Chapitres pour les Oblats 1873-1899

      

La charité est constitutive de la prospérité dans la Congrégation

Chapitre du 20 décembre 1893

Je reviens sur la charité dont je vous ai parlé dans le dernier chapitre. Notre charité ne doit pas seulement résider en nous à l'état de vertu. Elle n'aurait rien de déterminé, de constant, de permanent. Il lui faut un caractère plus défini, plus complet; il lui faut tout ce qui protège, tout ce qui fortifie et tout ce qui constitue le voeu. L'obéissance, je vous l'ai dit, ne suppose dans le supérieur, ni une supériorité d'intelligence, ni des vues plus étendues, ni une connaissance plus sûre de ce qui importe davantage au bien de la communauté. Le religieux obéit parce qu'il a fait voeu d'obéissance, et son obéissance n'est méritoire qu'à cette seule condition.

La charité des Oblats doit s'exercer dans les mêmes conditions. Qu'importe que tel Père ou que tel Frère ne revienne pas à notre humeur. Nous ne 1'aimerons pas pour ses qualités personnelles, mais nous l'aimerons parce que l'esprit propre de notre Congrégation est un esprit de charité. Quand nous arrivons pour faire notre postulat, nous apportons des manières de voir, de penser, de juger et d'agir qui varient selon 1'éducation que nous reçue et selon la condition où nous avons vécu. Il est difficile de se quitter et de se démettre de tout le soi qu'on apporte. Il n'y a que la charité qui puisse y remédier. Quelle que soit donc la vertu dominante qui unisse les esprits et les coeurs, elle seule constitue l'élément de vie et de prospérité de la Congrégation. Tout ce qui se fait en dehors d'elle ne peut avoir qu'une action dissolvante qui compromet l'avenir de notre Institut.

Un de nos Pères reçoit une obéissance, il doit prêcher ou faire la classe. Si nous avons l'esprit de charité, nous encouragerons ce Père, nous en parlerons avec estime, nous louerons son zèle, nous nous réjouirons de ses succès, ou si nous avons à faire des réserves sur la manière dont il s'acquitte de sa charge, nous nous garderons soigneusement de le blâmer, mais nous en préviendrons discrètement le supérieur, si cela en vaut la peine. Or qu'avons‑nous fait jusqu'ici en plus d'une circonstance? Le P. Pernin organise un petit noviciat. C'était là une oeuvre de premier ordre, une oeuvre excellente, dont nous avions lieu d'attendre de sérieux et importants résultats, une oeuvre qui nous manque: vous voyez combien notre recrutement est difficile aujourd'hui. Tout n'était pas parfait sans doute dans cet essai. Mais au lieu d'aider le Père, au lieu d'encourager ses efforts et de souhaiter à son oeuvre un développement et une prospérité qui semblaient assurés, plus d'un a trouvé spirituel de plaisanter sur les petits novices, plus d'un s'est complu à dénigrer cet essai pourtant si louable, et ces petits coups d'épingle, en se renouvelant de la part de ceux même qui auraient â prêter leur concours, ont fini par dissoudre une réunion d'enfants et de jeunes gens qui eût été, avec l'esprit de charité, la bénédiction du collège et une abondante pépinière de vocations religieuses. Ce qui nous en est resté de vocations est bien la preuve de ce que j'avance!

Un autre exemple. Nous avons fait pour nos élèves un manuel de piété. Ce petit livre est bien conçu, pas trop chargé, d'une littérature irréprochable et d'un format gracieux. C'est du pur saint François de Sales. Je l'estime un des meilleurs, sinon le meilleur en son genre. Je l'ai approuvé et j'en ai encouragé par tous les moyens possibles la diffusion. C'était assez vous indiquer le cas que j'en faisais. C'était d'ailleurs la volonté formelle du supérieur. Qu'est-il arrivé? Ce livre n'a pas eu le don de plaire à tous et en certaines de nos maisons on lui a refusé une entrée dont non seulement la charité faisait un devoir, mais que l'obéissance imposait.

En rappelant ces faits regrettables, je n'ai pas l'intention de me plaindre. Non, je ne crois pas qu'un seul de mes religieux soit capable en aucun cas de vouloir me causer de la peine par une désobéissance formelle ou par la résistance. Mais je signale les effets lamentables de l'esprit personnel. Il n'en sera plus ainsi à l'avenir. Nous nous pénétrerons mieux que par le passé de ce qui fait notre vrai caractère d'Oblat. Nous garderons envers tous, pour tous et en tout une charité délicate, empressée, toujours prête à soutenir, à défendre, à encourager et à louer nos Pères, et leurs oeuvres quelles qu'elles soient. Car il n'y a personne et surtout il n'y a pas de religieux qui ne mérite des éloges à certains points de vue. Ne serait‑ce pas de notre part un fait odieux que de chercher par des critiques inconsidérées sur certaines imperfections, à ruiner au lieu d'utiliser ce qu'il y a de bon dans quelqu'un de nos Pères? Car, ne l'oublions pas, toutes les fois que nous touchons à l'un d'entre nous, nous portons un coup funeste à la Congrégation toute entière.

