propriété. En dehors de là, comme dit notre saint Fondateur, ne prenons rien. Tout ce qui pourrait être bon et profitable aux autres ne vous profiterait pas. Au contraire, laissons‑le aux autres. Si c'est leur patrimoine, qu'ils le gardent: vous, cultivez le vôtre. Ne prenez pas la chose du voisin, ni ses dévotions, ni ses méthodes. Quand la charité le demande, servez‑vous néanmoins de tout cela pour les autres. Quand vous prêchez une retraite, quand vous parlez à une association, à une communauté, identifiez‑vous complètement à votre auditoire, prêchez‑leur le Sacré-Cœur, la sainte Vierge de la façon qu'ils le demandent. C'est le propre de notre esprit de nous identifier avec ceux avec qui nous sommes en rapport. Écoutons le souffle de l'Esprit de Dieu qui passe sur eux, en eux, secondons‑le, venons en aide aux âmes, en restant nous‑mêmes ce que nous sommes, neutres pour toutes les autres questions. Nous avons notre patrimoine, notre trésor, gardons‑le, il nous est bien précieux.

Enfin, le P. Deshairs revient de Rome, n'est‑ce pas? Il nous rapporte des témoignages bien extraordinaires de l'estime qu'on fait de nous. Il a recueilli ces témoignages universellement, dans toutes les Congrégations, de la part de toutes les personnes qui ont été en rapport avec lui. Dans la Congrégation de laquelle nous dépendons, à la Propagande, les secrétaires lui ont dit: “Allez trouver le Cardinal Simeoni, parlez‑lui de la Mère Marie de Sales. Il est en effet tout rempli de dévotion pour elle, il dit que sa doctrine est l'expression la plus vraie de la doctrine de l'Eglise”. Et tous sont pareils. Je rencontrais Mgr de Ségur chez un Cardinal. “Père Brisson, me dit‑il, vous venez avec la bonne Mère Marie de Sales. Elle sera votre rempart, vous serez partout victorieux, toutes les portes s'ouvriront”.  Ce n'est pas de l'imagination, c'est la réalité. Le Consulteur de l'Index qui a examiné la Vie m'a dit: “Je ne vois rien à y reprendre, je ne vois quoi que ce soit à retrancher, ni dans la doctrine, ni dans le récit. Dans une autre édition, ajouta‑t‑il, comme vous faites ce livre pour servir à la canonisation, il faudra vous étendre davantage sur les vertus de foi, d'espérance, de charité, comme on le fait d'habitude”. — “Je ne suis pas un approbateur, me disait aussi le Cardinal Préfet de l'Index, je suis un persécuteur”. —“Eminence, lui dis‑je, dans la lettre que vous m'avez écrite, je n'ai pas vu le persécuteur, mais plutôt le dévot à la bonne Mère Marie de Sales”.—“Oui, très certainement oui”, me répondit‑il. Voilà quelque chose pourtant. A nous de nous pénétrer de tout cela, de nous ancrer là‑dedans, c'est notre devoir, c'est notre mission.

Ce matin, je vous dirai quelque chose du vœu de chasteté. Le vœu de chasteté est le complément de la vertu, c'est la vertu mise en pratique. Voyons comment il faut le pratiquer chez les Oblats de saint François de Sales. Le voeu de chasteté que nous faisons est une immense garantie pour nous. Il est bon que nous nous sentions non seulement liés comme chrétiens, comme prêtres, mais encore comme religieux, afin qu'en nous gardant avec horreur du vice opposé, nous pratiquions plus parfaitement la sainte vertu de chasteté. Vous savez au prix de quelles délicatesses et de quelle vigilance vous avez pu garder dans vos cœurs cette vertu. Il faut fortifier aujourd'hui votre âme plus que jamais, car le mal monte de plus en plus. La liberté d'agir et de penser qui n'ont plus de frein, les raisonnements que l'âme fait sur toutes choses, qu'elle sait bien justifier, courent risque de faire naufrager la vertu la plus ferme. Un abîme est sous nos pas, on s'y enfonce, non seulement dans le monde aujourd'hui entièrement corrompu, non seulement dans les familles chrétiennes qui ont au sujet de cette vertu des pensées bien vagues, bien incertaines, et qui ont bien diminué les vérités chrétiennes, mais même dans le clergé.

