Retraites 1887

      


TROISIÈME INSTRUCTION
L’oraison

Continuez bien la retraite comme vous l'avez commencée. La retraite, je vous l'ai dit beaucoup hier, je vous le répète ce matin, porte sa grâce avec elle. Voyez les martyrs: ils subissaient les mauvais traitements, ils enduraient les tourments, la mort, et c'était par ces tourments et par cette mort, qu'ils consommaient leur martyre. La retraite n'est pas un martyre, mais pour un certain nombre d'âmes, c'est un temps pénible, douloureux. Nous n'admettons pas que la retraite soit une œuvre d'homme: c'est l’œuvre de Dieu, c'est la grâce qui agit surtout. La retraite est un temps où l'on a plus à souffrir, c'est une action dans laquelle nous sommes entièrement ou presque entièrement passifs. Qu'est‑ce que sont nos bonnes résolutions,  nos pensées personnelles? Tout cela est fort bien, mais autant en emporte le vent, quand Dieu n'est pas là pour établir cela sur le roc, sur la pierre solide.

La retraite est pour nous comme une espèce de sacrement. C'est le temps où Dieu opère en nos âmes. De même que nous apportons aux sacrements la préparation qui leur est nécessaire, il faut apporter cette préparation à la grâce de la retraite. Il faut écarter d'abord les obstacles. Il faut acquiescer ensuite à Dieu, demander sa lumière et la suivre, agréer sa volonté sur nous, prendre quelques résolutions, et notre retraite sera bonne, très bonne. Comprenez bien cela; ce n'est pas qu'il faille ôter de la retraite toute action, tout acte humain. Mais quand on a un peu vieilli, on voit la valeur des résolutions et des volontés des hommes, on voit ce que le temps fait de celles qui étaient les plus solides, et on sent le besoin d'appuyer tout cela sur autre chose que sur l'homme. Faites bien les exercices de la retraite, gardez le silence, le silence dans les mouvements, dans les paroles, dans les pensées, tenez‑vous recueillis auprès de Dieu, petits, humbles, écoutant sa parole: n'écoutez pas ce qui est vôtre. La parole de l'homme passe vite et n'est pas capable de faire grand-chose. C'est la retraite qui fait la retraite: nous arriverons tout à l'heure à une autre question. Pour celle‑là, posons‑la bien en principe, ce doit être le fondement intérieur de notre foi et de notre volonté. La retraite ainsi comprise fait que nous sommes fidèles à nos exercices, à garder l'esprit de recueillement, le silence intérieur. Et ce recueillement nous fait marcher en la présence de Dieu, fait que nous gardons Dieu avec nous et en nous. Je désire bien que vous entriez dans cette manière de faire, qui est la méthode de saint François de Sales, et qui est la base de toute sanctification.

Nous dirons ce matin un mot sur l'oraison et sur la manière dont nous devons la faire pendant la retraite et pendant le reste de l'année. Nous définissons l'oraison: un entretien de l'âme avec Dieu, une conversation intime avec Dieu sur nos besoins, sur nos affaires personnelles et sur les affaires des autres quand nous en avons la charge. L'oraison n'est pas un acte qui ait besoin d'intermédiaire, ni de livres, ni de considérations. Je ne parle pas ici de la méditation, je parle de l'oraison, de la prière qui doit nous unir à Dieu et qui doit être le caractère spécial des Oblats de saint François de Sales. Qu'est ce que l'oraison? Nous la définirons mieux encore en disant comment il faut la faire. Toutes nos actions remontent à Dieu, nous mènent au ciel. Tout ce que nous faisons dans la journée est la matière nécessaire, essentielle de notre sanctification, de notre salut. Ce n'est pas ce que nous avons pensé, ce que nous avons dit, qui gagne le ciel. C'est ce que nous avons fait. Les exercices de la journée, les circonstances qui doivent prendre notre temps, nos travaux, voilà notre vie, voilà nos actions, et c'est avec cela que nous méritons le ciel. Faisons donc notre oraison avec tout cela, puisque tout cela ce sont nos besoins, c'est notre vie, c'est notre éternité. “Mais, mon Père, ce sont des distractions!”—“Pas du tout”. Est‑ce que le commerçant est distrait, et perd‑il son temps, quand il suppute ses gains et ses pertes, quand il se rend compte de ce que lui rapporte chaque chose, quand il négocie telle ou telle opération? Est‑ce là, pour lui, perdre son temps? Nous ne perdrons pas notre temps en faisant notre oraison de cette manière. Occupons‑nous de nos devoirs intérieurs, de notre Directoire. Quelle est la partie du Directoire que nous avons de la peine à observer, celle où nous rencontrons le plus d'obstacles? Faisons oraison là‑dessus, parlons‑en à Dieu, prévoyons nos efforts, demandons d'être victorieux dans le combat. Puis, après l'oraison, nous nous mettrons fidèlement à faire la partie du Directoire dont nous avons parlé à Dieu. Est‑ce que notre oraison n'aura pas quelque influence sur notre journée?

