Chapitres pour les Oblats 1873-1899

      

La charité envers la Congrégation

Chapitre du 24 juin 1896

Mes chers amis, hier en parlant aux profès qui faisaient leurs vœux perpétuels, je vous ai dit qu'il y avait une grande grâce à demander au bon Dieu: la charité envers la Congrégation. Il faut que nous arrivions à réaliser le vœu de saint François de Sales: “Sentir tous un même amour et vivre tous en un même accord” (Dir., Désir à l’imitation de celui de S. Paul, p. 15). Il faut donc demander instamment à Dieu l'affection mutuelle, la dilection envers la Congrégation et envers chacun de ses membres en particulier, de quelque pays et de quelque nation qu'il soit.

La bonne Mère Marie de Sales a dit que les Oblats iraient par toute la terre. Il n'y a pas d'autres limites posées à l'extension de leur influence, à l'étendue des grâces qu'ils doivent porter parmi les peuples, que les limites du monde lui‑même. Il faut donc que le lien de la dilection qui nous unira soit bien fort et bien complet. Il faut que ce soit vraiment ce lien unique de la dilection, qui est “le lien de la perfection, fort comme la mort” et plus ferme que tout ce qu'on peut imaginer. Il doit être inattaquable, il doit dominer et surmonter tout. Entrons donc dans cet esprit et ayons une grande affection pour chacun de nos Pères.

Il faut que nous nous efforcions d'aimer encore davantage ceux qui nous arrivent d'un autre pays et nous sont étrangers par la nationalité. C'est bien chrétien cela. Ils ont droit à une charité plus grande. Ils font un grand sacrifice en venant à nous, en se pliant à nos habitudes, à nos manières de faire. Si nous n'y prenons garde, nous nous persuadons volontiers que nos habitudes, nos idées sont ce qu'il y a de mieux au monde. Ce sentiment est inné en chacun. Il faut de la réflexion, et aussi de la vertu pour arriver à remettre les choses au point. Les Anglais ont des coutumes, des manières de faire qui semblent un peu particulières et originales. Vous avez l'air d'en plaisanter, de dire là‑dessus un mot malicieux, sans arrière-pensée et sans malice véritable. Vous écrivez cela dans une lettre qu'insèrent les Annales, au milieu d'un article élogieux sur l'Angleterre, que vous aimez du reste de tout votre cœur. Les Anglais qui liront les Annales ne verront que la petite malice, leurs yeux la grossiront et ils seront extrêmement blessés.

On nous demande d'envoyer des Oblates en Italie. Le P. Rollin m'écrit et me recommande de faire bien attention aux Sœurs qu'on enverra là‑bas. Qu'elles soient religieuses, bien modestes et n'ayant pas l'air de vouloir se poser comme supérieures aux personnes du pays.
Au Cap, une plaisanterie faite par un de nos Pères dans une lettre insérée dans les Annales sur le ministre protestant de Warmbad, a failli causer un véritable désastre. Il avait un peu ridiculisé le ministre qui ne veut pas recevoir au temple les noirs qui n'ont pas de chaussures et qui viennent à l'office en costume un peu sommaire. Le ministre en a eu connaissance. Il a attaqué violemment le P. Simon devant le capitaine des Hottentots. Il lui a fait refuser, après mille avanies, la place où le Père voulait établir une mission. Il ne faut plus jamais faire cela. Quand on a affaire avec quelqu'un qui n'a pas les mêmes idées, et surtout la même nationalité que nous, il faut être bien sur ses gardes pour ne pas froisser ni blesser les susceptibilités.

