Retraites 1885

      


TROISIÈME INSTRUCTION
L’obéissance, sa pratique

Faisons bien notre retraite. Que chacun y apporte toute sa bonne volonté et tout le zèle dont il est capable. La retraite, dit saint Bernard, c'est l'assurance du temps, c'est elle qui vous fournira en chaque temps, en chaque circonstance ce qui vous sera très nécessaire pour votre sanctification personnelle, et pour l’œuvre à laquelle le bon Dieu vous a destinés. Déjà, hier, la grâce de Dieu a parlé à un grand nombre d'entre vous. Déjà Dieu s'est montré, s'est fait sentir. Prenez garde à Jésus qui passe et qui ne revient pas. Ne le laissez pas devant vous sans lui dire ce que disaient les disciples d’Emmaüs: “Reste avec nous, car le soir tombe et le jour déjà touche à son terme” (Lc 24:29). Sans vous tout est ténèbres, nous ne verrions plus rien! Mettez toute votre âme, tout votre cœur à bien faire votre retraite.

Hier soir, nous nous sommes entretenus d’un sujet capital, de l’obéissance. Je vous ai dit plusieurs choses sur l'obéissance; néanmoins je désire continuer le même sujet ce matin, car pour un religieux, c'est la chose capitale. Je me rappelle qu'ayant été envoyé fort jeune comme aumônier de la Visitation, je vis la Mère Paul-Séraphine, la Supérieure qui gouvernait la maison pendant que la bonne Mère Marie de Sales était à Paris. C’était une femme d'un grand sens et d'une distinction fort grande, comme Religieuse et comme femme du monde: “Pour avoir une idée juste de notre esprit, me dit-elle, il faut nous regarder comme occupées d'une seule chose, de l'obéissance”. C'était une parole profondément vraie, et qui résumait certainement l'esprit tout entier de la Visitation.

Hier, je vous parlais de l'obéissance en général, je vous donnais la théorie de l'obéissance, je posais des principes théologiques. Aujourd’hui, je désire vous montrer l’application de ces principes. Hier je vous montrais l'obéissance dans l'ordre physique, matériel, et  tout le monde le dit chaque jour. Le Saint-Esprit lui-même l'a dit: le monde extérieur, matériel, est en quelque sorte l'expression, l'écriture du monde surnaturel. Les lois du monde physique ne sont en quelque sorte que la traduction, la reproduction des lois de l'ordre métaphysique, et surnaturel. On peint les anges sur les tableaux, on les sculpte même: le monde matériel est la similitude, le tableau, la sculpture de l’ordre surnaturel. Donc, si l'obéissance est d'une nécessité si absolue dans l'ordre matériel, elle ne l'est pas moins dans l’ordre surnaturel. Et voyez la vie toute entière, analysez-la, soumettez-la à l'examen le plus détaillé, tirez-en la quintessence, qu'en sort-il? Un mot premier et dernier: l'obéissance. C'était la loi du Paradis terrestre, de l'Eden, l'obéissance, la seule obéissance, comme dit saint Bernard, “obéissance pure et nue”. Manger ceci ou cela, qu'est-ce ? Où est la raison de cette défense? Y a-t-il une cause physique ou morale? Ne peut-on pas manger de tous les fruits ? Dieu commande, on lui doit obéissance. A quoi attribuer le bouleversement universel de la nature, la déconstruction de l’œuvre magnifique de Dieu? A une seule désobéissance.

Continuez, prenez le livre de la Genèse, lisez, voyez Moïse sur la montagne sainte: il reçoit les tables de la Loi, il est fidèle et précieux au Seigneur. Mais voici qu’au désert il manque à une petite obéissance, à une nuance de l’obéissance. Dieu lui dit de frapper de son bâton le rocher, et qu'il en fera jaillir de l'eau. Moïse frappe deux fois. Est-ce qu'il n'a pas été obéissant? Et pourtant Dieu lui dit : “Parce que tu as douté, tes pieds ne fouleront pas le sol de la terre promise; tu la verras, mais tu n'y entreras pas”. Continuons. Le peuple de Dieu arrive au milieu du désert, il est entouré d'ennemis. Dieu le fait tantôt vainqueur et tantôt vaincu, selon qu'il est obéissant ou désobéissant. Dieu donne un roi à son peuple. Il ordonne à ce roi de détruire Amalec. Saül épargne le roi des Amalécites, il garde une partie de ces biens qu'il devait anéantir, il est rejeté de Dieu. Qu’avait-il fait? Ce n’était rien, pour ainsi dire, mais Dieu attache tant d'importance à l’obéissance qu’à dater de ce jour, Saül est rejeté, il est renvoyé à la maison qu'il habite, sa race est dépossédée à jamais du trône.