Nous avons la sainte messe à dire, la sainte Communion à faire. Pourquoi ne pas préparer nos âmes, à l'oraison, à ces deux grandes actions? Disons au bon Dieu nos intentions, et quand nous monterons à l'autel nous nous rappellerons notre oraison et nous serons encouragés et aidés. Nous avons une classe difficile, des élèves indociles, paresseux. Pourquoi n'en parlerions‑nous pas au bon Dieu pendant l'oraison? “C'est drôle”, direz‑vous. Non, c'est la vraie oraison, celle où vous appelez Dieu à votre secours, celle qui amène Dieu dans votre travail. De la sorte, vous travaillerez avec lui, vous ne ferez rien sans lui, votre vie deviendra réellement une vie spirituelle, une vie évangélique. Ce n'est pas de la spéculation cela, c'est notre salut et c'est le salut des autres.

Nous avons les idées faussées au sujet de l'oraison, faussées par notre éducation. C'est un malheur. On n'a pas toujours fait cela, la méthode actuelle n'est venue que par après. “Mais, mon Père, la pratique de l'oraison faite autrement est une pratique extrêmement respectable”.  Oui, que des Docteurs en Sorbonne, que des professeurs de théologie fassent cette oraison‑là, que les hommes savants prient ainsi, ces considérations sont leur occupation de tous les jours, qu'elles soient leur oraison! C'est leur besogne, qu'ils prient avec leur besogne. Mais nous, nous marchons terre à terre et notre oraison est simple comme notre vie, nous n'avons pas besoin de ces considérations, de ces suréminences comme les appelle saint François de Sales. Nous préparons dans notre oraison notre vie, c'est-à-dire nos petites choses, nos petites affaires, nos leçons, nos considérations, les affections de notre cœur, les actes de notre volonté.Nous ferons ainsi notre oraison avec nos défauts, nos misères, nos chutes, nos difficultés, avec les tentations et les assauts de la journée. Le soldat en partant pour le combat se munit de cartouches, et vous, vous affrontez cette tentation qui vous est habituelle, cette société dangereuse, sans vous être munis de la grâce? Quand on a à traiter une affaire importante, sérieuse, ne s'y prépare-t-on pas? Or c'est avec la monnaie de vos œuvres de chaque jour que vous payez le paradis. Cela vaut donc bien la peine que vous y réfléchissiez et que vous vous en entreteniez avec le bon Dieu.

