Retraites 1884

      


DIXIÈME INSTRUCTION
La pratique de la pauvreté

Le grand luxe des religieux, c'est la pauvreté. Allez chez les Chartreux. J’ai visité plusieurs fois la Chartreuse de Bosserville. Chaque cellule est grande, sans doute, c'est presque un presbytère: il y a plusieurs appartements, un atelier, un réfectoire, grand comme la moitié de cette chapelle, un oratoire. Tout cela est entretenu avec soin et propreté, mais tout y respire la plus grande pauvreté: un matelas piqué, deux couvertures, quelques planches, voilà le lit; un escabeau pour s'asseoir. Dans un coin un prie-Dieu avec une chaise pour confesser, une petite table de travail. Je rencontrai là un prince espagnol, cousin de la reine d'Espagne. “Il est paresseux, me dit le Prieur, il faut l'humilier. Il ne veut pas s'habituer à parler latin. Parlez-lui latin, et dites-lui des choses mortifiantes. “Mais la mortification sera pour moi, car je n’ai guère l'habitude de parler latin”. Je lui demandai donc en latin ce que faisait son père. “Ministre des finances”, me répondit-il. Le Prieur se mit à le gronder: “Votre cellule est bien sale, on est honteux de la visiter”. Il se mit à genoux et baisa humblement le bas de la robe du Prieur. Son balai était pendu sous son crucifix, pauvre petit balai à moitié usé. L'assistant lui avait ordonné de faire sa méditation sur la pauvreté devant ces deux objets. Le lendemain, le Prieur me ramena dans sa cellule. Le pauvre prince suait à grosses gouttes à raboter avec une peau de chien marin une vieille latte de sapin vermoulue. “Vous perdez votre temps. Pourquoi faites-vous cela?” demanda le Prieur. L'assistant lui avait dit d'en faire une croix pour la placer au-dessus du mur de son jardin.

Le lendemain à la messe du maître des Novices, je retrouvai mon prince; il avait bonne mine sous son habit de Chartreux. Je vis le Prieur, qui le grondait encore. Après la Messe, il se prosterna de tout son long dans le chœur. “Qu'a donc encore fait ce pauvre prince?” demandai-je au Prieur. “Voilà bien dix fois que je lui apprends la manière de présenter les burettes, et il ne veut pas le faire convenablement".

Dans ce même monastère, il y avait trois frères. On vint prévenir un jour le Prieur que trois jeunes hommes étaient à la porte, qui demandaient à lui parler. “Laissez-les”, dit le Prieur. Sans se décourager ils persistent. “Qu'on leur donne à chacun un morceau de pain", dit le Prieur. Ils ne se rebutent pas. “Mais nous ne demandons pas l’aumône, dirent-ils, nous demandons à être religieux”. On les introduit enfin. “Qui êtes-vous ?” — “Nous sommes trois frères.” — “Vous êtes des paresseux! Pourquoi n'êtes-vous pas restés auprès de votre père pour l'aider?” Les trois frères se jettent à genoux et supplient le Prieur de les garder: “Mais que voulez-vous faire ici?” —  "Donnez-nous les emplois les plus pénibles et les plus rebutants” — “Vous serez servis à souhait”. Effectivement, 1'aîné fut employé à la lessive, le second faisait des fromages. Je rencontrai le troisième:  il portait du fumier. “Quel est votre emploi ordinaire?” lui demandai-je. “Oh! je ne porte pas toujours du fumier; j'ai un emploi bien plus important”, je ne veux pas dire le reste...

Voilà les vrais religieux, voilà le vrai esprit de pauvreté. Tâchons donc de trouver dans notre vie cet esprit de pauvreté. Que nos cellules soient pauvres: un pauvre lit, une petite table, une chaise grossière, quelques livres que nous soignerons de notre mieux, puisqu'ils ne sont pas à nous. Que dans notre vêtement il y ait quelque chose qui n'aille pas très bien, qui nous gêne un peu, pourvu que personne ne le remarque. Rien ne doit nous distinguer extérieurement. Nous devons pratiquer la mortification sans avoir la consolation des Ordres religieux dans lesquels elle est observée publiquement. C'est une jouissance qui nous est refusée. Car il y a la jouissance de l’austérité et de la pauvreté. Les petits Capucins d'Annecy ont pour suprême récompense, quand ils ont été bien sages, de manger, le vendredi, le repas des Pères, et quel repas! ou d'aller pieds nus les dimanches d'hiver.

La propreté s'allie très bien avec la pauvreté. Le Père Lacordaire, je crois, disait : “Notre- Seigneur aimait les pauvres mais non les crasseux ”. Sainte de Chantal disait : “La cellule vide attire le Sauveur; si elle est encombrée de choses, il n'y a pas de place pour Lui”. La bonne Mère Marie de Sales pratiquait à un point extrême l’esprit de pauvreté. A son arrivée à la Visitation de Troyes, elle donna une belle leçon aux Sœurs qui s'étaient empressées de cirer les parquets pour la recevoir et lui faire honneur. A son lit de mort elle était sans désir, sans préoccupation, toute obéissante entre les mains de ceux qui la soignaient, ne refusant rien, mais ne demandant rien. On s’aperçut après sa mort, que la peau de son dos avait été tellement entamée, qu’elle restait attachée au drap de son lit. Jamais elle ne s'en était plainte.

Elle avait commencé de bonne heure à pratiquer la pauvreté. Elle avait seize ou dix-huit ans. On lui avait acheté, ainsi qu'à ses sœurs, une belle robe de futaine rouge. C'était le jour du pèlerinage à Notre-Dame du Vorbourg, et Thérèse Chappuis, radieuse avec sa belle robe, allait se joindre à la procession. Une petite voisine pauvre la regardait avec des yeux de convoitise. La robe de Thérèse était si belle ! “Je suis sûre que ma robe t'irait bien, dit Thérèse à son amie. Nous avons le temps, veux-tu l'essayer ? Comme tu serais belle avec ma robe!“ Elle emmène la jeune fille dans sa chambre, lui fait revêtir la robe convoitée et met elle-même ses vêtements ordinaires. “Mais voilà la procession! Viens vite, nous n’avons plus le temps”. Et elle entraîne son amie, aussi heureuse de son acte de renoncement que l'autre l'était de la robe de futaine rouge. On essaya de la gronder de sa mise plus que modeste. “Oh! je suis si bien, et tant à mon aise comme cela, et mon amie est si contente!”

Dieu lui donnait de grandes lumières au sujet de la pauvreté, et il était rigoureux dans la fidélité délicate qu'il exigeait d'elle. Quand elle était à Paris, un médecin lui prescrivit une potion corrosive qui ne pouvait se prendre dans une cuiller de métal. La Sœur économe pria une dame amie du monastère de procurer à la bonne Mère une cuiller en os. La dame, qui était fort riche, crut bien faire, en achetant une demi-douzaine de petites cuillers en ivoire finement ciselées et d'un travail soigné. Maîtresse de son acquisition, elle l'apporta toute fière à la bonne Mère. La Mère Marie de Sales avait un goût parfait; elle jeta un regard de complaisance sur les petites cuillers et ne put s'empêcher de les admirer un peu. Mais le soir, le lendemain, le jour suivant, le Sauveur n'était plus là. Plus rien à la Communion. Et la pauvre bonne Mère, désolée, se demandait la cause d'un pareil abandon. Au bout de trois jours le Sauveur revint. “Pourquoi m'aviez-vous quittée, Seigneur?”—“Va regarder tes petites cuillers!” On ne revit plus jamais les belles petites cuillers en ivoire, et on n'entendit plus parler d'elles.