Retraites 1885

      


HUITIÈME INSTRUCTION
La charité

Nous sommes au dernier jour de la retraite: tâchons de bien consolider ce que Dieu a mis
en nous ces jours. Je vous parlais hier des retraites à la Visitation de Troyes, des grâces que le bon Dieu accordait, de la lumière qu'il donnait aux Religieuses pendant la retraite. Aujourd'hui j'ajoute que chaque année, l’effet de ces retraites était admirable, et que chaque retraite était pour chaque Religieuse une rénovation réelle et parfaite, qui la faisait marcher d'une manière très sensible dans les voies de la perfection. C’était général, de sorte que l'on pouvait réellement constater par des faits très positifs les progrès de chacune à la suite de la retraite. Ce n'était pas quelque chose de passager, mais cela durait. C’était une assise de plus dans la construction de l'édifice, c’était un pas de plus dans le chemin de l'âme vers le bon Dieu. Il faut faire en sorte qu’il en soit ainsi de nous. La retraite est quelque chose d'extrêmement important. C'est le moyen de ramasser, de réunir les matériaux de l'année précédente, les peines, les sacrifices, les expériences que l'on a pu faire ça et là, sur une chose ou une autre, ce sont les pierres de l'édifice. Réunissons-les pendant la retraite. La grâce de Dieu viendra les cimenter. Demandons à l’esprit divin de comprendre ces choses, et disposons-nous à les bien accomplir.

Aujourd'hui, nous irons après midi, et chacun en particulier, à Foicy, pour la cérémonie de la réception des novices et des Pères profès. Chacun ira en particulier, et arrivé là se tiendra dans le recueillement. Comme je vous le disais hier soir, prions Dieu qui a envoyé tant de fois ses bons anges visiter ce lieu, qu'il les envoie encore, qu'ils nous apportent les grâces de Dieu. C’était la pratique constante de notre saint Fondateur, quelque part qu'il allât, de se mettre sous la garde des saints anges de ce lieu. Faisons-le toujours, saluons les anges gardiens et entretenons-nous avec eux.

Hier, je vous ai dit quelques mots sur la simplicité et l'exactitude, qui doivent faire comme notre ornement extérieur, qui doivent être le signe, le vêtement extérieur des Oblats; c'est une condition essentielle qui ressort de notre esprit même. Un ornement, un vêtement intérieur, condition essentielle aussi de notre esprit, de notre vie commune, c'est la charité. Grâce à Dieu, je crois qu'on n'y manque pas, je ne vois pas qu'il y ait rien à déplorer à ce sujet. Cependant la Sainte Ecriture nous apprend qu'il y a dans la charité un très grand nombre de degrés, et que dans l'exercice de la charité il faut toujours “monter dans les hauteurs” (Ep 4:8). Cette charité doit embrasser non seulement ceux qui nous entourent, ceux qui nous seront confiés, mais elle doit être plus large et plus haute. Elle doit s'adresser surtout à Dieu, le but et la source de tout amour et de toute charité. Il y a l'ordre de la charité: il faut aimer la Sainte Vierge, les anges, les saints: ils sont dignes de notre amour. Nous devons leur rendre les témoignages de notre respect et de notre amour. Il faut aimer notre prochain, nos père et mère, nos frères, amis, tout notre prochain et surtout ceux qui nous sont unis spirituellement devant Dieu. Ayons, entretenons et conservons toujours cette charité, cet amour affectif et effectif pour le prochain. Et parmi notre prochain, avec notre père, notre mère, nos proches parents, il faut placer bien haut dans notre affection, à la première place après le bon Dieu et les saints, les frères qui nous sont unis selon l’esprit et la religion, et qui ont droit à la première part de notre amour et de notre cœur. Ensuite, il faut que cette charité s'étende à tous ceux qui nous sont confiés, à quelque titre que ce soit : pénitents, dirigés, élèves. Tous ceux qui ont des rapports avec nous, rapports d'affaires ou autres, doivent avoir leur place, dans cette ordonnance de la charité. De l'amour pour Dieu nous n'avons rien à dire: le Directoire en dit assez. Le Directoire n'est pas autre chose que l’union réelle de l'âme au bon Dieu. Il l'établit dans un commerce continuel avec lui. Par le Directoire nous sommes dans sa main. Saint Augustin commençait sa Règle par ces paroles: “Que tout d'abord Dieu soit aimé par-dessus tout”.