Si vous passiez une demi‑heure, une heure à faire de belles considérations, je ne dis pas que ce serait du temps perdu, vous auriez acquis des mérites, mais le résultat se bornerait à l'acte; l'acte méritoire n'étendrait pas son activité, son efficacité aux actes suivants de la journée, comme il arrive pour l'oraison que nous devons faire. Dans les collèges d'autrefois, la chapelle et la classe étaient bien distinctes, l'autel et la chaire n'avaient pas de point de jonction. C'étaient deux choses bien distinctes, qui ne se touchaient jamais et qui, au contraire, quand on les rapprochait, tendaient à se repousser, comme deux électricités semblables. Il faut que le Sauveur soit tout pour nous et que nous entendions sa parole en toutes choses. Il est non seulement notre législateur, et nous connaissons son code. Il y a plus encore: “Je vous appelle amis” (Jn 15:15). Il veut travailler en ami avec nous, il veut plus que cela, il est notre vie, il est la sève qui circule dans tous les rameaux de la vigne. Il veut vivifier notre cœur, notre âme, nos membres eux‑mêmes. C'est la doctrine de l'Evangile, c'est la doctrine de notre saint Fondateur.

Est‑ce à dire que je repousse absolument toute méditation, toute contemplation? Un jour de fête, vous vous sentez attirés à méditer le mystère, faites‑le. Un autre jour, le bon Dieu vous porte à vous tenir près de lui, en vous mettant devant les yeux le souvenir des grâces qu'il vous a accordées, méditez là‑dessus. Le jour de Pâques, vous ne ferez pas oraison sur votre classe, ni le jour de la Pentecôte non plus. Pour la fête de votre saint patron, d'un saint qui vous touche de près le cœur, de temps à autre, faites autrement quand vous en sentez l'attrait, mais revenez‑en toujours là. Ne croyez pas que cette oraison‑là soit monotone. C'est ainsi que vous aurez les lumières et souvent les grâces qui touchent et gagnent les cœurs. Nous devons être tout pétris de l'Evangile: les paroles de Notre-Seigneur doivent animer notre vie; son souffle, son être doivent être en nous. Nous ne voulons pas le toucher avec notre intelligence seulement, mais avec notre cœur, mais avec tout notre être. Lisez l'Evangile, lisez saint François de Sales, saint Bernard, tous les Pères, est‑ce que ce n'est pas là la vraie vie chrétienne et religieuse? Notre oraison sera donc la préparation de cette vie chrétienne et religieuse, l'entretien affectueux de l'âme qui demande à Dieu de la vivifier.

Je vous demande pardon de la manière dont je vous dis tout cela et du peu de préparation que j'ai apporté à mes paroles. Je n'ai du reste rien à dire d'extraordinaire, de nouveau, je veux seulement insister sur ce principe qui est de faire notre oraison avec notre journée, de préparer, de disposer nos paroles et nos actes avec Notre-Seigneur pour qu'il bénisse et dirige tout. Vous avez à confesser, vous allez au confessionnal, c'est très bien, vous remplissez le mieux possible ce saint ministère. Mais si le matin vous avez préparé votre âme à cette action, si vous avez demandé la lumière, si vous y avez prié pour les âmes qui viendraient à vous, croyez‑vous qu'au confessionnal le bon Dieu ne vous donnera pas le trait victorieux du péché, qui rendra l'âme à Dieu? Vous faites la classe et vous y avez toutes sortes de difficultés. Dites bien cela à Notre-Seigneur dans votre oraison, confiez‑lui vos élèves; croyez‑vous que si vous avez fait cela, au lieu de vous borner à réciter pieusement le Veni sancte Spiritus, croyez‑vous que le Verbe de Dieu ne sera pas avec vous, vous donnant lumière et force, et que cela ne vous sera pas plus profitable que la méditation sur n'importe quoi?

