Chapitres pour les Oblats 1873-1899

      

Les petites choses qui mènent aux grandes

Chapitre du 8 décembre 1899

Mes amis, notre esprit c'est éminemment un esprit de fidélité au bon Dieu. Le domestique, lui, emploie fidèlement son temps, épargne l'argent de son maître, dans les questions embarrassantes prend toujours le parti de la maison et, au fond de son cœur, ressent pour elle un sincère attachement. C'est cela notre esprit envers Dieu. Voilà le vrai religieux, comme Mgr Simon m'en réclame sans cesse: “Envoyez‑moi”, m'écrivait‑il encore ces jours‑ci, “de bons religieux qui font leur Directoire”. Sans cela, on ne compte que sur sa force personnelle, on tombe dans toute espèce de fautes, on est seul et impuissant. La bonne Mère prêchait sans cesse la fidélité: “Dieu est fidèle”, disait‑elle, “quand il promet quelque chose, il tient sa parole” Eh bien! nous, soyons parfaits comme notre Père céleste est parfait, jusque dans les plus petites choses. Un mot, ce n'est rien, n'est‑ce pas? Ne le dites pas par amour pour Dieu. Voilà une grande chose, et peut‑être qu'une âme qui allait tomber en enfer sera sauvée parce que vous n'aurez pas dit cette parole. La grâce que par ce sacrifice vous obtiendrez à cette âme sera peut‑être bien le principe de son salut. Qui peut calculer l'effet et la portée d'une grâce de Dieu? Il faut me croire, mes amis. Je suis vieux, et ce n'est pas d'aujourd'hui que je vois des religieux, des séminaristes. Et toujours j'ai fait cette même remarque.

Hier à la cathédrale un Père Jésuite a prêché sur l'Oeuvre de la Propagation de la Foi. Pour être missionnaire, disait‑il, il faut beaucoup de choses: de la science, de l'argent, du courage, de la vertu. Cette vertu, elle ne s'acquiert que par la prière, et la fidélité du missionnaire est le plus sûr garant des conversions. En terminant, il a félicité Mgr de Pélacot d'avoir commencé les fonctions de son épiscopat par la consécration d'un évêque missionnaire. Donc soyons fidèles, soyons des hommes sérieux, attentifs aux petites pratiques. Nos bons anges les recueillent, et un jour vous les retrouverez. Quand il faudra remettre une âme dans le bon chemin, la grâce sera là.

Si vous saviez ce que c'est qu'un prêtre! Notre-Seigneur ne reste plus visiblement sur la terre, c'est le prêtre qui le remplace. Or, par la fidélité on obtient la force de gagner les âmes, de les sauver, de faire ce qu'a fait Notre-Seigneur et d'accomplir son œuvre. Les théologiens sont bien formels là-dessus. Comment aiderons‑nous Notre-Seigneur? En faisant bien les petites choses qui mènent aux grandes. Je vous le disais déjà l'autre jour, je crois. Le gouvernement met un impôt sur les allumettes. Il est bien minime, il est imperceptible sur chaque allumette. Chaque fumeur sans s’en douter contribue à le payer et l'état récolte ainsi des millions. Nous aussi ayons soin de nos petites allumettes. Il s'agit moins, pour nous, de faire de grandes choses que de bien faire les petites; les petites amènent aux grandes, au martyre même, en fortifiant l'âme et en excitant le courage.

Ah! si nous aimions le Bon Dieu! Il y en a qui ne veulent pas avoir le cœur tendre, mais insensible. Quoi qu'ils en disent, ils aiment pourtant quelqu'un, eux‑mêmes! leur petite personnalité. Nous avons un cœur, c'est pour aimer: “Dieu est Amour” (1 Jn 4:8). Saint Jean nous dit : “Celui qui demeure dans l’amour demeure en Dieu et Dieu demeure en lui” (1 Jn 4:16). Soyons donc charitables envers Dieu et envers le prochain, comme l'a voulu Notre-Seigneur.  Et si nous faisons sa volonté, Dieu est avec nous et nous le donnons aux âmes. Notre présence, notre action portent à l'amour de Dieu.

