Allocutions

      

Je désire que les Oblats deviennent des savants

Allocution du 4 mars 1898
pour la Profession de deux novices

Mes enfants, nous sommes les enfants de saint François de Sales. Il faut que les enfants ressemblent à leur père. Or il est en saint François de Sales une qualité, un don sur lequel on n'insiste pas beaucoup ordinairement. On parle plutôt de saint François de Sales comme d'un modèle de douceur, de charité, que comme d'un homme de science. Et pourtant l'Eglise vient de le déclarer solennellement docteur de l'Eglise, et pour être Docteur de l'Eglise, il ne faut pas avoir une science ordinaire, égale à la science de tout le monde. Saint François de Sales en vérité trouve des admirateurs parmi les savants qui s'occupent de littérature, de l'art de bien dire: on le place à un degré éminent. Mais en théologie, il était l'un des hommes les plus remarquables de son époque, comme le prouve cette anecdote relative à son examen passé devant le Pape. La manière docte, humble, précise dont saint François de Sales satisfit aux questions qui lui furent posées, causa une telle impression à un évêque espagnol qui devait passer après lui qu'il se trouva mal et expira bientôt après.

On s'est plu pendant quelque temps à dire que les enfants de saint François de Sales sont de bons enfants, mais pas des savants. J'attaquerai même sur ce point la bonne Mère supérieure de la Visitation d'Annecy qui a tenu pareil propos. Si je dis cela, c'est parce que nous sommes en famille, et je n'en porte pas moins une très grande estime à la bonne Mère d'Annecy. Je serai bien content de lui donner, d'ici à quelque temps, un démenti formel, car je désire que les Oblats deviennent des savants.

Et cependant nous ne sommes pas précisément des ignorants, je crois. Je n'échangerais pas la science de nos Pères contre la science de prêtres sortis des séminaires, science que j'ai pourtant en considération. Je sais un peu ce que c’est que la science. J'en ai fait métier jadis quand j'étais professeur au grand séminaire de Troyes. Je sais ce qu'on exige du prêtre et du missionnaire. Et je crois que maintenant nous avons le suffisant. J'espère que plus tard, bientôt, nous aurons l'abondant.

Je désire que nous devenions savants à la manière de saint François de Sales, et voilà pourquoi je vous fais ce soir un entretien sur la science. Il faut être savant, non seulement en théologie, mais en toute science. Il y a pour cela des motifs sérieux, appuyés sur la sainte Ecriture et sur la doctrine de l'Eglise catholique. Aimez bien vos études, la science de vos classes, la grammaire, les mathématiques, les sciences naturelles, d'abord... Et pourquoi les aimer, ces sciences que vous enseignez à vos élèves? Parce que c'est votre devoir? Sans doute, car nous sommes des hommes de devoir. Mais il faut les aimer surtout parce que ce que vous avez le plus à cœur, ce qui vous touche le plus, c'est de ressembler à notre divin modèle, c'est de réaliser les désirs de la bonne Mère et de saint François de Sales en nous rapprochant le plus possible de Notre-Seigneur. La sainte Eglise les saints Docteurs ne nous disent-ils pas que les sciences d'ici-bas, les sciences naturelles, qui font l'objet de l'instruction donnée à la jeunesse et dont l'esprit humain se nourrit sont, en dernier ressort, des émanations de la vie divine. Le premier mathématicien, c'est Dieu: il a tout fait avec poids et mesure. Quand on s'applique à la science avec le désir d'entrer dans les lumières de Dieu, de le mieux connaître pour mieux l'aimer, est-ce une œuvre moins excellente en soi que quand on étudie les perfections de l'Homme-Dieu? Travaillons, ainsi avec foi, avec amour, avec piété, parce que ce travail nous rapproche de Dieu, nous rend semblables à lui. Avec cela, on achète son paradis.

Les Saints-Pères disent que la science nous rapproche de Dieu, nous fait participants de sa gloire éternelle. La science des nombres, par exemple, nous donnera dans le Ciel des jouissances, des lumières, une félicité qui seront en rapport avec la félicité de Dieu qui a mis cet ordre, qui a mis le nombre en toutes choses. Le grand mal de notre époque, c'est que Satan s'est transformé en ange de lumière pour présider aux progrès modernes. Le mal c'est que le monde actuel obéit au prince des ténèbres et que, enivré de sa science, il s'élève contre la science de Dieu et contre Dieu lui-même. Pauvres esprits! Ils sont comme l'araignée cachée dans un coin obscur du plafond, dans le temple de la lumière, et qui dirait: “Ces gens-là ne font rien. Moi, au contraire, j'ai une toile luisante, savamment tissée, j'ai un esprit, une science, un pouvoir bien supérieurs aux leurs”. Nos savants modernes aussi trop souvent méditent des choses mauvaises dans leur cœur, et ils tendent des toiles plus redoutables que celles de l'araignée, car ils captivent le cœur et l'esprit de la jeunesse.

Mais non, loin d'être un obstacle qui détourne les âmes de Dieu, la littérature, la science, peuvent être un des moyens les plus efficaces de nous rattacher à lui. Les années dernières, nous avons eu, à Saint-Bernard, pour présider la distribution des prix, Mgr d'Hulst, l'abbé de Broglie qui nous disaient: “On parle beaucoup maintenant contre la littérature, contre la science moderne, mais c'est précisément ce qui nous a attachés, ce qui rattache la jeunesse instruite, à Dieu, à son Eglise. En littérature, dans les sciences, partout, le beau vient de Dieu et conduit à lui”.