Théologiquement parlant, on a bien toujours la même foi, les mêmes convictions, mais la pratique, petit à petit, s'en est bien allée. D'une chose qu'on se justifie, on passe à une autre, et voilà comment arrivent parfois des faits épouvantables, qui paraissent tout naturels à ceux qui les ont commis. Ces faits sont jugés généralement comme étant des accidents impossibles à éviter, et ils ne sont que le fruit de longues illusions. Enfin, mes amis, le sentiment de la conscience publique est extrêmement amoindri au point de vue de cette vertu.

Comment nous maintenir au milieu de tout cela? et quels dangers où notre vertu peut sombrer: la lecture des journaux, les livres que nous impose l'Université, je ne sais quoi; et par‑dessus tout le commerce avec le monde. Danger immense, car les familles aujourd'hui ne sont plus vraiment chrétiennes, et nul n'est à l'abri du flot qui pénètre partout. En face de cette décadence universelle, de cet oubli auquel on ne pourrait croire si on ne le voyait, fortifiez vos principes. Ce qui est mal est mal, et ne peut jamais devenir bien et bon. Ce que défend la loi de Dieu, le 6e et le 9e commandements, ce qu'enseigne la théologie, ce que professent les saints docteurs, nous devons nous y soumettre entièrement et absolument pour nous et pour les autres. Combien nous devons nous prémunir contre ce péché! Il importe que tout le monde, et non seulement les prêtres, sache bien ces vérités, que ce péché, sous toutes ses formes, est extrêmement grave. Un péché qui n'admet pas de légèreté de matière d'après la théologie, un péché dont l'Ecriture a dit qu'il fallait le fuir “comme tu fuirais le serpent” (Si 21:2). Comme on fuit un serpent, un péché que tous les saints Pères, tous les saints Docteurs ont caractérisé, ont censuré, auquel ils ont donné les limites les plus étendues. C'est‑à‑dire qu'ils nous disent qu'à la moindre influence le souffle du mal arrive, qu'à la moindre participation au mal, les chutes les plus affreuses surviennent: voilà ce péché. J'appelle là-dessus toute votre attention. On se fait des illusions, on suppose des intentions innocentes, on cherche à amoindrir la gravité, on interprète des actes, et ce n'est plus selon la vérité. Je ne parle pas de vos convictions générales, théologiques. Défiez-vous, défiez‑vous immensément. Toutes les fois que vous avez quelque chose à vous reprocher, faites‑vous juger là‑dessus par Notre-Seigneur. Cherchez bien en lui seul “l’injonction” [“dictamen”] intérieure de votre conscience, et ne cherchez pas en dehors “le soulagement” [“levamen”] qui mettrait dans votre conscience quelque chose de faux, de détourné, de mauvais. Nous adoptons les dogmes de la sainte Eglise Catholique, Apostolique et Romaine, nous prenons la lettre de l'Evangile, nous n'admettons sur l'Evangile aucune explication que celle de la sainte Eglise pour cette vertu comme pour tout le reste; nous ne retranchons rien, nous n'interprétons rien: c'est cela et pas autre chose. 

Le dogme posé, le devoir parfaitement défini, la loi entière absolument exposée, qu'avons‑nous à faire pour la pratique de la chasteté chrétienne, ecclésiastique et religieuse? Que ceux qui sont exposés fassent bien le matin leur préparation de la journée, qu'ils prennent leurs gardes, qu'ils se mettent en mesure, qu'ils prévoient les occasions dangereuses, qu'ils voient comment ils les éviteront, s'il leur est possible. Si elles sont inévitables, qu'ils se réconfortent par la prière, par la mortification, par tous les moyens préventifs du péché. Si vous arrivez là sans préparation, vous trouverez le démon qui sera bien prêt, lui, et prêt depuis longtemps, et vous tomberez. Prévoyez donc telles ou telles circonstances de votre ministère, telles personnes qui seront sujets de tentations. Priez, mettez‑vous en mesure, fortifiez‑vous auprès de Notre-Seigneur. Ne restez pas sous l'influence de la tentation à venir, comme une personne affaiblie dans sa volonté, dans ses déterminations, dans ses résolutions: restez vous‑mêmes. Quand on n'est pas fort et qu'on se trouve en face de l'ennemi, on se retire dans la citadelle, on se met à couvert derrière les murs. Élevez un mur entre vous et le péché par l'oraison, et cela dès le matin.

