Chapitres pour les Oblats 1873-1899

      

Mettons-nous au service de la dilection

Chapitre du 21 mars 1894

La pensée de saint François de Sales était d'établir une Congrégation sans autre vœu que la charité. Il considérait ce lien de la dilection comme le plus puissant moyen de défier les ruses du démon et de rassurer les faiblesses humaines. C'est que, en effet, “la dilection est forte comme la mort et ferme comme l'enfer” et que seule elle fait arriver à la perfection. Mais notre saint Fondateur dut compter avec les traditions du passé et avec les idées reçues de son temps. Il ne laissa pas cependant que d'en tenter l'essai. Ses premières religieuses furent fondées sur ce document. Il ne voulait faire d'elles que des “oblates” unies par le seul lien de la charité. Mais l'archevêque de Lyon, Mgr de Marquemont, qui en avait appelé dans son diocèse, représenta à saint François de Sales que cette innovation était contraire aux règles ordinaires de l'Eglise et obtint que les Visitandines devinssent des “religieuses”, faisant les trois grands vœux et vivant derrière des grilles. Ce fut un gros sacrifice pour notre saint fondateur, mais l'amour de la paix l'emporta sur ses répugnances personnelles. Sa pensée ne devait pas rester sans résultat. Elle devint la pierre fondamentale sur laquelle reposerait vraiment l'ordre de la Visitation. La charité seule unit les différents monastères et ce lien a suffi pour les maintenir dans l'esprit de saint François de Sales.

Nous, Oblats, nous n'avons pas d'autre principe que la charité. L'existence de notre Institut ne peut se soutenir et ne se soutiendra dans l'avenir que par la charité. La charité est la vertu maîtresse de tout avancement spirituel et de toute perfection. Elle est sans doute recommandée à tous, aux fidèles comme aux religieux, mais elle ne constitue pas un élément de vie pour les autres, même pour les ordres religieux les plus parfaits, tandis que nous, nous ne pouvons pas exister sans la charité. Or ce qui manque le plus chez nous, c'est précisément la pratique de la charité fraternelle. Aussi vais‑je une fois de plus, non pas la recommander, mais l'imposer formellement. Aussi je m'approprierai volontiers cette parole de Notre-Seigneur: “Je vous donne un commandement nouveau” (Jn 13:34). C'est mon commandement, je n'en ai pas d'autre à vous donner. Mais ce commandement est nouveau, non pas que tous n'aient pas été de tout temps tenus à l'observer, à observer la charité, mais il est nouveau par l'obligation spéciale qu'il impose aux Oblats. Ils doivent l'observer avec toute la délicatesse que comporte la dilection. C'est là une obligation difficile, mais remarquez que la règle ne nous prescrit pas des mortifications corporelles, des jeûnes particuliers, rien, en un mot, qui sente la souffrance physique. Nous devons donc appliquer toute notre attention et tous nos efforts à l'observance exacte et fidèle de la charité.

Comment un Oblat s'en acquittera‑t‑il ? Ordinairement dans les séminaires on fait quelques accrocs à la charité fraternelle. On a certaines préférences pour l'un, pour l'autre. Plus tard, lorsqu'on est prêtre, on fait des réunions chez l'un, chez l'autre, et l'on ne se gêne pas quelquefois pour parler de celui‑ci ou de celui‑là. C'est là sans doute une imperfection, mais qui souvent n'a pas grande conséquence. Il n'en est pas de même pour nous. La charité doit nous être dix fois plus obligatoire que nos autres vœux, parce que c'est là notre but. Au noviciat, on a souvent coutume de critiquer l'un, l'autre, de se plaindre du règlement, des supérieurs, des usages de la maison. Mais alors on ne devient pas de véritables Oblats. Telle maison qui n'a pas de charité ne prospère pas, parce que le Saint-Esprit ne donne pas les grâces qui lui sont nécessaires.

Que chaque religieux s'impose un silence absolu sur ce qu'il remarque et qui lui semble blâmable, s'en rapportant avec confiance aux supérieurs qu'il doit supposer assez vigilants et assez intelligents pour ne rien tolérer de ce qui pourrait nuire à la Congrégation. Il évitera de laisser tomber de ses lèvres le moindre blâme, la plus légère critique contre celui‑ci ou contre celui‑là, contre cette manière d'agir ou contre cette autre, contre la conduite de l'un ou contre les privilèges de l'autre. Les supérieurs surtout doivent être l'objet d'une dilection spéciale. C'est sur eux que repose la responsabilité; il faut donc alléger leur charge en les entourant de respect, d'estime, de confiance et d'affection. Jamais de jugement sévère, ni d'appréciation désavantageuse. Tenons la même conduite vis-à-vis des maisons. Toutes ensemble ne forment qu'une même famille. On y doit retrouver les mêmes traits auxquels on reconnaît le père et les enfants. Point de particularisme. Qu'au Petit Collège on soit comme au Grand, à Mâcon, à Saint-Ouen comme à Troyes, à Paris comme au Cap et à l'Equateur. Ce serait à courte échéance la ruine d'une maison. Que ce qui se fait à Troyes se fasse partout, et qu'il ne se fasse rien ailleurs de particulier qui ne se fasse à Troyes. Toutes les fois qu'on cherchera à avoir quelque privilège particulier, on sera sûr de préparer une catastrophe. Soyons fermement unis les uns aux autres. Estimons‑nous, respectons‑nous, aimons‑nous. Il peut y avoir entre nous, divergence d'éducation, divergence d'aptitudes, divergence de caractère. C'est même là un avantage, car tous ne sont pas appelés à une seule et même chose. Mais l'esprit doit être le même, et il le sera si nous avons dans le cœur la dilection que réclame de nous notre saint fondateur.