L’amour pour nos frères. Saint François de Sales voulait établir d'abord une Congrégation sans vœux, n'ayant d'autre lien que le lien de la charité: la dilection est forte comme la mort. Le saint Docteur pensait avec ce lien suppléer à tous les autres liens de la vie religieuse, et il avait raison. Il faut donc aimer beaucoup nos frères. Est-ce un amour de sentiment, de sympathie, d'affection ? Oui, il faut mettre dans notre charité ces trois choses. Il faut que nous aimions réellement nos frères avec sentiment. Je n'ai pas d'autre observation à faire à ce sujet que celle de saint Augustin: “Si on disait: Allez chercher la charité par-delà la mer, par-delà les Alpes, vous pourriez faire des objections; mais il n'est pas besoin d'aller ailleurs que dans son cœur”. Laissez votre cœur se tourner vers l'objet de son affection, comme la fleur se tourne vers le soleil. Réchauffez votre cœur avec l'amour de Dieu, et vous aimerez alors vos frères comme il faut. Vous les aimerez d'un amour de sentiment; ils ne vous sont pas étrangers; vous êtes de la même famille, aimez-les donc “comme des frères”: on se défend l'un l'autre, on se protège. On se querelle bien un peu quelquefois entre soi, mais cela n'est jamais bien grave, ni de longue durée, et cela n'empêche pas la charité d'être bien vive au fond. Et toujours on se défend l’un l'autre, on prend parti l'un pour l'autre, chacun prend en main la cause de l'autre.

Je parlais de sympathie. La sympathie qu'on éprouve pour quelqu'un fait qu'on se conforme à son humeur, à sa manière de voir. Faites cela autant que possible. S'il est emporté, vous, soyez doux et conciliant. “Mais il me cherche querelle, comment rester doux et aimable?” Il est certains points, sans doute, sur lesquels il n'est pas possible de ne pas se heurter, mais il n'y a pas que ces points-là dans l'âme de votre frère, il y en a bien d'autres. Il vous contrarie, il a tort sur un point, mais sur combien d'autres points n'est-il pas aimable? Est-ce qu'il n'est pas pieux, fervent, généreux, fidèle à son devoir? Est-ce qu'il n'a pas mille qualités? Regardez ces qualités, ces points par où il est aimable. C'est ce que nous recommande saint François de Sales. Vous pouvez donc et vous devez être sympathiques à vos frères. Il n'en est pas un qui n'ait quelque chose qui sente un peu plus le bon Dieu, qui n'ait certaines qualités qui sont des dons de Dieu. Abordez votre prochain comme cela. Quand il y aura quelque chose qui n'ira pas, ne vous heurtez pas, ne vous appuyez pas sur l'endroit qui vous blesse.

Voilà comment doit être votre charité: elle doit être attentive et délicate. Faites attention de ne pas vous jeter brutalement contre ce qui vous fera mal à tous deux. A quoi cela vous servira-t-il ? Que l'amour maternel soit le modèle de votre charité. Ecoutez la mère quand elle parle de ses enfants. Elle voudrait qu'ils n'aient ni vices ni défauts. Quand elle ne peut les cacher, elle s'ingénie, pour les faire oublier, à trouver ou à inventer en chacun des qualités. Celui-ci a du cœur, celui-là de la générosité ou de l'expérience. Elle trouve en tous des qualités qui sont des motifs pour qu'on les aime. Voilà ce que nous devons faire; voilà avec quel respect, quel amour, quelle sollicitude nous devons chérir nos frères. Aimons donc nos frères avec sympathie, faisant porter cette sympathie sur la partie de leur âme qui est la meilleure, qui vient du bon Dieu.

Il faut aimer nos frères encore d'un amour d'affection. Il ne suffit pas de les aimer en général, d'un amour d’estime, qui ne va pas plus loin, mais d'un amour d'affection qui fait qu'on s'oublie pour son frère, qu'on est plein de condescendance pour lui, qu'on sait se sacrifier pour lui. Le bon Dieu aime qu’on se sacrifie pour sauver ses frères. Il veut que notre amour s'affectionne jusque-là. Faisons notre méditation là-dessus. Prenons tel ou tel de nos frères; faisons notre oraison avec lui. Demandons au bon Dieu d'être bien en communion avec lui. “Je suis un avec vous, dit Notre-Seigneur, et vous aussi soyez un entre vous, comme je le suis avec mon Père”. Voilà l'exemple, voilà le modèle, méditez-le. Cette méditation vaut bien celle que vous pourriez faire sur les plus grands et les plus hauts mystères. Elle sera bien agréable au bon Dieu, et vous conduira bien plus efficacement et plus parfaitement à la pratique de la vie religieuse.

