Chapitres pour les Oblats 1873-1899

      

L’actualité de saint François de Sales

Chapitre du 21 octobre 1896

Puisque nous nous sommes entretenus l'année dernière du Directoire, nous verrons cette année les Constitutions. Les Constitutions, c'est la loi extérieure, le tribunal qui nous juge; le Directoire, c'est la règle intérieure et intime de nos âmes. Reste une troisième catégorie de lois, le Coutumier. Toutes les Congrégations ont leur Coutumier. A la Visitation, on a le Coutumier, qui est jugé non moins important à étudier que les deux autres livres. C'est lui qui donne la forme extérieure à l'Institut, qui règle la manière de faire telle ou telle chose, et à tel jour: il recueille et codifie les traditions et les usages. Il faudra bien que nous ayons un jour notre Coutumier. Nous venons de terminer déjà un grand travail: le Directoire pour les prêtres séculiers. Plusieurs prêtres désiraient vivre de notre vie. À ceux‑là nous pourrons donner maintenant le Directoire du prêtre associé de saint François de Sales. Avec la doctrine de saint François de Sales et celle de la bonne Mère, on a accès à toutes les conditions, à toutes les âmes. Il n'y a rien d'incertain, rien de laissé à l'arbitraire de chacun. Tout est réglé avec douceur et simplicité. C'est comme ce que le bon Dieu fait extérieurement, tout est simple, mais tout est complet. Les moyens donnés par saint François de Sales et par la bonne Mère sont des moyens tellement simples qu'ils sont à la portée de tout le monde et qu'ils peuvent être employés par tous. Il faut bien nous pénétrer de toutes ces petites choses qu'on enseigne au noviciat et qu'il faut bien garder toute notre vie: la manière de nous tenir, de marcher, d'être modeste en nos regards, en tout. Sans doute tout cela ne paraît rien à première vue. Au fond, on peut dire que c'est là tout, puisque c'est de cela surtout que se compose notre vie religieuse. On fera donc un jour notre Coutumier. On ne pouvait faire le coutumier de ce qui n'existait pas encore.

“Les membres de l’institut, en se plaçant sous le patronage de saint François de Sales, se proposent de pratiquer les vertus sacerdotales et religieuses, suivant l’esprit du saint Docteur” (Const., Art. I; p. 1).

Il y a maintenant — et c'est remarquable — un grand nombre de personnes, de prêtres en particulier, qui viennent à saint François de Sales, qui l'étudient, qui tâchent de l'imiter et de vivre de sa doctrine. On aime bien aussi, de nos jours, saint Vincent de Paul. C'est un grand saint, mais il n'a pas de doctrine particulière, c'est le saint de la charité et des œuvres de charité. Saint François de Sales attire les âmes, surtout par sa doctrine spirituelle. On en parle beaucoup. Dans les grands séminaires, on enseigne sa doctrine. L'abbé Chaumont, de Paris, a formé une Association de prêtres, qui s'appellent les prêtres de saint François de Sales, et qui vivent des écrits du saint docteur. Cela fait grand bien, sans aucun doute, mais pour dire ma pensée à ce sujet, je ne reconnais pas absolument, dans les règlements des prêtres de M. Chaumont, la doctrine de saint François de Sales dans son intégrité, telle que la Visitation l'a reçue en dépôt, telle que la bonne Mère nous a appris à la comprendre, et telle que nous l'enseignons.

J'étais ces jours derniers à Orléans au sacre de Mgr Chapon. Tous les évêques qui s'y trouvaient ont été extrêmement bons pour nous. Ils ont témoigné beaucoup de bienveillance et d'estime pour notre Congrégation. Quelques‑uns même, le nouvel évêque surtout, ont fait l'éloge de notre doctrine. Saint François de Sales a encore en effet, du haut du ciel, une mission à remplir sur la terre. Il y a 25 ou 26 ans, Sœur Marie‑Geneviève me disait: “Mon Père, notre saint fondateur est bien occupé dans le ciel. Le bon Dieu lui donne une charge bien plus grande que celle qu'il a eue jusqu'à présent. Il fera beaucoup plus de bien. On viendra à lui de tous côtés, et il sera déclaré l'un des plus grands savants du paradis”. Ce qu'elle me disait , elle l'avait entendu dans son oraison. La bonne Mère lui avait dit: “Ne gardez rien de ce que vous entendez”. Et elle venait me raconter tout cela. C'était juste quelques mois avant que saint François de Sales fût déclaré docteur de l'Eglise, et personne ne lui en avait parlé: elle ne le pouvait pas savoir humainement. J'ai constaté que tout ce qu'elle m'annonçait arrivait avec une rigueur mathématique.