Donc nous ferons oraison sur les choses qui doivent nous occuper surtout dans le cours de la journée. Notre oraison sera la préparation de notre journée tout entière, et elle sera d'autant meilleure qu'elle remettra davantage tout entre les mains du Sauveur. En définitive, combien y en a‑t‑il dans le monde qui font sérieusement leur méditation avec un livre? J'ai connu des âmes de bonne volonté qui le faisaient, de bons séminaristes, de bons prêtres. Ils font leur méditation comme ils récitent leur bréviaire, comme ils remplissent toutes les obligations de leur état. En dehors de là, combien d'hommes dans le monde méditent? Et combien pourtant pourraient faire oraison. Cela me rappelle ce que disait mon ancien professeur de théologie, M. Chevalier. Il avait connu un honnête routier — il n'y avait pas de chemin de fer alors —  qui de Paris à Lyon faisait oraison sur ces paroles du Pater: “Donnez‑nous aujourd'hui notre pain quotidien”, et de Lyon à Paris sur les paroles qui suivaient: “Et ne nous laissez pas succomber à la tentation”.  Cet homme, autour de ses chevaux, occupait sa pensée, son cœur de ces sentiments du besoin de son âme, il ne sortait pas de ses occupations, de sa vie, il restait autour de ses chevaux, il y amenait le bon Dieu. On peut faire son oraison avec la pensée de plaire au bon Dieu et ranger toutes les choses de sa journée et de sa vie de manière qu'elles plaisent à Dieu. C'est ce que faisait ce brave homme, et il faisait une bonne oraison, avec ses chevaux et ses voitures, ayant au fond du cœur la pensée, le désir d'accomplir la volonté de Dieu. L'oraison ainsi faite est vraiment le moyen le plus pur, le plus efficace de conserver sa vocation, de recevoir la grâce et de l'augmenter en nous, de ranimer en nous la vie du Sauveur.  S'il y a quelques observations à faire au sujet de cette méthode, voici tout ce que l'on peut dire: cela favorise les distractions, on court le risque de ne pas remonter à Dieu, et de rester dans les choses de la terre. C'est vrai. Mais quand on s'aperçoit de ces distractions, on en demande pardon à Dieu et on ramène aussitôt tout à lui, et Dieu ne se fâchera pas plus des distractions que nous aurons ainsi que de celles que nous aurions eues sûrement en faisant autrement notre oraison.

Je sens bien que ce matin je ne dis pas les choses comme je voudrais: je n'ai pas pu me préparer. Que le bon Dieu mette dans vos cœurs le désir de bien faire l'oraison, de bien préparer vos journées, afin que vous marchiez de moment en moment appuyé sur Notre-Seigneur. Faites ainsi afin que vous puissiez être les vrais enfants de saint François de Sales et que, comme lui, vous employiez tous les moyens pour aller à Dieu. “Je n'ai rien fait dans ma vie, disait‑il en ses derniers temps, et j'ai trop fait encore. Si j'avais à revenir en ce monde, je me bornerais à agréer à chaque instant le bon plaisir de Dieu, à accepter tout ce qu'il m'enverrait, et j'aurais bien assez de besogne. C'est la vraie voie”. Et c'est dans cette voie là, mes chers Amis, que vous êtes. L'oraison faite comme nous disons est l'application la plus complète de cette doctrine. Que Jésus dans le sacrement de son amour, qui ne nous quitte pas un seul instant du jour ni de la nuit, bénisse nos résolutions. Qu'y fait‑il dans ce sacrement? Il est en union complète à la volonté de Dieu, qui le veut en cet état. Il est en union avec nous aussi pour lesquels il est là, nous qu'il bénit et qu'il aide. Voyez sa fidélité et soyez‑lui fidèles. En toutes vos actions, prières, travaux, épreuves, tentations, restez près de lui. Si le matin vous avez préparé votre journée à l'oraison, si vous la lui avez offerte, si vous l'avez disposée tout entière pour lui plaire, à chaque instant de la journée vous le retrouverez près de vous. Oh! Jésus, ne nous laissez pas sans vous, tenez‑vous auprès de nous: “Reste avec nous, car le soir tombe et le jour touche à son terme” (Lc 24:29). Le jour s'en va, nous ne voyons plus, nous ne vous connaissons plus, nous ne savons plus où marcher dans les ténèbres. Seigneur, nous ne voulons pas vous quitter, nous savons quels dangers nous menacent, nous voulons vous prendre le matin et vous garder le soir et toujours et pour l'éternité.