M. le curé de Châtel-Saint-Denis, qui est un bien digne prêtre et qui voulait nous donner une importante maison en Suisse, s'est fâché beaucoup contre moi, parce que je lui avais dit, par manière de plaisanterie: “Pourquoi les Suisses ne font‑ils que des fromages cuits? Ils sont moins bons que nos fromages blancs de France que tout le monde mange avec plaisir” — “Voilà bien les Français”, me répondit-il en se fâchant tout rouge, “qui veulent faire les maîtres partout. On a toujours fait en Suisse le fromage cuit, et il est meilleur que tous les autres”. J'eus beaucoup de peine à le calmer.

Il faut faire bien attention à ces susceptibilités souvent bien légitimes. C'est l'occasion de faire des actes de charité. Rien n'est plus conforme à 1'esprit de saint François de Sales, et rien aussi ne gagne plus vite les cœurs que d'accepter, d'apprécier, d'estimer les pensées et les manières de faire des autres. Ce que nous ne comprenons pas d'abord, ce qui nous choque ou nous paraît même ridicule doit avoir sa raison d'être, disons‑nous-le bien. Cela tient à l'éducation, au tempérament, au caractère, à la nature du sol ou du climat. Ne nous posons pas comme ayant l'apanage de la science, de l'habileté, de l'expérience, du savoir‑faire: c'est faux et ridicule.

Ce que je vous demande là, mes amis, est une simple question de tact et de bon jugement. Accueillons avec sympathie ceux qui nous sont étrangers, respectons‑les et aimons‑les. Si nous devons aimer ceux qui sont de notre pays, il faut entourer d'une plus grande charité encore ceux qui n'en sont pas. “Quand on est entre voisins, on ne se gêne pas”, dit le proverbe. A nous, mes amis, il faut une charité qui sache se gêner, complètement et entièrement, avec ceux de nos frères qui sont d'une autre nationalité.

Les Constitutions nous recommandent d'éviter soigneusement toutes les questions irritantes sur les différentes nations et provinces. Il faut aller plus avant et trouver là l'occasion d'actes de charité délicats et parfaits. Il est des ordres religieux où l'on s'entend bien sans doute, mais cependant entre Pères de provinces différentes, il y a quelques petits dissentiments. Je ne voudrais pas qu'il en fût jamais ainsi chez nous. Je voudrais que chaque province — quand nous en aurons — fût bien dans le cœur du bon Dieu, dans le cœur du supérieur général et dans le cœur de chaque Oblat de saint François de Sales. Je voudrais que chacune des provinces fût bien catholique, apostolique, romaine et salésienne, et que tout le monde se trouvât bien à l'aise en chacune des provinces et en chacune des maisons de l'Institut.

En Angleterre, l'esprit des Oblats est réellement en faveur: on les aime bien. En Allemagne, les Visitations nous apparaissent plus attachées encore que les Visitations de France. Pourquoi? Parce qu'elles trouvent dans l'esprit de la Congrégation 1'esprit de saint François de Sales lui‑même. Elles voient que c'est un esprit de charité et de dévouement, et alors cela les gagne. Je reçois des lettres d'Allemagne dans ce sens‑là. L'Allemagne catholique, que nous avons touchée de divers côtés, nous est extrêmement sympathique.

Nous sommes Oblats, il ne faut pas sortir de là. C'est la base sur laquelle il faut tout édifier. Nous accomplirons notre œuvre et nous sauverons les âmes, non pas parce que nous serons allemands, français, anglais ou italiens, mais parce que nous agirons en Oblats. Et ce que dira le véritable Oblat aura le même son et la même efficacité en toutes les langues, en tous les pays, au milieu de tous les peuples, avec toutes leurs mœurs et leurs habitudes.

