Chapitres pour les Oblats 1873-1899

      

Le voeu d’obéissance

Chapitre du 13 février 1889

“En l'honneur de l'obéissance que Notre-Seigneur Jésus-Christ a rendue sur la terre à la très Sainte Vierge, à saint Joseph et aux personnes constituées en dignité, qu’elles fussent bonnes ou méchantes, nous obéirons à tous nos supérieurs, les voyant en Dieu et voyant Dieu en eux” (Const., Art. VI:1; p. 16).

On commence ce chapitre par donner les motifs de l'obéissance, car le vœu d'obéissance est assurément celui qui offre le plus de difficultés et pour lequel on est obligé de surmonter davantage sa nature. Quand on est généreux, on sacrifie assez volontiers les biens de la terre, les jouissances corporelles. C'est la volonté qui meurt le moins facilement en nous, et elle reste jusqu'au bout. Quoi que nous fassions pour la surmonter, nous l'aurons toujours devant nous. On peut dire que la volonté est insurmontable. Et il vaut mieux, au lieu d'essayer de l'anéantir et de la détruire, tâcher de tourner le coup et de la dominer. C'est pourquoi au commencement de ce chapitre on nous donne les motifs de l'obéissance. Dominez votre volonté pour suivre l'exemple de l'obéissance que Notre-Seigneur a rendue à ceux à qui il devait la rendre.

Bien certainement il n'y a rien, humainement parlant, qui soit plus humiliant que l'obéissance. Tous les mauvais journaux, les mauvais livres parlent contre l'obéissance. On ne veut pas reconnaître maintenant aux parents le droit d'imposer l'obéissance aux enfants. Le mot de Satan est partout: “Je refuse de me soumettre”. C'est la parole dont Satan s'est servi et qu'il suggère aux autres parce qu'il sait bien la grande influence qu'elle a. Il sait bien que Dieu respecte la volonté, la liberté de l'homme, que c'est pour Dieu une chose sacrée, et qu'il n'y a d’œuvres méritoires ou coupables devant lui qu'en suite de la volonté avec laquelle on les a faites. Si nous voulons considérer l'obéissance comme étant l'anéantissement, l'extinction de la volonté, nous faisons une faute grave, lourde. Au contraire, l'obéissance est l'exercice suprême de la volonté. Voilà quelque chose qui est contraire à mes goûts, mes idées, mes inclinations, je m'y soumets par un acte de ma volonté qui est supérieure à tous ces goûts, ces inclinations, ces idées. Je me soumets parce que je veux me soumettre. A ce point de vue, l'obéissance est acceptable, elle est digne. Encore une fois, c'est l'acte du suprême pouvoir de la volonté. C'est, pour ainsi dire, un acte de réelle indépendance de la volonté. Voilà le vrai sens de l'obéissance, voilà le point de vue auquel il faut la considérer.

Sans doute c'est une considération philosophique, mais je la mets en avant parce qu'elle est extrêmement vraie et que c'est là le seul sens véritable de l'obéissance. Nous pouvons assurément pour nous encourager à l'obéissance invoquer des motifs plus grands, plus concluants, les motifs surnaturels. Il n'en reste pas moins vrai que, philosophiquement parlant, l'obéissance est l'acte le plus élevé de la volonté et que cette considération, toute naturelle qu'elle soit, peut nous être d'une grande utilité. Souvent nous ne ressentons pas en nous bien vivement l'onction de la grâce. Les motifs tirés de l'ordre surnaturel ne nous apparaissent pas toujours d'une façon bien sensible. Notre volonté au contraire est quelque chose d'extrêmement sensible, défini, tranché. Comment être vainqueur de notre volonté dans ces conditions? Cette pensée que je vous suggère, avec l'aide de la grâce de Dieu sans laquelle on ne peut rien, vous aidera à triompher.

Saint Paul dit que notre obéissance doit être un “culte raisonnable”- [“rationabile obsequium”] (Rm 12:1) Qu'elle soit raisonnable, c’est-à-dire qu'elle écarte toute idée de lâcheté, de faiblesse. Nous ne sommes pas toujours à même de nous appuyer uniquement sur des considérations d'un autre ordre. Songeons à cette considération philosophique et, dans l'obéissance, agissons en déterminés, comme disait la bonne Mère. Ne nous occupons pas des obstacles, de ce que dit notre volonté, de ce que réclament nos inclinations, nos sentiments. Allons en avant comme vont les gens déterminés.