Que cet amour, vous le trouviez dans le cœur de Notre-Seigneur à la sainte messe, à la sainte communion; et alors la paix et la vérité s'embrasseront en votre âme. Votre cœur sera intimement uni au cœur de Jésus, et par lui avec le Père et le Fils: vous ne serez qu’un avec les trois personnes divines. La charité ne se mettra pas à courir au-devant de nous pour nous attendre au passage. Non, il faut aller au-devant d’elle. Et comme la Sagesse dont parle Salomon, la vraie sagesse qui fait que nous aimons nos frères, marche devant nous pour nous guider. Nous devons la suivre à pas lents, mais sûrs. Travaillons donc sur cette vertu; méditons les moyens de l’acquérir, de la posséder. Demandons surtout au bon Dieu dans notre oraison d’aimer nos frères. Quand par la grâce de Dieu, nous avons gagné quelque chose dans l'ordre de la charité, soyons-lui-en reconnaissants. Quand, au contraire, nous sommes dans l'épreuve, dans l’occasion de pécher, dans la tentation, surmontons cela par la prière, par la vigilance sur nous-mêmes; faisons pénitence après nos chutes. Saint Bernard recommandait à ses religieux la pratique de demander pardon à genoux à ceux envers qui l’on avait été peu charitable, et de faire amende honorable aux anges protecteurs et gardiens de ses frères. Il mourut un jour un religieux qui n’était pas bien extraordinaire, qui n'avait ni une intelligence, ni un jugement bien remarquables. Avant sa mort, une lumière céleste remplit sa cellule. On lui demanda la cause de ces faveurs divines. Il répondit qu’il n'en voyait d'autre cause que le soin qu'il avait eu toujours de demander pardon et de faire amende honorable aux anges gardiens chaque fois qu'il croyait avoir manqué à la charité.

Cette affection pour vos frères, vous l'avez tous, je n’en doute pas. Il y a bien des circonstances qui se sont présentées et qui rendent témoignage de votre charité! Montrez-la, cette charité, non seulement en évitant les fautes qui la blessent, mais en faisant des actes positifs. Qu'on s’entraide en communauté et qu'on montre extérieurement cette charité, de bonne grâce, de bon cœur. Aidons chacun de nos frères dans ses difficultés extérieures, quand nous voyons quelqu’un de nos frères qui est découragé, qui voit tout en noir, qui se blesse de tout. Pourquoi ne nous emploierions-nous pas à le remettre dans le bon chemin par une bonne parole, un mot d'encouragement, une petite explication? Et aussi, à plus forte raison, quand un Supérieur ou un égal ont dit à l'un de nos frères telle ou telle parole capable de blesser son amour-propre, son cœur ou ses sentiments intimes, il faut avoir soin d'aider la pauvre âme troublée, de l'encourager. Un acte de charité, un mot, donne force et courage.

Avant-hier nous faisions la fête de saint Symphorien. Le jeune homme va au martyre: c'est dur et pénible, le martyre! Le jeune homme a besoin d'un encouragement à ce moment difficile. Une voix connue lui vient apporter cet encouragement. C'est sa mère. Du haut de la porte de la ville elle lui crie: “Mon fils, regarde le ciel”. Dans la vie de la bonne Mère Marie de Sales, je trouve deux choses bien remarquables: son union parfaite avec le bon Dieu d'abord, mais aussi sa fidélité incomparable à la pratique de la charité. Pendant tout le temps de la vie de la mère Marie de Sales je ne lui ai jamais entendu dire le moindre mot, faire la moindre remarque contraire à la charité. Comme Supérieure, elle avait à porter son jugement, à conférer avec l’aumônier. Jamais je ne lui ai entendu dire une parole qui pouvait porter atteinte à la réputation des Sœurs. Je lui entendais bien dire, quand il le fallait: “Telle Sœur a manqué“, mais jamais il n'y avait de récriminations, de jugements, de blâmes contre la personne elle-même. Elle signalait la faute quand son devoir l'y obligeait, et elle le faisait d'une manière bien modérée et sage, et elle n'allait jamais plus loin que la faute elle-même. Je cherche à rappeler mes souvenirs, je ne la trouve jamais agissant autrement; et cependant il semble qu'elle aurait pu en avoir bien des motifs. Voilà sa vie toute entière; voilà l'un des secrets de sa sainteté. Voulons-nous être saints nous-mêmes, prenons ce chemin: nous sommes les enfants de la bonne Mère.

Je ne verrais pas grand inconvénient à ce que tous ceux qui se sentiront pressés par la grâce, fassent le vœu de charité, afin de s’obliger eux-mêmes à plus de vigilance et de courage sur ce point essentiel de nos obligations, et afin que nous pratiquions plus généralement et plus complètement la charité. Le Père Rollin est célèbre sur ce chapitre-là. Il me dit quelquefois de tel ou tel novice: “Il manque entièrement de charité, il ne restera pas!”—“Mais enfin, Père Rollin, il a d’autres qualités?” — “Il ne restera pas”. Et le Père Rollin a raison. Je ne parle pas de fautes fortuites; il ne faut pas exagérer. Mais je dis que le novice qui manque habituellement à la charité a grande peine à conserver sa vocation. C’est donc une des conditions capitales de l'existence de la communauté des Oblats. Demandons ardemment au bon Dieu le don de cette sainte et indispensable vertu de charité. Ainsi soit-il.