C'est ainsi que par un défaut de charité, nous avons été, je le répète, car j'en ai tous les jours de nouvelles preuves, la cause du départ de quelques-uns et de l'éloignement peut‑être d'un grand nombre. Et cependant que nous manque‑t‑il pour former une Congrégation digne du respect et de l'estime? Nous avons la sanction formelle et louangeuse de la sainte Eglise et du Pape. Notre esprit a pour base la plus belle des vertus: la charité. Nos oeuvres ont un grand attrait pour tous les coeurs généreux qui aiment l'Eglise et les âmes. Nous préparons nos novices à ces oeuvres par l'étude sérieuse de la théologie et par l'application immédiate de leurs aptitudes, et cela dans une mesure qui ne nuit pas aux études et qui aide à la formation religieuse.

Je connais bien des Congrégations. Toutes sans doute ont des éléments de vie et de propagation, mais je n'en vois pas dont nous puissions devenir saintement jaloux. Ceux qui, étant d'abord venus à nous, ont cru bon d'aller chercher ailleurs une voie qui leur paraissait plus sûre, ceux‑là nous sont revenus en avouant qu'ils regrettaient de nous avoir quittés. Combien plus le regretteraient‑ils si nous nous étions toujours montrés avec notre caractère bien net, bien ferme, bien constant: la charité! Oh! je vous en prie, qu'il n'y ait jamais entre nous de susceptibilité jalouse! On accorde à un de nos Pères une grande confiance comme professeur ou comme directeur. Il nous semble que cela diminue notre prestige ou notre autorité à nous. De grâce, n'allez pas briser dans ses mains ce levier qui soulève les âmes et fait monter les coeurs en haut. Tout le bien que fait ce Père, n'en aurons‑nous pas notre part? Ne devons‑nous pas prendre notre part du bonheur qu'ont les âmes qui comprennent et acceptent notre direction, qu'elle soit donnée par nous ou par l'un de nos frères?

Efforçons‑nous d'exciter la confiance des âmes, sans recherche personnelle. Agrandissons notre coeur. Comme on viendrait à nous, si nous faisions ainsi! Pourquoi n'irait‑on pas se confesser à un Oblat plutôt qu'à un autre prêtre? La longue expérience m'a montré que notre direction était celle qui convenait le mieux à la conduite des âmes, il n'en est pas de plus douce, de plus sûre, de plus pleine de l'esprit de Dieu. Toute autre impose des peines, des souffrances, de la contrainte que l'on ne trouve pas chez nous.

Tel Père est prédicateur, il faut que nous l'encouragions, que nous trouvions qu'il parle bien. Il parle peut‑être mieux que nous? Tant mieux! Réjouissons‑nous du bien qu'il opère, aidons‑le et tâchons de l'imiter. Tel Père a du talent comme écrivain. Trouvons encore qu'il fait bien: faisons‑le valoir. Est-ce à dire qu'il n'y ait rien à lui reprocher, que tout soit parfait en lui? Qui est parfait sur la terre? Devant les autres n'attaquons jamais ce qui nous plaît moins dans sa manière de dire. N'écoutons jamais surtout ce sentiment bas et petit de la jalousie. Encourageons le bien et par là promettons à ses oeuvres des fruits abondants et précieux aux yeux de Dieu et utiles au prochain. Chacun fait ce qu'il peut. Vous êtes professeur. C'est au préfet des études à voir s'il n'y a rien à vous reprocher dans votre manière d'enseigner. S'il semble à quelqu'un de vos frères que vous méritez vraiment de recevoir quelques avis, qu'il en parle discrètement au supérieur, mais qu'il se garde de vous critiquer et de vous discréditer.

Ainsi pour me résumer: par charité et en toute charité, respect des personnes, respect des idées, respect des actes. Ne jugeons pas nous‑mêmes de nos frères, surtout devant d'autres personnes. Que nos paroles ne soient pas pour la Congrégation la cause d’une perte, mais un motif d’édification. De cette manière nous ne formerons tous qu'un édifice, solidement construit et mis en oeuvre par un seul architecte: la charité. Demandons cette charité à l'Enfant-Jésus qui en se présentant au monde ne lui a imposé qu'un seul précepte, qui est son précepte: Aimez‑vous les uns les autres. Prions saint François de Sales de nous communiquer son esprit, et demandons à la bonne Mère de nous en donner l'intelligence et l'amour.