Je reviens toujours sur cette pensée philosophique et théologique à la fois. Rien n'est plus libre que l'obéissance. Pourquoi obéit-on? Parce que l'on veut obéir, parce qu'on se met au-dessus de soi-même pour obéir malgré soi-même. La raison nous fournit tant de motifs de juger, de censurer l'obéissance donnée! Mais notre raison, dans sa partie supérieure, ne veut pas admettre ces considérations: “J'ai fait vœu d'obéissance, j'obéirai quand même; je veux employer ma volonté toute entière à ce qui est commandé; je veux me mettre au-dessus de tout ce qui est ma volonté propre” C'est le renoncement héroïque à soi-même, c'est le martyre, l'acte suprême de la volonté, supérieur à tous les actes volontaires possibles. Le martyre, l'héroïsme sont admirables, l'obéissance l'est au même titre. Voilà la condition première de l'obéissance posée: saint Paul lui-même nous la fournit. Mais il ne faudrait pas s'arrêter uniquement à cette considération. Nous avons d'autres motifs qu'il faut nous mettre sous les yeux. Le plus grand de ces motifs, c'est l'imitation de Notre-Seigneur, "propter amorem", disions-nous dans notre dernière réunion. En obéissant dans ces conditions, rien ne manquera à notre obéissance; nous obéirons en suite d'une détermination prise d'un point de vue généreux, élevé; et la grâce de Dieu qui nous aura aidé à nous servir de cette considération nous suggérera d'autres motifs exclusivement surnaturels, et par-dessus tout l'amour pour Notre-Seigneur, le désir de reproduire en notre vie ce qu'il a fait lui-même.

“... et personnes constituées en dignité, qu'elles fussent bonnes ou méchantes" — Nous n'obéissons pas en effet à telle ou telle personne, mais nous obéissons en réalité à notre vœu, à notre personne, nous nous obéissons à nous-mêmes, puisque c'est en suite de la promesse d'obéir que nous nous sommes faite à nous-mêmes, les voyant en Dieu et voyant Dieu en elles. C'est une considération bien belle, bien grande, bien religieuse, qui nous porte à un grand respect, à la confiance dans nos obéissances. De même que chaque chrétien obéit à Dieu, en tout respect et toute docilité, se soumettant par une obéissance absolue et obéissant aussi bien dans la foi aux mystères, dans les choses qu'il ne comprend pas que dans ce qu'il voit clairement; de même aussi devons-nous agir dans l'obéissance à nos supérieurs. Et ce qui fait le mérite de notre foi, de la foi aux mystères que Dieu a révélés, fait aussi le mérite de notre obéissance, quand nous sommes respectueux et dociles. Et cette obéissance, quand elle est parfaitement respectueuse et docile, fait des saints, fait des miracles.

Nous faisions hier la fête de saint Frobert, notre voisin, et plus que notre voisin, puisque nous habitons sur des terres qui appartenaient à son monastère. Il est fâcheux que nous ne puissions pas solenniser ces fêtes-là; célébrons-les bien au moins à part nous. Etant novice, son maître lui demanda un jour de lui apporter une molaria. C'était un petit compas à roulette, ce qu'on appelle encore maintenant une molette. Mais molaria veut dire aussi meule de moulin. Le jeune religieux descend. Il voit dans la cour une vieille meule qui servait de borne à l'entrée de la grange. Il prend cette meule sur son épaule et la porte à la cellule du maître des novices. Voyez comme son obéissance avait été puissante. Revenu à Troyes, car ceci se passait à Luxeuil, saint Frobert désirait vivre solitaire. Il demanda, pour s'y établir, l'île Germaine, qui est située entre la petite rivière de saint Martin qui prend sa source à Echenilly et la Vienne. Et il bâtit là le monastère de Montier-la-Celle.