Quel est cet homme dont parle le prophète Jérémie, qu'avait-il fait ? “Quia non fuisti obediens ori Domini, ejeci te”. Ce n'est pas parce que tu n'as pas désobéi à mes commandements, mes ordres, mais  “ori Domini”, au visage, à l'expression du visage, à l'air du visage de Dieu, à sa physionomie, à ce que Dieu t'exprimait ainsi par les traits de sa face, voici que je te chasse de devant ma face. Pierre ne frappa-t-il pas de mort Ananie et Saphire pour une légère désobéissance? (Ac 5:4). Et si nous continuions, l'histoire de l’Eglise toute entière nous montrerait cette importance de l'obéissance.

Donc, le principe de l'obéissance, l'esprit d'obéissance est tout entier dans la Sainte Ecriture. Nous sommes établis, fondés en Dieu, dit l’Apôtre, par la soumission, par l'abjection de notre propre volonté, de notre propre jugement, de notre propre intelligence, les remettant à la volonté de Dieu: tout est là. Je regardais tout à l'heure la Concordance: les mots qui sont parmi les plus répétés dans la Sainte Ecriture sont “obéissance” et “obéir”. Tout est là, je le répète. Dieu ne veut autre chose que la soumission et l’obéissance.

Maintenant, quelle est la pratique de l'obéissance pour nous d'après saint François de Sales et sainte Jeanne de Chantal dont c'était hier la fête? Sainte de Chantal, notre bonne et sainte Mère qu'il faut invoquer, aimer, et dont il faut étudier les écrits; elle est certainement la meilleure interprète de la doctrine de saint François de Sales sur l'obéissance. Nous voyons par ses lettres quelle importance elle attachait aux plus menus détails. Tout ce qui touchait à l'obéissance avait pour elle une importance capitale. C’était pour elle le diamant dont la poudre est aussi précieuse que la pierre toute entière, c'était pour elle la paillette d’or qu'elle aurait achetée de sa vie. Elle voulait pénétrer jusqu'au fond la pensée de son bienheureux Père, afin de l'accomplir parfaitement. “Mon bienheureux Père, lui écrivait-elle, je n'ai pas parfaitement compris votre pensée, daignez me la mieux expliquer, afin que je me puisse rendre complètement obéissante”.

Un jour, au moment d'entreprendre la fondation des Oblats, la bonne Mère Marie de Sales m'envoya à Annecy, afin de m'encourager et de recevoir là les grâces de la fondation. En arrivant dans l'église d'Annecy, je fus péniblement impressionné, parce que l’église était en reconstruction. Des échafaudages la remplissaient depuis le pavé jusqu'à la voûte. Tout était plein de plâtre, je ne pouvais trouver une petite place pour m’agenouiller. Mon premier sentiment fut donc un sentiment de vive contrariété. Tout à coup —  je le dis ici pour que tout le monde le sache — sainte de Chantal m'apparut, et son visage, son geste, sa manière de m’accueillir montrèrent quel empressement elle apportait à la réalisation du vœu le plus cher de son cœur. Je tombai à genoux et restai prosterné pendant quelque temps. Sainte de Chantal me témoignait ainsi qu'elle voulait des Oblats et combien elle les aimait et les protégeait. C'est en effet la réalisation de son désir le plus ardent. Elle témoignait ce désir dans plusieurs lettres à notre saint Fondateur. Il faut, lui écrivait-elle, qu'il y ait des prêtres vivant de notre vie, vivant de notre esprit; mais il faudrait, ajoutait-elle, que ces prêtres eussent non seulement le livre des Constitutions et le Directoire, il faudrait qu'ils fussent auprès de vous pour s’imprégner entièrement de votre esprit, de l'esprit d'obéissance et de dépendance. Elle lui écrivit dans ce sens plusieurs lettres successives. Saint François de Sales comprit si vivement le besoin que lui signalait sainte de Chantal, qu'il avait promis de s'en occuper. La mort survint et empêcha la réalisation de ses projets. Plus tard, c'est-à-dire quelques années après sa mort, un prêtre de Rodez, Monsieur l’abbé Bonal, vint voir à Annecy sainte de Chantal, et lui parla du projet d'établir des Oblats. L’entreprise commença, elle dura quelque temps, jusqu’à la Révolution peut-être. Différentes causes avaient empêché son complet développement. Cependant notre saint Fondateur voulait des Oblats. Au lit de la mort, il prononça quelques paroles qui semblent annoncer leur existence. Le Père Caussin, jésuite, qui était un de ses amis, prophétisait dès ce temps-là: Un jour viendra où un essaim de prêtres s’emparera de l'esprit d'obéissance de Saint François de Sales; l'œuvre grandira et durera jusqu’à la fin des siècles. Notre première fondatrice est donc notre sainte Mère. Demandons-lui le don de l'obéissance.

