Chapitres pour les Oblats 1873-1899

      

Le moyen de se mêler au monde, c’est le travail

Chapitre du 1er février 1893

“Les membres de la Congrégation seront de deux rangs: Les Clercs qui porteront le titre de Pères, et les Frères-Coadjuteurs qui porteront le titre de Frères” (Const., Art. II:1; p.2).

Il y a donc deux rangs chez les Oblats: les Pères et les Frères, distingués extérieurement par l'habit. Les Frères sont plus particulièrement employés aux travaux manuels, les Pères à l'éducation, à l'instruction, au ministère.

Faites‑vous à la véritable idée de la Congrégation. Toutes les Congrégations, tous les Ordres religieux fondés jusque là ont quelque chose de spécial pour le Père et de spécial pour le Frère. Jamais d'ailleurs les Pères ne sont occupés aux travaux manuels. Je ne parle pas des moines, mais des Instituts plus récents. Cela convenait bien alors et permettait à chacun de se perfectionner dans son emploi, n'ayant rien autre chose en vue. Mais à l'heure où nous vivons, dans le temps où nous sommes, quels doivent être l'existence et le rôle d'un religieux vis‑à‑vis du monde? Peut‑il rester ainsi séparé de tout, étranger à toutes les choses du monde, s'adonnant uniquement à son emploi? Ce serait une excellente chose sans doute. Il faut faire passionnément bien tout ce que nous faisons, et c'est pour nous la perfection. Mais une communauté religieuse est bien restreinte et rétrécie dans ces conditions‑là.

On nous l'a bien dit à Rome, quand on nous a approuvés. On nous a demandé de ne pas restreindre nos œuvres, de nous occuper de tout ce qui était pour le bien des âmes, de ne pas nous isoler du monde, de ne pas nous borner à n'avoir avec lui que quelques rares points de contact, comme l'éducation, la  prédication, mais au contraire d'être en continuels rapports avec lui, de nous mêler à lui. Voilà donc l'idée sur laquelle est fondée la Congrégation, et comme nous le disait le Cardinal Czacki, c'est là le complément nécessaire actuellement du véritable esprit de l'Eglise.

Les Oblats sont donc appelés à entrer dans la société telle qu'elle est, et cela par tous les moyens possibles. Non seulement, l'instruction et la prédication, mais encore les affaires, l'industrie, le travail. Ils doivent être non seulement professeurs, prédicateurs, mais encore travailleurs de tous les milieux et de toutes les conditions. C'est dans ce sens que l'évêque du Cap, Mgr  Léonard se louait de nos missionnaires, quand il demandait notre approbation à Rome. Il disait que nos pères étaient comme les anciens moines qui ont défriché et civilisé l'Europe, qui construisaient les maisons et les églises, qui apprenaient des métiers à nos pères les barbares.

Que chacun de nous entre bien dans cet esprit dans la mesure de ses attributions. Nous avons une charge que nous devons faire passionnément bien. Je le répète, le professeur doit faire passionnément bien sa classe, le prêtre doit s'appliquer passionnément bien aux fonctions du saint ministère. Maintenant, en outre de cela, chacun de nous doit être capable de comprendre autre chose. Notre Congrégation existe sans doute aux yeux de l'Eglise, mais aux yeux du monde et de la loi, nous ne sommes que des individus. Chacun doit pourvoir se suffire et se procurer par son travail ou son industrie, de quoi vivre et s'entretenir. Nous ne pouvons pas changer les conditions de vie matérielle dans lesquelles nous nous trouvons. Entrons-y de plain-pied et sans réserve. Il faut que nous sachions un peu tout. Il faut que nous nous fassions sur toutes choses un jugement sain, une idée juste. Et nous arriverons à cela en ne prétendant pas nous enfermer exclusivement dans notre charge, et rester étrangers aux choses extérieures, comme la construction, les questions d'argent, le logement, le vêtement, que sais-je?