Aimez donc bien la partie de la science que vous avez à enseigner. Ce sera sur la terre un grand moyen pour vous unir au bon Dieu. Au Ciel, ne l’oubliez pas, ce sera votre belle récompense: “Le doctes resplendiront comme la splendeur du firmament, et ceux qui ont enseigné la justice à un grand nombre, comme les étoiles, pour toute l’éternité” (Dn 12:3). Et s'il y a des jouissances dans l'étude des sciences, — et il y en a: solution d'une difficulté, problème réussi, idée conçue qui aboutit à quelque chose — ce seront des jouissances profondes et légitimes, quand on ne s'y attache que pour Dieu. Il y a là la vie abondante et surabondante.

Ainsi donc, toutes les sciences humaines seront au Ciel un moyen, la base d'une félicité que les autres n'auront pas. Ce que vous aurez acquis ici bas ne vous sera pas enlevé là-haut. Cela a été votre labeur, ce sera votre récompense. Appliquez-vous à ce que vous avez à apprendre dans ce sens-là. Vous croyez bien que lorsque Notre-Seigneur disait aux apôtres une parole qui allait à leur cœur, ils étaient ravis; quand il éclairait leur intelligence en étendant ses horizons, n'étaient-ils pas heureux? Voilà ce que nous éprouverons si nous nous livrons à l'étude comme saint François de Sales et avec notre Directoire.

Il y a des sciences qu'on appelle “sciences profanes”. C'est là un mot suranné, un mot qui n'est point juste. Maintenant il n'a plus rien de profane en soi. Appelons-les, si vous le voulez, sciences humaines, sciences du temps. Eh bien! si ces sciences nous procurent déjà une telle récompense, cette récompense sera bien plus grande pour celles qui nous font connaître plus directement Dieu, qui nous aident davantage à l'aimer et à le servir sur la terre et qui trouveront au Ciel leur plus grand épanouissement, et éclaireront les sentiers de notre éternité glorieuse.

Etudiez la théologie et la philosophie dans cet esprit. En théologie morale, c'est comme la volonté de Dieu qui se dévoile. Alors nous entrons pleinement dans la connaissance de ce qu'il aime, de ce qu'il cherche. Ne dites pas que nous voulons tout surnaturaliser et mettre du mystique partout; je ne vois pas pourquoi le bon Dieu devrait rester à la porte. Dieu est partout, surtout quand il s'agit de lui. Nous étudierons nos traités de morale de cette façon et notre science sera profonde, assurée: elle ne tiendra pas à notre humeur. À cette mesure-là, il n'y a rien de donné au hasard, tout est juste, rationnel. La légende de saint Victor de Plancy dit, qu'après avoir terminé ses études, il était “un homme instruit mais pieux et un homme pieux mais instruit” - [“scienter pius et pie sciens”]. Chez lui la science n'était pas séparée de la piété; c'était une forme de son amour pour Dieu.

Quant à la théologie dogmatique, c'est la lumière divine sur Dieu. Elle nous initie aux secrets divins de ses communications avec l'univers et la volonté humaine. Quelle belle et merveilleuse carrière! Comme on entre à pleines voiles dans le port de son éternité bienheureuse, vers les demeures que Dieu visite et où il appelle les âmes choisies. Où y a-t-il plus de poésie que dans les traités de l'Incarnation, de l'Eucharistie, de la Grâce? En apprenant, priez, demandez la lumière divine pour bien comprendre. Soyez heureux, quand il se fait en vous une révélation, et il s'en fera de perpétuelles: idées neuves, aperçus non encore remarqués. Ainsi vous avancerez dans les lumières célestes, vous progresserez dans la connaissance divine. Voilà notre théologie, mes amis. C'est vivant, cela, et cela fait vivre. On ne tire pas les âmes à sa suite avec une succession de pensées étrangères ou banales, qui n'avancent à rien.

Cela change-t-il la substance de nos études? Non. Voyez cette petite chapelle, elle est bien belle. Elle se compose de bois qu'il a fallu couper dans la forêt, de pierres qu'on a tirées de la carrière, de plâtre que l'on a dû extraire de ses gisements, et mélanger et travailler. On a employé la truelle, le marteau, le ciseau, pour sculpter et polir. Pour la science, c’est la même chose. Il faut d'abord tirer péniblement les matériaux, les conserver dans sa mémoire, les travailler par la réflexion, les utiliser suivant un plan formé. Quand tout est fait, vient la jouissance. Ce n'est pas là une comparaison imaginaire. Saint Paul y revient plus de trente fois. Sans tous ces travaux préliminaires, que serait-il advenu?

Donc, étudiez avec courage, avec persévérance. Ne soyez pas comme le cheval qui tire la charrue. Nous travaillons pour la Jérusalem céleste. Dieu travaille avec nous et nous encourage. Nous sommes donc sûrs qu'il arrivera à ses fins. Nous avons un Sauveur. Il n'est pas venu pour nous laisser seuls. Je suis avec vous surtout dans le travail, dans le labeur, quand vous avez la sueur au front, les larmes aux paupières, l'angoisse dans l'âme.

Nous serons de vrais Oblats quand nous nous emploierons aux sciences en un esprit de foi, qui nous montrera Dieu intelligence, science, lumière, nous attirant à lui par ces connaissances humaines. Ainsi nous pourrons faire aimer le bon Dieu, le faire mieux connaître, avec ses puissances merveilleuses. Notre travail nous rendra alors savants, et tout ce que nous ferons servira notre perfection spirituelle, convergera vers le Sauveur notre soutien, notre aide, notre compagnon de voyage, et ensuite notre magnifique récompense, quand nous le verrons et que nous l'aimerons au grand jour de l'éternité bienheureuse. Ainsi soit-il.