Saint François de Sales vient maintenant à son moment. Tout est bouleversé, renversé, on ne peut s'appuyer sur rien autour de nous. Il faut se faire fort et se réfugier dans sa conscience. Le grand moyen pour être fort que nous offre l'Eglise, c'est la pratique des sacrements. Mais les sacrements reçus sans intelligence, c'est peu de choses. En Suisse par exemple, je connais un pays où tout le monde va à la messe et fait ses pâques; et chez un certain nombre pourtant, la vie chrétienne n'existe pas. Ce qui fait le fons de l'âme vraiment chrétienne n'est pas compris, ainsi que les devoirs envers Dieu. Ils font la guerre à leur curé, à la religion, ils lisent de mauvais journaux, ils ont des rancunes et des haines et ils communient! L'accomplissement matériel et littéral de la loi de l'Eglise n'est pas tout. Il faut autre chose encore.

Le Droit Canon déclare que “L’Eglise ne prend pas position sur ce qui se passe dans l’intérieur du sujet”- [“Ecclesia non judicat de internis”], et le Préfet de la Congrégation des Evêques et Réguliers me disait: “Ici, à la Congrégation, nous ne sommes qu'une grande administration et nous ne jugeons que l'extérieur”. C'est Dieu qui juge l'intérieur. Sans doute aussi l'Eglise, en portant une loi, obtient de Dieu la grâce pour ceux qui doivent l'accomplir. Mais si cette grâce n'est pas bien comprise, n'est pas bien reçue; si elle a quelque chose qui ne s'identifie pas avec l'individu, l'individu aura accompli extérieurement la loi, mais il n'en aura pas su comprendre l'esprit, ni le recevoir et le garder.

En dehors du monde extérieur, il y a le domaine particulier de chacun; il y a notre âme, notre vie à nous, notre conscience; il y a notre sainteté personnelle, qui ne dépend pas tant des commandements de l'Eglise, que de nos dispositions intimes. C'est de ce domaine‑là dont nous sommes spécialement chargés; c'est sur ce domaine que nous devons tout particulièrement travailler; et c'est ce domaine que la doctrine de saint François de Sales fait cultiver avec fruit.

“Ils auront donc grandement à coeur de se sanctifier eux-mêmes, pour aider ensuite plus efficacement à la sanctification du prochain, par l’éducation chrétienne de la jeunesse, les missions en pays hérétiques et infidèles, et les fonctions du Saint Ministère” (Const., Art. I; p.1-2).

Voyez un prêtre dans sa paroisse. Est‑il de peu de ferveur? Voyez: sa paroisse lui ressemble. Tant vaut l'homme, tant vaut la chose. Mais pourtant on a dit: “Judas baptizat, Christus baptizat” Oui, le baptisé a reçu l'essentiel, il est chrétien; mais cela lui suffira‑t‑il toujours pour vivre en bon chrétien? Et le bon prêtre n'a‑t‑il réellement rien de plus à donner? S'il n'a rien, il ne peut rien donner de plus. Nous ne sommes pas des machines. Une machine fonctionne grâce à un système de mécanique. La roue mène à bonne fin 1'ensemble des mécanismes, mais par elle‑même elle n'a aucune action. Ce n'est pas là le rôle du prêtre, ni celui du religieux; ce n'est pas une roue! Le saint prêtre, le saint religieux, doivent communiquer Dieu aux âmes en même temps qu'ils confèrent la grâce sacramentelle, par leurs prières, leurs paroles, leurs exemples, leurs œuvres de dévouement. Ils doivent donner aux intelligences la lumière, aux cœurs l'amour de Dieu et du prochain. Ils doivent communiquer ce qui est de l'intérieur, de l'intime du cœur de Dieu, ce qui aidera à bien recevoir et à bien faire fructifier cette grâce sacramentelle dont ils ont été les ministres.

L'état religieux serait inutile s'il ne donnait rien de plus à l'âme du prêtre religieux, si le prêtre n'avait à conférer proprement que l'unique grâce sacramentelle. Remarquons bien que le prêtre séculier peut et doit apporter — et en réalité apporte bien souvent — son dévouement, son zèle, sa vertu: il peut être et parfois aussi il est réellement un saint. Mais le prêtre religieux, et saint religieux, aura plus facilement encore, semble‑t‑il, la grâce, le don de pénétrer par une action intime dans le cœur des fidèles. L'éducation chrétienne que nous donnons à la jeunesse qui nous est confiée, doit être comme le rayonnement de notre âme de religieux. Il faut que nous trouvions le moyen de passer aux autres ce que nous avons dans le cœur. Priez, lorsque vous allez faire une surveillance, une classe. Dites tout bas un petit mot au bon Dieu; cela ne perd pas de temps! Vous comprendrez mieux que “Dieu est le maître de tout le savoir” - [“Deus scientiarum Dominus”]. Vous serez mieux écouté aussi et mieux compris, et les petites fatigues et misères que vous rencontrerez ne resteront pas inutiles.