On remarque que les gens capables, intelligents, aiment à s'occuper de tout cela, à s'informer de l'utilité de chaque chose. Faisons comme eux. Pensons que l'obéissance peut nous envoyer là où nous aurons besoin de toutes ces notions, et alors à quoi serons‑nous bons si nous ne savons que les choses de notre charge et de notre occupation antérieure? Il faut aussi que chacun prenne intérêt à la maison à laquelle il appartient. C'est là une chose très grave et très importante, et je trouve qu'on ne le comprend pas assez bien. Je suis supérieur des Oblats et des Oblates. Or, je ne me souviens pas d'avoir jamais vu quelqu'un venir me trouver pour me dire: “Mais si l'on ne faisait pas telle dépense, si l'on économisait de telle façon, la Congrégation y aurait intérêt”. Jamais il n'en est ainsi, mais à chaque instant au contraire on vient me demander de faire quelque nouvelle dépense.

Oui, dans toutes nos actions, nous devons nous placer au point de vue de l'intérêt et de la prospérité de la Congrégation, et de la plus grande gloire de Dieu. Et pour cela, je le répète, il est bon de savoir nous rendre compte de tout. Un homme qui comprend bien cela, qui entre bien dans cet ordre d'idées est un homme complet. On peut être sûr qu'il ne mettra pas à côté, qu'il sera capable de parer à toutes les éventualités. On ne demandait pas cela aux autres Congrégations; chacun pouvait rester exclusif dans son emploi, et par suite lui donner tout le degré de perfection dont il était capable. Cela apportait une cohésion plus grande, cela donnait une plus grande importance au supérieur. Actuellement le monde ne nous envisage pas comme société, mais comme individus.

Si nous sommes une Congrégation nouvelle, nous devons faire quelque chose de nouveau. Si nous entrons dans l'Eglise, c'est pour y être de quelque utilité, comme les autres l'ont fait jusqu'ici. Je reviens à ce que je disais tout à l'heure. Le Cardinal Czacki, qui nous recevait à Rome, nous a gardés deux grandes heures et nous a bien fait comprendre le sens que l'Eglise prétendait attacher à notre mission. Le monde, disait‑il, tel que nous le voyons aujourd'hui, n'est qu'un vaste cloaque, un étang de boue. Devons-nous chercher à l'éviter, à rester sur le bord? Comment l'atteindre alors, nous en emparer, le sauver? Sautons à pieds joints au plein milieu, dûssions‑nous être quelque peu éclaboussés! Prenons‑en possession, et alors nous essaierons de l'assainir et de le nettoyer.

Or, mes Amis, le moyen de se mêler au monde, c'est le travail. “Je ne vois pas”, continuait le bon Cardinal, “pourquoi le prêtre, après avoir dit pieusement son bréviaire et sa messe, ne quitterait pas sa soutane, pour prendre un outil d'ouvrier et se mettre au travail”. Sans doute, mon intention n'est pas de vous demander à tous d'être des ouvriers. Mais je veux vous montrer la nécessité où chacun est de savoir juger sainement de chaque chose, et au besoin d'y mettre une main qui ne soit point trop inexpérimentée. Cet esprit, du reste, n'est pas si nouveau qu'on pourrait bien le croire. Au Moyen‑Age, qui est‑ce qui cultivait la terre? C'étaient les moines. C'étaient les moines aussi qui faisaient les livres, qui, en un mot, étaient à la tête de tout mouvement intellectuel et matériel. Or il est dans l'esprit de l'Eglise que nous reproduisions cela dans la mesure du possible. Je me rappelle à ce propos ce que me disait un avocat distingué, en me parlant du rôle des religieux. Je voudrais que 1a banque et les affaires fussent entre leurs mains; au moins les honnêtes gens pourraient dormir tranquilles.

Mais la conclusion de tout cela? Est‑ce à dire que nous allons faire comme les hannetons, nous envoler à droite et à gauche, et nous casser le nez à toutes les branches? Non! Chacun de nous doit rester à sa place, se fortifier dans son emploi, mais en même temps ne pas rester étranger aux autres choses, acquérir surtout un jugement juste, en nous rendant compte par nous‑mêmes de tout ce que nous pouvons comprendre, afin d'en tirer profit et d'en faire sortir quelque intérêt pour la Congrégation.