Quand nous obéissons, prenons bien tous ces motifs. Je le répète, j'estime beaucoup le motif philosophique: il est tout à fait dans l'ordre. Servons-nous-en d'abord et puis tâchons d'avoir au cœur ce motif, meilleur sans doute, mais qui ne nous touche pas toujours autant, de faire ce qu'a fait Notre-Seigneur, propter amorem. Evitons que notre obéissance soit un assujettissement trop rigoureux de la volonté. Saint Paul défend aux pères de famille d'exiger de leurs enfants cette espèce d'obéissance. Il leur défend de traiter leurs enfants avec dureté, afin de ne pas abaisser leur intelligence, de ne pas nuire à leur liberté. Il veut que les pères se gardent bien d'éteindre ce sentiment de la liberté, mais qu'ils s'efforcent de la diriger, de l'éclairer. Nous ne faisons en effet d'acte bon, d'acte vraiment humain que quand nous agissons dans la plénitude de notre liberté. Comprenez ainsi l'obéissance et faites-la comprendre ainsi aux jeunes gens: cela donne de la générosité, de la résolution.

“... les voyant en Dieu et voyant Dieu en eux ...” — Ces deux mots disent tout. En suivant cette recommandation des Constitutions, l'obéissance devient une chose sainte, profondément religieuse. C'est l'acte important et essentiel de la religion. Les bons religieux comprennent cela. C'est à ce point de vue-là qu'ils se placent, et à ce point de vue  l'obéissance devient douce. Si nous avons fait un acte héroïque, en faisant abnégation de notre volonté, cette considération que c'est à Dieu lui-même et pour Dieu seul que nous obéissons, nous donne une grande consolation. C'est le motif de l'obéissance à recommander le plus aux religieux, mais il faut bien se garder d'écarter pour cela le premier motif que nous avons donné. Il est bon d'avoir deux chevaux à sa voiture; quand l'un est malade, on emploie l'autre.

“Tous les membres du pieux Institut rendront obéissance à notre Saint Père le Pape et aux supérieurs dudit pieux Institut” (Const., Art VI:1; p. 16).

Cette obéissance que tous les fidèles, les prêtres, les religieux, doivent à notre Saint-Père le Pape, nous la lui rendrons bien entière, bien absolue, bien filiale. Nous y sommes obligés en suite de notre vœu d'obéissance. Maintenant, pour ce qui est de l'obéissance due aux supérieurs ecclésiastiques du diocèse dans lequel on se trouve, il faut que cette obéissance soit très révérencielle. Je l'appelle révérencielle parce que ce n'est pas une obéissance stricte, en dehors des choses qui sont dans les limites de leur juridiction. Cette obéissance sera très respectueuse; elle évitera avec soin toute espèce de collision; elle fera porter un grand respect à tous ceux à qui ce respect est dû et fera que les rapports seront empreints de la plus grande charité, cordialité et révérence.

“Tous les membres de la Congrégation obéiront au Supérieur Général avec promptitude, joie et persévérance” (Const., Art. VI:2; p. 17).

Avec “promptitude”, puisque c'est à Dieu qu'on obéit; avec “joie”, puisque le supérieur, commandant quelque chose, donne l'occasion de faire un acte très méritoire et sanctifiant, et nous remet entre les mains le moyen le plus énergique de sanctifier notre âme et de réussir dans les œuvres qui nous sont confiées. La pauvreté sans doute et la chasteté nous viennent en aide, mais c'est surtout l'obéissance qui apporte la grâce avec elle. Le meilleur religieux n'est pas le plus pauvre, ni le plus chaste, c'est le plus obéissant, parce que l'obéissance impose plus de sacrifices, et que c'est le sacrifice qui fait la bonté et le mérite d'une œuvre. Avec “persévérance”: il faut soutenir sa volonté, prolonger tout le temps que dure l'obéissance la résolution d'aller de l'avant. Un missionnaire part avec joie, mais au bout d'un certain temps, quand il a vu de près les gens du pays, les difficultés, les ennuis, la persévérance lui fait défaut. Il faut prier Dieu dans le découragement, prier et continuer malgré les obstacles.

“Ils soumettront leur jugement et leur volonté” (Const., Art. VI:2; p. 17).