On arrive à cela par la pratique de la fidélité, l'acceptation généreuse des peines, du travail, des difficultés dans les rapports mutuels. C'est tout, car par là vous demeurez en Dieu et Dieu demeure en vous. Notre vie, à quoi tient‑elle? Au mouvement presque imperceptible du pouls. Qu'il s'arrête, nous sommes morts. La vie surnaturelle, c'est la même chose. Le battement de notre volonté en union avec l'ordre de la providence divine. C'est le moyen d'être heureux au noviciat. Et si l'on vous envoyait à l'extrémité du monde, vous vous rappelleriez ces grâces de votre première année de vie religieuse et vous diriez: “Voilà ce que le bon Dieu m'a donné tel jour”.

Je parcours en ce moment un gros volume où M. Roizard a réuni les compte-rendus des prix de plusieurs collèges de 1829 à 1840. On peut y remarquer que tous les hommes qui se sont distingués en ce siècle, ont commencé de bonne heure. Le commencement, c'est tout, ou du moins c'est presque tout. Une fois enracinés dans la fidélité, rien ne peut plus vous en séparer. Voyez saint Bernard. Il disait: “Quand je rentre à la Claire Vallée, chaque pierre me parle, les arbres ont une voix, le ruisseau, le tic‑tac du moulin, le vent dans les grands chênes me rappellent les apparitions de Notre-Dame, les concerts des anges”. N'allez pas croire qu'en cela il faisait uniquement de la poésie. Saint Bernard ne planait pas toujours sur les sommets: il savait bien aussi descendre sur la terre et répondre à Guillaume de Saint-Thierry qui lui demandait comment il passait sa vie dans l'ermitage où 1'obéissance l'avait confiné pour soigner sa santé délabrée: “Mais cela va à merveille. Jusqu'à présent, des hommes raisonnables m'obéissaient. À présent, par un secret jugement de Dieu, je me trouve contraint à obéir à un animal sans raison”. - [“Irrationali cuidam bestiae datus sum ad obediendum”].

Voyez comme, avec la méthode de notre saint fondateur, on a sa vie à soi, on profite de tout. On va son chemin bonnement. Je suis religieux pour le bon Dieu!  Autrement, mes amis, mieux vaudrait se faire maréchal-ferrant. Nous, faisons notre état, mettons‑nous à cette fidélité simple et généreuse. C'est le chemin pour aller au cœur du bon Dieu et des âmes, pour obtenir la conversion des pécheurs et la sanctification des justes. Quand on a du cœur, on s'y met et on le fait. C'est la meilleure preuve d'une vraie intelligence. Cela nous prépare à tout, surtout au ministère des missions. C'est le bon moyen de faire d'amples provisions pour l'avenir, comme le tramway électrique à accumulateurs, qui amasse petit à petit et garde la quantité de force voulue.

Ne croyez pas que c'est pure affaire de réflexion et d'idée. Ne croyez pas surtout que ce soit une affaire pour les femmes. Tous ont à y gagner. Voyez plutôt saint Bernard, voyez Bossuet. J'avais à Meaux,  il n'y a pas bien longtemps, un ami, l'abbé Denis, aumônier de la Visitation de Meaux, le plus savant prêtre du diocèse sur toutes les questions historiques locales. Il a étudié tout particulièrement le grand évêque. Or il me faisait remarquer combien Bossuet s'était appliqué à ces mille petites pratiques de vie intérieure. Ses écrits, ses lettres en particulier, le témoignent constamment. De même saint François de Sales: ses Œuvres, ses Lettres, ses moindres Opuscules, tout ce qu'on a déjà publié de lui et ce qu'on va publier encore, on est étonné de leur multitude, et surtout quand on pense à la difficulté qu'il éprouvait pour le travail, et du soin qu'il mettait à ne rien perdre. Cette méthode, mes amis, c'est bien celle des alchimistes qui change tout en or.