Ainsi, nous sommes en Grèce. Les Grecs ont d'autres mœurs, d'autres habitudes que nous. Il faut que nous nous mettions bien au courant de leurs manières de faire pour ne pas nous laisser prendre par eux. Tâchons aussi d'apprendre d'eux ce qui pourra nous être de quelque utilité, chez eux ou ailleurs. Nous sommes chez les Damaras, chez les Bushmen. Il faut apprendre d'eux ce que nous pourrons. Ils ont eux aussi leurs recettes, leurs manières de vivre et de faire, où nous pourrons trouver quelque chose d'utile. En France, nous sommes avec des hommes d'affaires, des commerçants. Apprenons d'eux tout ce que nous pourrons, afin d'être à même de pouvoir nous tirer d'embarras à l'occasion.

Je n'admets pas qu'un professeur fasse sa classe pendant 40 ans, sans apprendre quelque chose en dehors de sa classe. Je reviens toujours sur cette idée: il faut apprendre à juger sainement de toutes choses, et pour cela voir, réfléchir, étudier, ne considérant rien comme étranger à notre esprit. Nous nous rendrons ainsi utiles. Cela facilitera le commandement et facilitera aussi l'obéissance. En effet rien n'est pénible à des subordonnés, comme d'obéir à des gens qui n'ont qu'une idée imparfaite, ou une fausse idée, de ce qu'il faut faire.

Ce que je vous dis là, c'était un peu la manière d'agir de la bonne Mère Marie de Sales. Elle n'avait rien étudié bien exclusivement et particulièrement, mais elle avait formé son jugement sur tout. Et elle donnait de bien sages conseils sur toutes les questions qu'on venait lui poser du dehors, ne manifestant jamais vouloir rester étrangère à ces questions. Il est vrai que le bon Dieu l'aidait et l'inspirait. Eh bien, nous autres religieux, nous devons demander aussi pour cela l'assistance du bon Dieu. “Dieu des Pères et Seigneur de miséricorde, ... donne-moi celle qui partage ton trône, la Sagesse, ... pour qu’elle me seconde et peine avec moi” (Sa 9:1; 4; 10). Nous devons bien nous fonder dans cet esprit, afin qu'il soit un des caractères de la Congrégation. Cela nous donnera beaucoup d'influence.

Combien en effet y a‑t‑il de gens qui croient que les membres du clergé sont incapables de leur donner un bon avis, un bon conseil sur quoi que ce soit en dehors de la religion? sur les affaires matérielles surtout? Il faut avouer que le clergé n'a peut‑être pas assez cherché à se mettre en mesure de le faire. Rendons‑nous bien compte des choses, et cela facilitera beaucoup notre ministère. Comme disait le Cardinal Czacki, ne fuyons pas trop la fange elle‑même, sautons dans le cloaque, s'il le faut, pour nous en rendre les maîtres, en prendre possession et diriger ensuite le mouvement vers Dieu. Dans cette instruction, je vous trace une direction, je vous ouvre un horizon et ne prétends pas vous lancer dans toutes les directions: ce serait mal interpréter ma pensée. Par le Directoire, nous avons un moyen sûr et simple de nous sanctifier dans quelque occupation que nous ayons. Comme je vous l'ai répété, rendez‑vous compte des choses matérielles, de façon à pouvoir rendre service au prochain et le gagner ainsi plus facilement à Dieu. Ne nous érigeons pas en censeurs, en maîtres, mais sachons à l'occasion donner un conseil utile et profitable.

Nous autres religieux, nous avons un avantage bien grand, un moyen puissant d'arriver à la supériorité sur les autres dans ce que nous entreprenons, c'est l'union à Dieu, c'est la prière. Je cite l'exemple de notre ancien élève, notre chimiste, Matignon. C'est lui qui cette année a obtenu le prix décerné au plus méritant des professeurs: il attribue son succès à la récitation de son chapelet.

Je me résume: cherchons à bien faire notre emploi, et en dehors de notre emploi essayons de nous rendre compte de tout ce qui, un jour ou l'autre, peut être de quelque intérêt pour la Congrégation. Demandons cette grâce à notre saint Fondateur et à la bonne Mère.

Notre saint Fondateur était très adroit de ses mains et aimait grandement le travail. Il avait fondé la Ste Maison de Thonon où travaillaient toutes sortes d'ouvriers et d'ouvrières, par le moyen desquels il essayait de combattre la mauvaise influence de Genève.

Souvenons‑nous aussi que le Pape Léon XIII a déclaré que c'est le travail qui doit relever le monde, et que le salut est dans les Congrégations religieuses.