Aussi en ces jours de sacrifices sanglants, je ne vous demande que celui d'immoler tout votre être à la charité. Je vous le demande de toutes les forces de mon âme, comme votre Père, comme votre supérieur général. Oui, mettons‑nous au service de la dilection. C'est là que nous retrouverons le repos de nos âmes, la joie du cœur, les consolations de la famille religieuse, la force de l'union et l'assurance de la prospérité et de la perpétuité de notre Congrégation. Les Oblats, je le répète, n'ont pas de pratiques de pénitence, aussi sont‑ils d'autant plus tenus à la charité. Sans cela nous sommes des séminaristes, des curés, mais non pas des Oblats. Nous n'avons pas tous les soucis qu'ont les curés; nous n'avons pas à nous inquiéter de recouvrer notre casuel, de payer des servantes, etc. Qu'avons nous alors? L’exercice de la charité.

Quand j'ai fondé la communauté des Oblates, j'ai éprouvé d'abord d'assez sérieuses difficultés. L'idée m'est venue de leur recommander de faire un vœu temporaire de charité. Elles s'y sont mises. Elles ont retenu leurs langues, ce qui certes est difficile pour des femmes. A partir de ce moment la Congrégation s'est abondamment et avantageusement recrutée, et les Sœurs ne cessent pas d'édifier ceux qui les voient et qui entretiennent des rapports avec elles. Il ne faut pas que nous ayons une tache dans notre vie religieuse. Pratiquons la charité. La charité du reste est le grand docteur de toutes les vertus. Avec la charité on est obéissant, on observe fidèlement et généreusement toute la règle.

Ce que je vous prêche là, encore une fois, c'est notre règle à nous. Un Trappiste peut manquer quelquefois à la charité et n'être pas imparfait. Quant à l'Oblat, il ne sera rien, rien sans la charité. C'est, je l'avoue, la vertu la plus difficile à pratiquer. Il est plus facile de jeûner et de se donner la discipline. Il faut que chacun de nous, puisque nous sommes dans la semaine sainte, fasse pénitence en promettant à Notre-Seigneur d 'être fidèle à la pratique de la charité. Faites ce vœu pour une semaine, pour un mois, pour six mois, pour un an même si vous voulez, mais je vous en prie, faites‑le. C'est un renoncement à soi‑même qui coûte, mais qui témoigne aussi que l'on a de la force et de l'énergie.

La charité, dit saint François de Sales, c'est un parfum: tous ceux qui approchent le respirent. La charité consiste simplement à ne pas traiter les autres autrement que nous ne voudrions qu'on nous traitât nous-mêmes. Avec la charité, on ne se plaint pas les uns des autres; on n'est pas porté à critiquer la manière d'agir de nos frères, on supporte leurs défauts, en un mot on n'écoute ni on ne consulte son amour-propre, sa volonté propre. Dès lors que l'on veut faire à sa tête, on n'a plus la charité. Il faut que la charité s'étende sur tous nos frères, sur nos élèves, sur le prochain et surtout, je le répète, sur ceux qui sont chargés de la direction. C'est surtout dans les conversations que l'on est sujet à manquer à la charité. On parle volontiers de l'un, de l'autre. Lorsque vous vous en apercevez, détournez la conversation. Ce qui nous manque, mes amis, c'est ce fonds intime de charité qui ne voit en toute chose que Dieu et sa sainte volonté. Prenons donc de bonnes et fermes résolutions et faisons tous le vœu de charité. Je vous le commande en qualité de supérieur, et je crois faire en cela la volonté du bon Dieu. J'ai toujours admiré la bonne Mère pour sa charité, et tous ceux qui l'ont connue disent comme moi. Un jour que, dans un entretien, j'avais dit une parole un peu contraire à la charité, M. Pelgé me reprit en souriant: “Eh bien! P. Brisson, et la bonne Mère Marie de Sales!” Ce dont je m'accuse, moi aussi, le plus maintenant, c'est de ce manque de charité. Elle est très difficile à pratiquer. Aussi je vais faire avec vous le vœu de charité. Prions d'une manière toute particulière cette semaine pour les membres du chapitre général, afin que Dieu nous éclaire et nous donne de fonder, d'affermir et de consolider toutes choses en Dieu.