Chapitres pour les Oblats 1873-1899

      

Les obligations des ordres sacrés

Chapitre du 12 décembre 1894.

Je continue la pensée dont je vous entretenais dans notre dernière réunion. Je vous disais que nous oublions trop, lorsque nous sommes prêtres, les saints ordres que nous avons reçus; et ceux qui ne le sont pas encore oublient trop le soin de la préparation. Nous oublions trop ce que nous sommes ou ce que nous allons être, ce que l'ordination fait de nous, les obligations qu'elle impose. Qu'il est douloureux de voir parfois des ordinands qui ne pensent presque à rien! C'est lamentable. J'en sais — et il est bon de rappeler cela — qu'on a envoyés à Paris pour des ordinations. A peine la cérémonie finie, leur première sollicitude est de demander à aller dîner en ville, à aller voir les monuments de la capitale. C'est une chose incompréhensible et qui montre jusqu'à quel point peut aller l'oubli. Au reste, ce n'est peut‑être pas l'oubli, c'est peut‑être tout simplement l'ignorance profonde de ce que l'on vient de faire, de ce à quoi on s'est obligé.

Pour remédier à ce mal, à l'avenir, tous les ans, au réfectoire, on lira le Pontifical, comme on lit l'Evangile et l'Imitation. Une ou deux fois l'an, on interrompra l'Evangile ou l'Imitation pour donner lecture des enseignements si profonds du Pontifical. Ce sera une lecture de piété qui vaudra bien les autres. Et de la sorte, les recommandations de la sainte Eglise, les prières et les formules de l'ordination, le respect de ces grands actes de notre vie sacerdotale, s'imprimeront plus profondément dans les cœurs. On s'en souviendra.

On a beaucoup parlé des livres jansénistes, qui rappelaient sans cesse les premiers temps de l'Eglise, la ferveur du clergé d'alors, la fidélité de ces âges des martyrs. On a écrit beaucoup de choses là‑dessus. Ne craignons pas d'être un peu jansénistes de cette façon. Où nous nous séparerons des Jansénistes, c'est quand ils voulaient faire croire que l'Eglise n'était plus la même, qu'elle n'avait plus la même vie, ni la même sève. C'était une erreur, une hérésie profonde. L'Eglise est aujourd'hui ce qu'elle était au premier jour. La grâce de Dieu n'a pas diminué. Les fidèles, les prêtres, en généra1, vivent dans une atmosphère de foi; mais il faut que tout le monde soit dans cette atmosphère, il faut s'y élever le plus haut possible. Il faut pour cela réfléchir, il faut étudier les obligations qui nous sont imposées. Quand on néglige cette étude, un relâchement bien apparent en résulte. Quand ce relâchement se généralise, certes on n'en peut pas accuser l'Eglise, mais bien les individus. Cela ne tient pas à la direction générale de l'Eglise, aux grâces qu'elle reçoit aussi efficaces que jadis, cela tient à la négligence des membres de l'Eglise. Réagissons contre ce relâchement, et qu'il ne nous atteigne pas. Que ceux qui se préparent aux ordinations comprennent bien l'importance de ce qu'ils vont faire. Ce n'est pas tout d'être ordonné; mais c'est tout de bien apporter à l'ordination des dispositions telles que toutes les grâces mises en réserve par Dieu soient bien reçues, et telles que cette grâce, une fois reçue, demeure bien en nous. Vous verrez, d'après les lectures que l'on fera au réfectoire, quelles sont les monitions de l'évêque avant chaque ordre qu'il confère. Vous verrez la dignité des grâces reçues et l'importance des obligations contractées. Ces monitions, si pleines de la grâce de Dieu et de l'esprit de vérité, doivent avoir une influence perpétuelle sur nous, quelque ordre que nous ayons reçu. Si cela oblige les prêtres séculiers, à plus forte raison cela oblige‑t‑il les religieux qui font profession de mener une vie plus pieuse, plus parfaite.