J'ai été un jour choqué d'entendre l'appréciation d'un religieux étranger, appartenant à un grand ordre. Il parlait d'une parole dite par un de ses confrères: “Oh!” disait‑il avec un ton de dédain, “c'est un Français qui a dit cela”. Il ne faut pas, mes amis, que nous parlions jamais ainsi, et il ne faut pas non plus que nous donnions jamais lieu de s'exprimer ainsi sur notre compte. Il faut qu'on puisse dire toujours avec estime et respect: “C'est un Oblat qui a dit cela”. Tous les Oblats disent la même chose, parce qu'ils n'ont qu'un cœur et qu'une âme, qu'ils soient Italiens, Anglais, Français, Allemands, ou de toute autre nationalité. Voilà où sera notre force et notre puissance: notre puissance sur le cœur de Dieu et notre puissance sur les âmes. Cela n'est pas naturel, mais cela s'apprend par l'éducation, cela s'apprend par le noviciat, par la vie de communauté. Que la communauté tout entière soit imprégnée de cet esprit, parce que le fruit ressemble toujours à l'arbre qui l'a produit. D'un séminariste on n'exigera pas la même chose, si bien dirigé et formé qu'il soit. Il y a toujours et forcément, dans le clergé séculier, une petite tendance à l'esprit propre. On ne peut pas avoir la même union des esprits et des cœurs que dans une communauté religieuse. Et puis cela ne peut pas se faire naturellement.

L'évêque de Troyes me disait et répétait toujours. “P. Brisson, vous êtes toujours dans le surnaturel”. Eh ! bien sûr! Nous n'avons rien et ne pouvons rien par nous-mêmes. Il faut bien chercher à nous appuyer à côté, et l'à-côté de la nature, c'est le surnaturel. Notre force et notre appui sont là. Regardez l'Evangile: est‑ce que ce n'est pas le surnaturel sans cesse? Ce n'est pas l'influence physique ou matérielle qui obtient les grands résultats. C’est le “royaume des cieux”, c’est-à-dire le surnaturel. Nous voulons avoir de l'affection les uns pour les autres et pour notre Congrégation. Je vous défie bien d'y arriver autrement que par les moyens surnaturels. Ils sont d'une absolue nécessité. Demandons donc cette grâce au bon Dieu, invoquons le Saint-Esprit. Que la Congrégation soit composée de membres tous d'une vertu éminente, que ses œuvres soient parfaitement organisées, qu'elle soit elle‑même ce qui se pourra rencontrer au monde de plus admirable, de plus excellent, de plus étonnant dans son fonctionnement, eh bien, croyez‑moi, cela ne gagnera pas tous les cœurs. Il y en a, parmi ses membres qui forcément seront contredits, et par conséquent contrariés. Non, la perfection elle‑même de chaque membre de la Congrégation ne peut apporter naturellement avec elle cette union des cœurs et cette vraie dilection. La nature ne suffit pas, il faut le surnaturel.

Demandez cette grâce à Notre-Seigneur dans vos prières et vos communions. Demandez‑la avec foi et ardeur, et le jour où vous aurez dans vos cœurs cette dilection, mes amis, vous aurez le paradis dans votre poche, vous aurez dans votre carnet le billet d'entrée pour le ciel. Oui, vous l'aurez assurément. Pourquoi? Parce que cela vous aura coûté, parce que pour être fidèle à cette grâce il a fallu faire des sacrifices, des sacrifices difficiles et continus: “Suis donc mon conseil: achète chez moi de l’or purifié au feu pour t’enrichir” (Ap 3:18). Quel est cet or pur que Notre-Seigneur nous demande de lui acheter, de l'or pur qui a passé par le feu? C'est l'amour qui a lutté et souffert, c'est la charité. On rencontre autour de soi des contradictions, des heurts, on étouffe, on est blessé. On se retourne vers la pensée surnaturelle, on prie, on se dévoue dans toute la dilection de son âme. Voilà “l’or purifié au feu” qui enrichit. Mettez‑vous- y de tout votre cœur, vous ferez quelque chose.

Dans notre mission du Cap, à Springbock, il a un peu plu le jour de la Pentecôte. La situation pénible de nos missionnaires émeut la charité publique. A Paris, au Pensionnat des Oblates, on a fait une quête pour eux, et l'on a recueilli mille francs.