Comment soumettre son jugement? Le supérieur vous montre ce livre: il ne voit pas bien clair. Il vous dit: la couverture est blanche. Vous, vous la voyez noire. Devez-vous abandonner votre idée et dire: la couverture est blanche? Non, ce n'est pas cela qui vous est demandé. La soumission du jugement, c'est la soumission du jugement pratique. Faites et agissez comme si la couverture était blanche, vous soumettant pratiquement à l'obéissance qui suppose la couverture blanche et va à l'encontre de votre jugement qui la voit noire. Dans la pratique donc, dans les charges, dans les affaires, obéissez docilement à ce qui vous est dit à l'encontre de votre jugement. Voilà la soumission de jugement qui vous est demandée. Vous êtes littérateur. Votre supérieur n'aime pas la littérature et vous dit: la littérature est quelque chose d'oiseux, d'insignifiant. Je vous défends d'en faire. Vous soumettez votre jugement. Est-ce à dire que vous soyez obligé de croire que réellement la littérature soit inutile? Non, vous pouvez bien garder votre sentiment intime, qui est la vérité, tandis que votre supérieur se trompe. Mais dans la pratique, vous devez obéir à l'injonction qui vous a été faite de ne plus vous occuper de littérature, soumettant votre jugement et toutes les conclusions qu'il tire, à l'obéissance qui vous a été donnée. L'autorité du supérieur s'étend jusqu'à l'acte de la volonté qui détermine cet acte, mais ne va pas au-delà. Et toutes les fois que vous soumettrez vos actes, votre volonté, malgré votre jugement, vous aurez par là-même pratiqué l'obéissance, la soumission du jugement, du jugement pratique, la seule qui vous soit demandée. Ce que notre jugement nous dit et qui va à l'encontre du jugement de notre supérieur, nous le garderons pour nous, afin de garder la paix, la charité, l'union. Nous éviterons toute espèce de commentaires sur l'obéissance, évitant de nous ériger en juges de nos supérieurs, ce qui affaiblit extrêmement l'obéissance.

Ce que j'ai dit tout à l'heure de la soumission de la volonté s'applique aussi bien à la soumission du jugement. J'ai fait vœu d'obéissance. Mon jugement me dit que l'obéissance donnée se trompe, mais je n'écoute pas mon jugement, je juge avant tout que je dois me soumettre, obéir quand même. Et de même que j'ai soumis ma volonté parce que j'ai une volonté antérieure et supérieure à celle-là, à laquelle j'obéis seule, de même aussi je soumets mon jugement, en vertu de ce jugement suprême, antérieur à tout, qu'ayant fait vœu d'obéissance, je dois et veux obéir. Ainsi comprise l'obéissance n'a rien d'abaissant, rien qui sente la peur et nous rende craintifs comme dit saint Paul.  Elle n'a rien de déshonorant. Au contraire, c'est l'acte le plus énergique et le plus élevé de la volonté et du jugement, l'acte le plus juste, le plus vrai, le plus complet. Envisageons l'obéissance comme cela. Cette considération sera pour l'esprit, pour la fine pointe de la volonté. Pour le cœur, nous prendrons un autre motif: être semblable à Notre-Seigneur obéissant, lui faire plaisir en faisant ce qu'il a fait. Avec ces deux motifs, notre obéissance sera invincible, elle sera complète et parfaite. Il faut bien demander la grâce de l'obéissance à la bonne Mère Marie de Sales. J'en ai été le témoin pendant de longues années. Je n'ai jamais vu la moindre infraction à l'obéissance tout le temps que j'ai été à la Visitation de Troyes. Il faut excepter peut-être des têtes détraquées parfois. C'était la suite d'un état, d'une maladie physique, d'une cervelle qui n'est pas toujours composée de façon à voir juste. Il y a parfois des impossibilités radicales chez certaines personnes. Elles comprendront bien que 2 et 2 font 4, mais vous ne leur ferez jamais entendre que 4 et 2 font 6. Mais ces exceptions forcées ne prouvent rien contre ma thèse. En dehors donc de ces causes physiques, je n'ai jamais vu, dans toute la communauté, la moindre volonté, le moindre jugement à l'encontre des supérieures et cela pendant près de 10 ans. C'est un fait énorme. C'est le témoignage d'une bien grande sainteté de la part de celle qui avait pu obtenir cela de la communauté: “Chez nous, disait-elle, toute vertu extérieure se résume dans la seule obéissance”.