La pratique spéciale que la Visitation fait de l'obéissance doit être pour nous une règle. Qui plus est, je le dis pour que tout le monde le sache bien, la pensée de la bonne Mère allait plus loin encore. Elle me l’a répété plusieurs fois: “Il faut bien vous pénétrer de l'esprit de la Visitation, afin que les Oblats puissent garder fidèlement l’esprit d'obéissance et de dépendance qui existe dans nos différents monastères. Il faut que nos monastères trouvent dans l’esprit des Oblats, dans leur manière de vivre, la confirmation de leurs observances, et peut-être même le moyen d’apprendre ce qu'ils ignorent ou de se ressouvenir de ce qu'ils ont oublié”. Voilà notre mission, non extérieure, non de juridiction. Ce n'est pas une autorité qui nous est donnée sur les monastères de la Visitation, mais c’est une mission dont nous sommes chargés de même que le missionnaire qui passe dans une paroisse n’a pas autorité sur la paroisse, mais Dieu l'a envoyé, l’a délégué pour porter la grâce et la lumière. Comment communiquer une lumière, une grâce si parfaite ? Comment donnerons-nous le vrai sens de l'obéissance si nous ne sommes pas nous-mêmes parfaitement obéissants ? C'est une chose absolument impossible, comme il est impossible à celui qui n’a pas de cuir de faire des souliers, comme il est impossible à un pauvre de donner un million quand il n'a pas le sou. Ne soyons pas, comme dit l'Apôtre, cette trompette qui appelle au combat, mais qu’on remet au fourreau au milieu du combat. Comprenons bien cela: c'est pour nous une obligation capitale de nous façonner à l’obéissance parce que nous devons faire comprendre l'obéissance aux monastères de la Visitation.

Tout est là. Et non seulement les monastères de la Visitation doivent apprendre de nous l'obéissance, mais l'Eglise de Dieu toute entière doit l’apprendre. Nous avons vu que c'était l'esprit de l'Ancien Testament, c'est l'esprit du Catholicisme, c'est l'esprit de Dieu, c'est le souffle de Dieu qui doit régénérer non seulement la Visitation, mais toutes les âmes. Quelle est aujourd'hui la plaie? quel est le mal? C'est “le refus d’obéir” - “non serviam”.  Je voyais hier un prêtre qui vient du Brésil. Il me disait: “Le grand mal de nos populations, c'est qu'elles ne se soumettent pas à l'obéissance à Dieu, ni extérieurement, ni même intérieurement à sa grâce. On ne veut écouter que soi. Et c'est le mal de partout”. Or, le moyen aujourd’hui de faire quelque chose, d'obtenir quelque fruit, c'est d'aller à l'encontre de la tendance universelle, c’est de pousser le monde à l'obéissance. Il faut remonter cette pente sur laquelle les peuples se précipitent. C'est là la montagne sainte où nous trouverons Jésus, c'est le Thabor où nous le verrons avec Moïse et Elie. En vain aurions-nous la science, le zèle, l'apostolat, tous ces mots que l’on met actuellement en avant: tout cela serait de nul effet. La force est là où Dieu l’a mise. La vie de l'homme est dans le cœur, et quand le cœur cesse de battre, quand le pendule cesse de s'agiter, la mort arrive. A l’heure qu’il est, plus que jamais les tribulations nous environnent. Le mal est au cœur et le submerge comme les flots de la mort dont parle le prophète. Le remède, c'est l'amour, c'est l'obéissance, l'obéissance la plus entière, la plus absolue. Cette obéissance nous mettra en union avec la puissance divine, nous communiquera cette puissance, comprenons-le bien.

Comment ai-je vu pratiquer l'obéissance pendant tout le temps que la bonne Mère est restée à la Visitation? Il faut dire un peu la vérité: je crois bien que cette ferveur venait singulièrement de la vertu des Sœurs, mais elle venait aussi beaucoup de la sainteté de la bonne Mère. C'est quelque chose d’incroyable, si je vous disais que pendant trente ans je n'ai pas vu extérieurement la moindre faute contraire à l'obéissance. Voilà un fait, que j'écrirai dans la Vie de la bonne Mère, et que Rome approuvera. Que s'en suit-il? Que cette petite communauté était une réunion de saintes, et si l'on veut des reliques on n'a qu'à aller à leur cimetière, se prosterner sur leurs tombes, prendre une pincée de leur poussière, et la vénérer comme des reliques, comme les reliques des grands saints. Pendant trente ans je n’ai pas vu une seule faute contre l'obéissance. C’est héroïque cela!