J'ai été bien touché dimanche dernier, à la réunion de nos anciens élèves. Louis Thibaut, de la papeterie, me disait: “Quand on est déjà dans la vie à l'âge où je suis, et qu'on se retrouve à Saint-Bernard, et qu'on se rappelle tout ce que nos maîtres nous disaient là autrefois, on voit maintenant combien tout cela était et demeure vrai”. Et en me disant cela, il essuyait deux grosses larmes qui coulaient de ses yeux. Cela m'a produit un effet que je ne puis rendre. Ce n'était pas seulement un souvenir passager qui effleurait l'âme de ces jeunes gens devenus des hommes mûrs. Ils sentaient et ils constataient qu'à Saint-Bernard on avait fait d'eux quelque chose. Il faut bien nous pénétrer de ces pensées quand nous allons à nos classes, à nos surveillances: cela fait du bien, cela va au cœur et nous crée une atmosphère particulièrement bienfaisante. Voilà donc pourquoi nous sommes Oblats de saint François de Sales.

Le P. Simon m'écrit qu'il attribue à la protection de la bonne Mère un fait bien particulier. Il n'a pas pu encore trouver de terrain au delà de l'Orange et il se demandait comment il pourrait en avoir, avec toutes les difficultés qu'on lui fait dans ce pays‑là. Voilà qu'il reçoit une lettre d'un propriétaire de l'autre côté du fleuve. “Je pourrais peut‑être vous vendre ma propriété. Je suis protestant et les ministres m'en offrent un certain prix. Je pourrais dire oui; il est encore temps. Mais j'aimerais mieux vous la vendre, parce que je sais que vous et vos prêtres vous faites vraiment du bien. Je vous l'offre à un prix bien plus bas que celui que m'ont offert les ministres”. Et comme le prix était encore beaucoup trop élevé pour la bourse du P. Simon, le brave homme diminua, diminua jusqu'à ce qu'on fût d'accord.

Le P. Simon vient donc de faire cette acquisition. Ils ont de la pierre de tout calibre, et je ne sais plus combien de bœufs, de moutons, de chèvres, dont aucun n'est mort par suite de la sécheresse. On pourra bâtir une église, des maisons qu'on louera. Ce sera le petit revenu de la mission. Je voudrais bien aller un peu par là, pour voir cela! (Tout le monde rit, et notre Père le premier).

Mgr. de Besançon a accepté volontiers qu'une pieuse personne donne aux Oblates un orphelinat de jeunes filles à la Saulnaire, près de Lure. Il y a du bien à faire dans cette maison qui existe déjà depuis un certain temps. Là se trouve une jeune fille de 17 ans qui l'année dernière est tombée de voiture. Elle contracta de cette chute une maladie de la moelle épinière. Les Oblates arrivent à la Saulnaire, parlent de la bonne Mère, on commence une neuvaine pour la guérison de la malade. Or le 7 octobre dernier, jour de la mort de la bonne Mère, la jeune fille est allée à la sainte communion à la chapelle  au grand étonnement de tout le monde. Elle est guérie. Cette jeune fille est actuellement Oblate de saint François de Sales.

J'ai reçu une lettre d'une dame de Bâle que j'avais vue à Plombières. Elle a un petit garçon qui tombait du haut mal. Les médecins désespéraient de le guérir. Elle voulait l'amener par ici. Je ne voulais pas. Elle insista tant que je finis par céder. “Que faut-il faire?” me demanda‑t‑elle. “Il faut prier la bonne Mère”. Ce petit garçon va beaucoup mieux, mais je ne crois pas qu'il soit déjà guéri pour tout de bon. Cette dame me disait encore: “J'ai aussi ma mère qui est protestante, et je crains beaucoup de la voir mourir ainsi. J'ai bien prié la bonne Mère ces jours derniers”. Et je viens de recevoir une lettre de cette dame me disant: “Je viens d'avoir la douleur de perdre ma mère. Mais quelques heures avant sa mort nous avons assisté à son abjuration. Elle a fait sa première communion avec une foi admirable, et est morte fervente catholique. C'est pour moi une joie inappréciable que j'attribue à la bonne Mère Marie de Sales. Mon fils n'a plus de mal, et on me dit qu'il n'y a plus à supposer que le mal revienne”.