Il faut que ceux qui se préparent à l'ordination étudient bien leur Pontifical, qu'ils le méditent, qu'ils demandent au bon Dieu les grâces, les vertus requises pour chaque ordre. Ce n'est pas si facile que cela d'être un clerc, un diacre, un prêtre comme il faut. Je vous parle de tout cela, mes amis, avec d'autant plus de conviction que ce n'est pas une réflexion que j'ai faite de moi-même, mais ce sont les impressions que j'ai reçues au grand séminaire autrefois. C'est le souvenir de ce que j'ai vu faire, de ce que j'ai fait moi‑même, de ce que j'ai lu et entendu lire autour de moi. On se préparait sérieusement aux ordinations. La retraite était longue, on y expliquait le Pontifical, depuis la tonsure jusqu'au sacerdoce. J'ai entendu faire sur la tonsure alors des instructions très longues que j'ai encore présentes à la mémoire. On était tout pénétré par cette préparation à l'ordination. Chez plusieurs, l'approche des saints ordres opérait de grands changements. Ils se donnaient généreusement à Dieu. Ils n'appartenaient plus au monde. Et cela reste ensuite bien profondément gravé dans le cœur. Je me rappelle bien tout ce qu'on disait quand on nous parlait de la tonsure, des ordres mineurs, des ordres majeurs.

Disons un mot, aujourd'hui, du sous-diaconat et du diaconat. Vous verrez ce que l'évêque dit dans le Pontifical du sous-diaconat. Le sous-diacre doit avoir, en suite de son ordination déjà un certain pouvoir sur les âmes. Il a franchi les degrés inférieurs, il monte à l'autel déjà; on lui confie déjà le soin des linges sacrés, le maniement des vases sacrés. Il les a en sa garde. Ayez cette pensée que par là l'Eglise vous donne déjà un certain pouvoir sur les âmes, par votre exemple, par vos paroles, par vos actions. Il faut que vous passiez revêtus de sainteté parmi ceux au milieu desquels vous vivrez. Il faut les toucher, les édifier. Ces choses‑là mes Amis, ne sont dites qu'une fois; si on ne les a jamais relues, si on ne les a jamais méditées depuis, qu'est-ce qui en reste? On y aura pensé dans sa retraite de sous-diaconat, et ce sera fini. Et ces grâces qui se sont implantées dans l'âme au jour de l'ordination, on les oubliera. Et puis, on continuera, avec une pareille insouciance, d'avancer aux ordinations, on assumera des responsabilités dont on ne se doutera pas.

L'évêque, dans sa monition, fait aussi comprendre que dès lors on ne peut plus retourner au monde. Notre part unique, c'est Dieu: sa gloire, son amour, son service. Si jusqu'alors donc on a été irréfléchi, il est temps d'être prudent, d'écarter la dissipation et la légèreté, de se recueillir. Si l'on a eu des passions, des vices, il faut qu'on en soit entièrement corrigé. Si l'on a ressenti de mauvaises inclinations, il faut les dompter absolument, régner à jamais sur elles. Cela est bon à méditer, mes amis, au moment du sous‑diaconat. On s'examine alors. On dit enfin: “J'ai été ceci, cela, mais maintenant, bon gré, mal gré, je ne peux plus l'être. C'est l'obligation absolue de l'ordre que j'ai accepté”.

Après le sous‑diaconat vient le diaconat. Le diacre approche plus près encore de l'autel. Il annonce la parole de Dieu, il touche les vases sacrés, il donne la sainte communion. Ses obligations aussi sont plus grandes. Ces mains, qui toucheront le corps de Notre-Seigneur Jésus-Christ doivent être pures, chastes. Tout son être, son cœur surtout, doit être consacré à Dieu. Il faut que le diacre prenne une manière d'être, des habitudes dignes de la vocation à laquelle il est appelé. Nous ne réfléchissons pas assez à la grandeur de ce saint état.