Soyez chastes dans vos pensées, dans vos conversations, dans vos jugements. Ne vous permettez pas telle ou telle lecture parce qu'elle n'est que frivole, telle conversation parce qu'elle vous offrira des distractions. Jugez‑vous sévèrement là‑dessus. Autrefois, on recommandait volontiers aux prêtres, aux religieux, aux chrétiens de ne pas se tourmenter, s'inquiéter au sujet de ce péché et des tentations fréquentes qui se présentent. Les bons vieux curés enseignaient cela au catéchisme. Maintenant, ne défendons à personne d'être un peu scrupuleux à ce sujet. C'est une bonne chose, je crois. Préparez-vous donc à la tentation dans le sens que je viens de dire. Quand la tentation survient, recourez à la prière, remettez bien vos pensées entre les mains du bon Dieu. Au milieu de tel danger, de telle situation donnée, priez et vous aurez la grâce, prenez garde que votre cœur ne se laisse prendre aux mauvaises insinuations du mal. Luttez ainsi.

Et surtout soyez bien fidèles à votre Règle, surtout en ce qui concerne les rapports avec le monde. Je désire bien que toutes les lettres soient vues par les supérieurs de chaque maison: que chacun s'y prête bien. Vous êtes prêtres, c'est bien. Mais les religieux doivent soumettre toute leur correspondance au supérieur qui usera de toute la discrétion nécessaire. Voilà une lettre de direction, le supérieur peut‑il la lire? Oui, je lui donne bien cette permission et je lui recommande de le faire. Si les pénitents et pénitentes qui s'adressent à vous savent que l'on fait ainsi, il n'y a pas grand mal à cela. Si c'est une confession qu'on vous envoie, cela va de soi qu'on ne peut pas la lire. Nous devons par‑dessus tout éviter les occasions du péché, nous mettre en garde contre les tentations, contre les ruses de Satan. Défions-nous bien; certainement quand un religieux tombe, les trois-quarts du temps, ce n'est pas sa faute, c'est par suite des mauvaises suggestions, des entraînements irrésistibles. Il a pu commettre des imprudences; mais la chute a la plupart du temps une cause étrangère à sa volonté qui a été surprise. Voilà un religieux qui a de violentes tentations, qui est poursuivi d'imaginations sensuelles; qu'est‑ce qu'il faut faire alors? Il faut se surveiller, bien regarder la tentation comme une épreuve que Dieu envoie, la recevoir tranquillement, avec calme, sans s'effaroucher. Si vous passez près d'un nid de guêpes et que vous y mettez le pied, elles se jettent sur vous. Si vous passez tranquilles, elles ne vous attaqueront pas. Faites ainsi: demeurez calmes dans votre esprit, dans votre âme, pensez à quelque chose de bon, qui vous fera du bien, à n'importe quoi pourvu que cela vous distraie du péché. Si la tentation devient plus forte, restez tranquilles; s'il vous semble que vous avez consenti, peu importe. Vous ne pouvez pas juger de cela dans le moment. Le démon vous fait croire que tout le mal possible est fait, afin de vous décourager. L'âme croit ce mensonge, elle abandonne la lutte où elle était victorieuse, et tout est perdu alors que rien n'était compromis.

Soyez prudents, calmes; si vous pouvez prier, priez. Si vous ne pouvez pas, prononcez au moins quelques paroles d'amour, de confiance à Notre-Seigneur, à la Sainte Vierge, au saint ange gardien, quelques‑unes des paroles surtout que l'Eglise met sur nos lèvres. Mais surtout ne vous retournez pas vers la tentation. Ne faites pas comme la femme de Loth qui se retournait pour voir si tout était brûlé. Lorsque la tentation est passée, que tout ce qui est arrivé nous serve d'enseignement. La tentation est venue de telle ou telle cause. Si nous pouvons faire disparaître ces causes, il le faut faire. Si nous ne pouvons pas, il faut nous attacher étroitement à tout ce qui pourra nous servir d'armes dans le combat.

Notre Règle va plus loin. Demeurer chaste n'est pas seulement quelque chose de négatif. Le voeu de chasteté, d'après saint François de Sales, est surtout un voeu d'union au bon Dieu. Le religieux ne se marie pas; il se marie avec le bon Dieu, nous dit saint François de Sales. Il renonce aux affections de la terre pour se consacrer aux affections célestes. Pour accomplir le voeu de chasteté, le côté négatif ne suffit pas, le religieux doit chercher le bon Dieu et s'attacher à lui intimement. Le vice contraire serait de s'attacher à quelqu'un, d'avoir la pensée de ce quelqu'un comme plus ou moins intime. Ce serait un sentiment coupable, puisque le voeu de chasteté donne notre cœur à Dieu tout entier, et le plus intime de notre cœur. Lisez les auteurs les plus sévères, lisez Bossuet, dans tous ses discours, même publics, mais surtout dans ses entretiens aux religieux, aux religieuses, comme il parle continuellement de l'Epoux.