Si nous voulons être des Oblats, il faut être obéissants, car enfin, quelle est l'idée qui a présidé à notre fondation, bien avant que nous soyons ? C'était la pensée de réunir un essaim de prêtres et d'en faire ce que sainte de Chantal désirait, des hommes animés du souffle de son bienheureux Père, des hommes semblables à saint François de Sales, à ce saint qui fut la plus parfaite image du Sauveur sur la terre. Il faut qu'on dise des Oblats: “C'est vraiment ainsi que le Sauveur agissait; c'est le Sauveur qui passe, c'est le Sauveur qui parle; c'est le Sauveur qui commande ce que je dois faire” “Le Maître est là et il t’appelle” (Jn 11:28). Ce ne sont pas des mots, c'est le fondement de notre Congrégation. C'en est l'idée, c’en est l’essence, la réalité. Tout est dans l'obéissance, l'obéissance au Sauveur. Les autres moyens viendront ensuite: ils seront les appuis, les arcs-boutants, les soutiens. Mais l'obéissance est l'édifice. C’est là, dans l'obéissance, que nous voyons que nous recevons Notre-Seigneur.

Je puis tout vous résumer en un mot: obéissez! Maintenant, comment la pratiquer cette obéissance ? Quel est le meilleur moyen de la mettre en œuvre? Pour ce qui concerne l'obéissance, la bonne Mère Marie de Sales disait qu'il fallait être des déterminés. Nous sommes religieux. Les gens déterminés ne regardent plus rien; ils ne regardent pas au danger, à la mort; ils vont au but fatalement, brutalement. Il faut être des déterminés. Je suis religieux, je ne sortirai pas de là. Mon parti est pris; je m'arrête à la promesse que j'ai faite à Dieu. Dieu est mon affaire, ma chose: je veux cela et rien autre chose.

La détermination est quelque chose de pratique. Donc, obéissance perpétuelle et faite avec simplicité, obéissance surnaturelle, obéissance du jugement, obéissance prompte et exécutée sans perdre de temps. Laissez couler le fleuve et débarquez sur la rive aussitôt qu’on vous appelle. Les Apôtres étaient sur le lac de Génésareth, la tempête était forte: nous allons périr. Le matin, Jésus apparaît debout sur les flots. La barque est agitée; des transes sans nombre traversent le cœur des Apôtres, tout espoir est perdu. Jésus était sur la rive, il lui était impossible de leur porter secours. “Enfants, n’avez-vous rien à manger?” Ils ne répondent pas. Et Jésus leur montra un pain cuit sous la cendre, des poissons, un rayon de miel, tout près de là, sur la rive. Laissez passer le flot; et l’espérance au cœur, abordez. Enfants, venez et mangez, tout est prêt. Quand c’était le calme, vous avez manqué de tout; vous avez été sans rien, sans pain, et vous froissiez les épis pour apaiser votre faim. Aujourd’hui que c’est la tourmente, que tout semble perdu, venez et voyez; jamais repas plus copieux, plus délicieux ne fut préparé pour vous. Voilà le fruit de l'obéissance, qui laisse passer la tourmente quand la tourmente s’élève dans le cœur; à elle l’abondance de la nourriture, à elle la douceur du commerce divin. Vous qui savez obéir, vous me comprenez bien. Si les Apôtres étaient restés dans la barque, s’ils avaient regardé de tous côtés, ils n’auraient pas trouvé le Sauveur. Quelque obéissance qui soit donnée, soyez déterminés à accomplir l'ordre qui a été intimé. Restons là près de Jésus parce que nous ne perdrons pas la terre, notre pied sera ferme, notre cœur trouvera un point d’appui. Que l’orgueil, que la tempête essaient d’agiter notre cœur, nous trouverons là seulement le contentement et la paix; le repas que nous ferons sera bon et délicieux.

Ce ne sont pas des phrases; ce n'est pas une théorie que j'expose; c’est la doctrine vraie, c'est le tout. Il n'y a rien à retrancher à cela, rien à modifier. C'est là votre dogme, votre théologie. Il ne faut pas chercher ailleurs. Demandez à sainte de Chantal, à la bonne Mère, à toutes les saintes âmes dont nous parlions tout à l'heure, à ces parfaites obéissantes, de comprendre ainsi l'obéissance, comme elles l'ont comprise elles-mêmes, et vous aurez la joie et la paix du Sauveur Jésus. Ainsi soit-il.