Saint François d’Assise, un des plus grands saints qui aient existé, voyant et comprenant les obligations du diaconat, dans sa profonde humilité, comprit qu'elles suffiraient à remplir sa vie, et il ne voulut jamais aller au‑delà. Il sentait que tous ses efforts n'arriveraient pas à satisfaire pleinement à toutes les obligations qu'il avait contractées. Qu'est‑ce‑qui a donc fait la sainteté de saint François d'Assise? Son ordination du diaconat. Avec toute son intelligence, toute sa sainteté, toute son incontestable supériorité, voilà le raisonnement qu'il a tenu: il s'est arrêté là. Il a conclu que, pour faire un bon diacre, il n'avait pas trop de tout le temps que le bon Dieu pouvait encore lui donner à vivre. Ce dont j'ai à répondre, se dit‑il, suffit amplement à tous les efforts que je puis faire, à tout le travail que je puis produire.

Nous ne sommes pas accoutumés à raisonner ainsi. Volontiers, on considérerait les ordinations comme un tourniquet dans lequel on entre par la tonsure, et duquel on sort par la prêtrise. Je ne vous demande pas de faire sur les saints ordres des considérations extraordinaires et hors de votre portée. Je vous demande l' a b c de la vie sacerdotale. J'évoque toujours mes vieux souvenirs. Dans ce temps‑là, les prêtres avaient plus de foi. Les familles étaient meilleures. Et il n'y avait pas une bonne famille de cultivateurs, de commerçants un peu aisés, qui ne tînt à présenter un prêtre à l'Eglise et au bon Dieu. C'était un honneur en ce temps‑là. Les diacres comprenaient ces pensées de la foi. Ils le montraient au séminaire par leur conduite, par leur manière d'être. Ils appréciaient la haute dignité dont ils étaient revêtus, plus haute que  toutes les dignités de la terre.

Oui, mes amis, c'est tout cela l'Eglise, c'est à ce point de vue de la foi qu'il faut la juger et qu'il faut juger toutes choses, qu'il faut juger la vie éternelle, qu'il faut juger toute grande question. C'est cela et pas autre chose. Nous n'avons rien à prendre aux idées du monde, aux suggestions de la légèreté, et de la dissipation, aux illusions et aux préjugés d'ici‑bas. Quand nous nous trouvons en face de ce saint état du diaconat, de tous les saints ordres, avec ce que nous dit la foi, nous avons tout ce qu'il nous faut, et nous n'avons plus qu'à aller au monde tel qu'il est.

Quelle que soit l'allure terrible de la phase révolutionnaire que nous traversons, avec la grâce divine nous surmonterons tous les obstacles. Nous aurons l'intelligence de ce qu'il faudra faire, le sens de la vérité pratique, du moyen d'aller au monde et de le ramener à Dieu. C'est là notre vie, notre force, notre énergie. Comprenez bien cela: en dehors de ces vues de la foi, tout est illusion. C'est là la vie du prêtre, la vie du religieux. Ce n'est pas un accident, quelque chose de surajouté, quelque chose qui tienne au milieu dans lequel nous nous trouvons. Non, c'est notre vie, c'est notre existence, ce doit être la cité que nous habiterons, la vraie demeure où il faut que nous passions nos jours. Là seulement, nous serons chez nous. C'est là que les autres viendront à nous, c'est de là que nous irons à eux. Mais si nous ne sommes pas habitués à cette vie‑là, si nous ne sommes pas chez nous, si nous n'avons pas su élever cet édifice dont parle saint Paul, qui résiste aux orages et au feu, que deviendrons‑nous? Ayons donc bien notre chez nous, notre point d'appui et de repos.

Ayons bien la vraie vie sacerdotale, la vraie vie de la foi, le sens de nos obligations et des grâces que nous avons reçues. Tout cela, je le répète, se trouve dans le Pontifical. Etudions‑le. Que ceux qui se préparent aux ordinations l'étudient. Que nous, qui avons déjà reçu les saints ordres, nous nous appliquions aussi à faire revivre cette grâce, à la remettre devant nos yeux. Croyons bien que nous avons reçu là tout ce qui fait le prêtre, l'homme de Dieu; cherchez à retrouver tout ce que Dieu vous a donné. Soyez fidèles à cette manière de faire, et vous retrouverez toutes ces grâces de Dieu, et vous resterez les hommes de Dieu, jusqu'à votre extrême vieillesse, et toujours. Vous ne serez pas autre chose que les hommes de Dieu jusqu'au jour de la vraie lumière et de la récompense.