Voilà le voeu de chasteté, qui d'un côté défend et de l'autre ordonne. C'est ce dernier qui est le beau côté du voeu. Si l'un garantit, s'il est pénible et difficile, l'autre est doux et facile  au cœur aimant. Est‑ce bon seulement pour les femmes, cet amour intime du Sauveur? Est‑ce en dehors du caractère de l'homme? Le bon religieux, le bon prêtre aime Notre-Seigneur, il s'attache à lui, comme Jean le bien‑aimé, comme Pierre, comme tous les Apôtres. Aimaient‑ils Notre-Seigneur, sa société, ses entretiens? Ils ont donné pour lui leur vie et leur sang, au milieu des souffrances. Voilà jusqu'où ils ont porté l'amour. Sachez‑le bien, l'expérience dit que le bon religieux, le bon prêtre doit et peut aimer Notre-Seigneur extrêmement, non seulement affectivement, mais effectivement à tous les instants et toujours.

Comment s'entretient cet amour intime avec Notre-Seigneur, par quelles pratiques? Notre Directoire, voilà le grand moyen de prouver notre amour. Regardez Notre-Seigneur au saint sacrement, qu'est‑ce qui le fait rester ainsi? L'amour. N'ayez donc pas peur de lui témoigner à chaque instant par votre Directoire ce sentiment de votre amour qui répond au sien. Donnez à Notre-Seigneur; ne craignez pas la peine et le sacrifice. C'est le sacrifice qui marque l'amour. Voyez M. Harmel, je puis bien citer ce nom propre. Nuit et jour, M. Harmel mène une vie cénobitique, une vie de Chartreux. Il couche sur la dure, il jeûne. A quoi bon tout cela? Pour prouver à Notre-Seigneur son amour, cet amour qui est sa vie, qui s'est emparé de tout son être. Voyez M. Chapelle. Il aimait Notre-Seigneur, il se tenait près de lui, c'était sa vie. Il disait quelquefois à ses sous‑chefs de gare: “Vous n'y entendez rien, vous n'aimez pas le bon Dieu. Si vous l'aimiez un peu, vous ne vous doutez pas du bonheur et de la joie que vous éprouveriez”.—“C'est peut‑être bien vrai”, répondaient ces gens.

Notre Saint-Père le Pape Pie IX nous donnait la bénédiction “des premiers-nés de l’Eglise” [“primitivorum Ecclesiae”]. Remontons à la source, aimons Notre-Seigneur comme l'ont aimé les Apôtres. Mais comment faire pour l'aimer? Faites des actes d'amour, dans la sainte Communion, à la sainte messe, en faisant surtout le Directoire, en lui donnant souvent votre cœur dans la journée. Aimez‑le non seulement affectivement mais effectivement, en acceptant de bon cœur les humiliations, les renoncements, les pratiques de l'obéissance qui coûte. Faites cela par amour. Apprenez à le faire aux autres. Vous prêchez l'obéissance, la pauvreté, le devoir; ces instructions seront bien vaines et vides, s'il ne se trouve pas là une grâce particulière, en dehors du simple sentiment du devoir; cette grâce c'est l'amour de Notre-Seigneur.

Je laisse toutes ces pensées à vos méditations. Demandez au bon Dieu la foi à tout cela, et la sainte pratique, le sentiment de son amour, qu'il ne peut pas donner à tout le monde, mais que nous devons avoir, puisqu'il est dans nos obligations, que nous devons travailler à l’acquérir au prix de nos efforts, et à garder constamment et fidèlement. Il est un fait bien certain, c'est que la loi en général est toujours fondée sur le sacrifice. Le sacrifice est toujours la condition essentielle de la loi. Il en est ainsi de toutes les lois, et surtout de la loi de l'amour. Un enfant n'aime jamais bien ses parents, si ses parents ne lui ont imposé des sacrifices. La mesure de 1'affection que vous aurez pour quelqu'un sera la mesure des sacrifices que vous aurez été obligés de faire pour lui. Voulez‑vous aimer Dieu, faites beaucoup de sacrifices pour Dieu. Continuons notre retraite dans le zèle et la ferveur, offrons à Dieu nos fatigues, notre travail, et le bon Dieu nous répondra par l'abondance de son amour; et si Dieu vous donne cet amour, vous aurez rempli les conditions de votre voeu de chasteté.